La Chambre d’appel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes
présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire
commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal
international » ou le « Tribunal ») est saisie des appels interjetés contre
le Jugement de la Chambre de première instance II le 15 mars 2002 dans l’affaire
Le Procureur c/ Milorad Krnojelac (le « Jugement »)1.
Après examen des conclusions écrites et orales des parties, la Chambre d’appel
I. INTRODUCTION
- L’Acte d’accusation, en date du 25 juin 2001, a retenu douze chefs d’accusation
de crimes contre l’humanité et violations des lois ou coutumes de la guerre
à l’encontre de Milorad Krnojelac (« Krnojelac »). En tant que commandant
de la prison Foca Kazneno-Popravni Dom (le « KP Dom ») entre avril 1992 et
août 1993, Krnojelac était accusé d’avoir agi de concert et dans un but commun
avec les gardes du KP Dom afin de persécuter des détenus civils musulmans
et non serbes pour des raisons politiques, raciales ou religieuses, de commettre
des tortures, sévices corporels et homicides et d’avoir détenu illégalement
des civils non Serbes sur la base des articles 7 1) et 7 3) du Statut. Dans
son Jugement, la Chambre de première instance l’a reconnu coupable, en vertu
de l’Article 7 1) du Statut en raison de sa responsabilité individuelle en
tant que complice, du crime de persécutions (à raison d’emprisonnement, de
conditions de vie et de sévices) en tant que crime contre l’humanité (chef
1) ainsi que du crime de traitements cruels (à raison des conditions de vie)
en tant que violations des lois ou coutumes de la guerre (chef 15). En vertu
de l’Article 7 3) du Statut, Krnojelac a également été reconnu responsable
des crimes de persécutions (sévices ) en tant que crime contre l’humanité
(chef 1), d’actes inhumains en tant que crime contre l’humanité (à raison
des sévices- chef 5) ainsi que de traitement cruels (à raison des sévices)
en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre ( chef 7). Il a été
acquitté par la Chambre de première instance des chefs de torture, meurtre,
assassinat, emprisonnement et autres actes inhumains et condamné à une peine
unique de sept ans et demi d’emprisonnement.
- Le 12 avril 2002, Krnojelac a fait appel de ces condamnations et invoque
six motifs au soutien de son appel. Selon Krnojelac, la Chambre de première
instance aurait commis des erreurs de fait en appréciant la fonction de directeur
de prison qu’il occupait2. La Chambre
de première instance aurait commis une erreur de droit en affirmant que Krnojelac
s’était rendu complice de persécutions (emprisonnement et conditions de vie).
La Chambre de première instance aurait commis une erreur de fait en concluant
que Krnojelac s’était rendu complice de traitements cruels (conditions de
vie). La Chambre de première instance aurait commis une erreur de fait en
jugeant que Kronojelac était, en tant que supérieur hiérarchique, responsable
de persécutions (sévices). Enfin, la Chambre de première instance aurait commis
une erreur de fait en concluant que Kronojelac était, en tant que supérieur
hiérarchique, responsable d’actes inhumains et de traitements cruels (sévices).
- Le 15 avril 2002, le Procureur a déposé son acte d’appel, invoquant des
erreurs de droit et de fait commis par la Chambre de première instance. Il
présente sept motifs au soutien de son appel. Selon le premier motif d’appel
du Procureur, la Chambre de première instance aurait commis une erreur de
droit dans sa définition de la responsabilité découlant de la participation
à une entreprise criminelle commune et dans l’application de cette définition
aux faits de l’espèce. Deuxièmement, la Chambre de première instance aurait
commis une erreur de droit en exigeant que l’Acte d’accusation fasse état
d’une « forme élargie » de l’entreprise criminelle commune. Selon le troisième
motif d’appel du Procureur, la Chambre de première instance aurait commis
une erreur de fait en concluant que Krnojelac ne savait pas et n’avait pas
raison de savoir que ses subordonnés torturaient les détenus et en estimant,
en conséquence, qu’il ne pouvait être tenu responsable au regard de l’article
7 3) du Statut. Quatrièmement, la Chambre de première instance aurait commis
une erreur de fait en concluant qu’aux fins de l’article 7 3) du Statut, les
informations dont disposait Krnojelac n’étaient pas suffisantes pour l’avertir
que ses subordonnés étaient impliqués dans le meurtre de détenus du KP Dom.
Cinquièmement, la Chambre de première instance aurait commis une erreur de
fait en concluant que les sévices constituant des actes inhumains et des traitements
cruels n’ont pas été infligés pour des motifs discriminatoires et qu’en conséquence,
Krnojelac ne pouvait être tenu responsable de persécutions en tant que supérieur
hiérarchique. Sixièmement, la Chambre de première instance se serait fourvoyée
en acquittant Kronojelac du chef de persécutions (travaux forcés). Enfin,
selon le Procureur, la Chambre de première instance a commis une erreur en
acquittant Krnojelac du chef de persécution (déportation et expulsion)3.
La Chambre d’appel rappelle en outre que les deux appelants ont interjeté
appel contre la peine. Avant d’examiner plus avant les motifs d’appel de Krnojelac
et du Procureur, la Chambre d’appel estime qu’il convient d’apporter quelques
précisions sur le critère applicable à l’examen des constatations de la Chambre
de première instance.
II. LE DROIT APPLICABLE
A. Critères applicables à l’examen des erreurs
alléguées
- Si les parties n’ont en l’espèce pas contesté les critères applicables
à l’examen en appel des allégations d’erreurs de droit et de fait, la Chambre
d'appel considère néanmoins utile de rappeler ces critères, dans la mesure
où, d’une part, certaines des erreurs de droit invoquées par le Procureur
l’ont été à titre de questions d’intérêt général et où d’autre part le Procureur
a allégué que s’agissant de diverses questions de fait, les erreurs présentées
par la Défense ne satisfont pas aux critères d’examen fixés dans la jurisprudence
du Tribunal.
- A la différence des procédures en vigueur dans certains systèmes nationaux,
la procédure d’appel prévue par l’article 25 du Statut du TPIY est de nature
corrective et n’est donc « pas l’occasion pour examiner une cause de novo ».
Ce régime d’appel entraîne des conséquences sur la nature des arguments qu’une
partie peut légitimement présenter en appel, ainsi que sur la charge générale
de la preuve dont celle-ci doit s’acquitter afin que la Chambre d’appel intervienne.
Ces critères ont été rappelés à maintes reprises par les Chambres d’appel
du Tribunal et du TPIR 4, et sont repris
à la sous-section 2, infra.
1. Questions d’intérêt général
- L’article 24 1) du Statut ne mentionne que les erreurs de droit qui
invalident la décision, c’est-à-dire les erreurs sur un point de droit
qui, si elles sont avérées, ont un impact sur la déclaration de culpabilité.
Toutefois, la jurisprudence des tribunaux ad hoc admet qu’il existe
des situations dans lesquelles la Chambre d’appel pourra soulever des questions
proprio motu ou accepter d’examiner des allégations d’erreurs dont
le traitement n’aura aucun impact sur le verdict mais qui, en revanche, soulèvent
une question d’importance générale pour la jurisprudence ou le fonctionnement
du Tribunal.
- Ainsi, dans l’affaire Tadic, le Procureur avait soulevé plusieurs
motifs d’appel, dont trois qui posaient des questions d’importance générale
pour la jurisprudence ou le fonctionnement du Tribunal. Le Procureur avait
reconnu que la décision de la Chambre d’appel n’aurait aucune influence sur
le verdict de la Chambre de première instance relativement aux chefs d’accusation
pertinents. Mais la Chambre d’appel a considéré qu’elle était compétence pour
connaître de questions qui, si elles n’influent pas sur le verdict auquel
est parvenue une Chambre de première instance, présentent un intérêt général
pour la jurisprudence du Tribunal. Il s’agit principalement d’assurer l’évolution
de la jurisprudence du Tribunal et l’unification du droit applicable. L’examen
d’une question d’intérêt général est approprié dans la mesure où la réponse
à cette dernière s’avère être déterminante pour l’évolution de la jurisprudence
du Tribunal et où ce qui est en jeu est un point de droit important, qui mérite
d’être analysé. La Chambre d’appel doit en effet guider les Chambres de première
instance dans leur interprétation du droit. Ce rôle d’arbitre ultime du droit
appliqué par le Tribunal doit être défini à la lumière de la spécificité du
Tribunal et, en particulier, de son caractère ad hoc et temporaire.
- Dans l’Arrêt Akayesu, la Chambre d’appel du TPIR a jugé que le fait
qu’un appel soit exclusivement fondé sur des questions d’intérêt général ne
changeait pas fondamentalement les données du problème. Elle a rappelé que
l’examen de questions d’intérêt général ne vise pas à créer une nouvelle voie
de recours ou un éventuel pouvoir consultatif :
23. […] En revanche, (la Chambre d’appel( peut juger
nécessaire de répondre à des questions d’intérêt général si elle estime
que leur résolution est de nature à contribuer substantiellement au développement
de la jurisprudence du Tribunal. L’exercice de cette faculté n’est pas
subordonné à la présentation de motifs d’appel entrant strictement dans
le champ de l’article 24 du Statut. En d’autres termes, il relève de son
pouvoir d’appréciation. Si la Chambre d’appel peut estimer nécessaire
de répondre à des questions, elle peut aussi refuser d’y répondre. Dans
ce cas (si la Chambre d’appel n’exprime pas son point de vue sur une question
posée), le point de vue de la Chambre de première instance demeure le
seul exprimé officiellement par le Tribunal sur le sujet donné. Il aura
donc un certain poids5.
24. Toutes les questions d’intérêt général ne seront
donc pas examinées par la Chambre d’appel. Encore faut-il que les questions
soumises intéressent la pratique judiciaire du Tribunal et comportent
un lien de connexité avec l’affaire considérée.
- En l’espèce, le Procureur a soulevé plusieurs questions générales dont
la Chambre d’appel a examiné la recevabilité et a, le cas échéant, traité
le bien-fondé.
2. Critères applicables à l’examen des allégations
d’erreurs en général, et des erreurs de fait en particulier
- S’agissant des allégations d’erreurs de droit, la Chambre d’appel rappelle
qu’en sa qualité d’arbitre du droit applicable devant le Tribunal international,
elle est en principe tenue de déterminer si une erreur a effectivement été
commise sur une question de fond ou de procédure, lorsqu’une partie soulève
une telle allégation. La jurisprudence reconnaît que la charge de la preuve
en appel n’est pas absolue en matière d’erreur de droit. En effet, la Chambre
d’appel ne contrôle pas les conclusions de la Chambre de première instance
à l’égard des questions de droit simplement pour déterminer si elles sont
raisonnables, mais bien pour déterminer si elles sont correctes. Il n’en demeure
pas moins que la partie qui allègue une erreur de droit doit, au minimum,
identifier l’erreur alléguée, présenter des arguments étayant sa prétention
et expliquer en quoi l’erreur invalide la décision. Une allégation d’erreur
de droit qui n’a aucune chance d’aboutir à l’annulation ou à la révision d’une
décision contestée n’est a priori pas légitime et peut donc être rejetée
comme telle.
- En matière d’erreur de fait, la partie qui allègue ce type d’erreur au
soutien d’un appel contre une condamnation doit rapporter la double preuve
de la commission de l’erreur et du déni de justice qui en a résulté. La Chambre
d’appel a régulièrement rappelé qu’elle ne modifie pas à la légère les conclusions
factuelles dégagées en première instance. Cette retenue repose essentiellement
sur le fait que la Chambre de première instance est la seule à pouvoir observer
et entendre les témoins lors de leur déposition, et qu’elle est donc mieux
à même de choisir entre deux versions divergentes d’un même événement. Les
juges de première instance sont mieux placés que la Chambre d’appel pour apprécier
la fiabilité et la crédibilité d’un témoin, ainsi que pour déterminer la valeur
probante des éléments de preuve présentés au procès.
- S’agissant de ce type d’erreurs, la Chambre d’appel applique donc le critère
dit du « caractère raisonnable » de la conclusion contestée. Ce n’est que
dans les cas manifestes où aucune personne douée d’une capacité normale de
raisonnement n’accueillerait les éléments de preuve sur lesquels s’est fondée
la Chambre de première instance ou lorsque l’appréciation de ces éléments
de preuve est totalement entachée d’erreur que la Chambre d’appel pourra intervenir
et substituer sa conclusion à celle du juge du fond. Ainsi, la Chambre d’appel
ne remettra pas en cause les conclusions factuelles, lorsqu’il existait des
éléments de preuve fiables sur lesquels la Chambre de première instance pouvait
raisonnablement fonder ses conclusions. Il est par ailleurs admis que deux
juges du fait raisonnables peuvent parvenir à des conclusions différentes
bien qu’également raisonnables. Une partie qui se limite à proposer des variantes
de conclusions auxquelles la Chambre de première instance aurait pu parvenir
a donc peu de chance de voir son appel prospérer, à moins qu’elle établisse
qu’aucun juge du fait raisonnable n’aurait pu conclure à la culpabilité
au -delà de tout doute raisonnable.
- Lorsqu’une partie parvient à établir qu’une erreur de fait a été commise
au regard des critères précités, la Chambre d’appel doit encore reconnaître
que cette erreur a entraîné un déni de justice de nature à annuler ou réviser
la conclusion contestée. La partie qui allègue un déni de justice doit notamment
établir que l’erreur a lourdement pesé dans la décision de la Chambre de première
instance et qu’une injustice flagrante en a résulté, tel que cela est le cas
lorsqu’une personne accusée est condamnée, malgré l’absence de preuves sur
un élément essentiel du crime.
- La Chambre d’appel du TPIR dans l’affaire Bagilishema a jugé que
le critère du caractère déraisonnable et la même retenue à l’égard des conclusions
factuelles de la Chambre de première instance s’appliquent en cas d’appel
du Procureur contre un verdict d’acquittement. La Chambre d’appel ne conclura
à l’existence d’une erreur de fait que s’il est démontré qu’aucun juge du
fait raisonnable n’aurait pu rendre la décision contestée. Cependant, considérant
que c’est au Procureur qu’il incombe d’établir la culpabilité de l’accusé
au procès, l’importance d’une erreur de fait entraînant un déni de justice
revêt un caractère particulier lorsqu’elle est alléguée par le Procureur.
Celui-ci a, en effet, la tâche plus ardue de prouver qu’aucun doute raisonnable
ne subsiste au regard de la culpabilité de l’intimé, lorsqu’on tient compte
des erreurs factuelles commises par la Chambre de première instance.
- Compte tenu de ce qui précède, le respect par la partie alléguant une erreur
de fait ou sur un point de droit, des critères d’examen en appel, est primordial
pour que l’appel puisse prospérer. La Chambre d’appel n’est pas, en principe,
tenue d’examiner les arguments d’une partie qui ne concernent pas une erreur
de droit invalidant la décision ou une erreur de fait ayant entraîné un déni
de justice. Il est donc tout à fait inutile pour une partie de répéter en
appel des arguments ayant échoué en première instance, à moins de démontrer
que leur rejet a entraîné une erreur telle qu’elle justifie l’intervention
de la Chambre d’appel. La Chambre d’appel dans l’Arrêt Kupreskic a
indiqué que lorsqu’une partie n’est pas en mesure d’expliquer de quelle manière
une prétendue erreur invalide la décision, elle doit, en règle générale, s’abstenir
de faire appel sur ce point. La Chambre d’appel considère que ce principe
vaut tant pour les allégations d’erreurs de droit que les allégations d’erreurs
de fait. De manière conséquente, lorsque les arguments présentés par une partie
n’ont aucune chance d’aboutir à l’annulation ou à la révision de la décision
contestée, la Chambre d’appel pourra les rejeter d’emblée, en tant que motifs
non valables, et n’aura pas à les examiner sur le fond.
- En ce qui concerne les exigences de forme, la Chambre d’appel dans l’Arrêt
Kunarac a précisé qu’on ne saurait s’attendre à ce qu’elle examine
en détail les conclusions des parties si elles sont obscures, contradictoires
ou vagues, ou si elles sont entachées d’autres vices de forme flagrants. A
cet égard, la Directive pratique relative aux conditions formelles applicables
au recours en appel contre un jugement du 16 septembre 2002 indique dans son
paragraphe 13 que « [l]orsqu’une partie ne respecte pas les conditions énoncées
dans la […] Directive pratique, ou lorsque les termes d’une écriture déposée
sont équivoques ou ambigus, le juge de la mise en état en appel ou la Chambre
d’appel peut, à sa discrétion, imposer une sanction appropriée, notamment
en délivrant une ordonnance aux fins de clarification ou de nouveau dépôt.
La Chambre d’appel peut également refuser l’enregistrement de la ou des écritures
en question ou les arguments qui y sont avancés ». La partie appelante doit
donc exposer clairement ses moyens et arguments d’appel et renvoyer précisément
la Chambre d’appel aux passages du dossier d’appel qu’elle invoque à l’appui
de ses prétentions. D’un point de vue procédural, la Chambre d’appel dispose
d’un pouvoir discrétionnaire, aux termes de l’article 25 du Statut, pour déterminer
quels sont les arguments des parties qui méritent une réponse motivée par
écrit. La Chambre d’appel n’a pas à motiver abondamment par écrit sa position
sur des arguments manifestement dénués de fondement. Elle doit concentrer
son attention sur les questions essentielles du recours. En principe, elle
rejettera donc sans motivation détaillée les arguments soulevés par les Appelants
dans leurs mémoires ou lors de l’audience d’appel qui sont manifestement mal
fondés.
- En l’espèce, le Procureur a, dans sa Réponse6,
soulevé de façon préliminaire le problème des critères d’examen en appel.
Il soutient en effet que certaines parties du Mémoire de la Défense manquent
d’élucidation des erreurs alléguées de droit et de fait et qu’en relation
avec diverses erreurs factuelles, Krnojelac a présenté les arguments soulevés
devant la Chambre de première instance (parfois quasiment mots pour mots)
sans référence à une quelconque partie du Jugement ou sans pointer dans son
analyse ou ses conclusions une quelconque erreur entraînant un déni de justice7.
Le Procureur soutient que, dans ces circonstances, Krnojelac n’a pas rempli
la charge de la preuve en appel8.
- Selon la Chambre d’appel, et compte tenu de sa jurisprudence susmentionnée,
la question qu’il convient donc de se poser est celle de savoir si la Défense
a présenté des motifs d’appel illégitimes, au sens où l’entend la jurisprudence
du Tribunal, qui seraient donc susceptibles d’être rejetés d’emblée en raison
du non -respect par la Défense des critères d’examen en appel.
3. Recevabilité des motifs d’appel présentés par
les parties en l’espèce
- De l’avis de la Chambre d’appel, la quasi-totalité des moyens et motifs
d’appel de la Défense soulevant des erreurs de fait est en l’espèce non valable
et ce, pour les raisons exposées ci-après. La Chambre d’appel souligne qu’il
s’agit de déterminer, pour chaque motif d’appel, si la Défense s’acquitte
de sa charge de la preuve, telle que précédemment rappelée. L’analyse des
motifs d’appel est donc effectuée sous cette unique perspective. En aucun
cas, il ne s’agit d’une analyse sur le fond des arguments présentés à l’appui
des motifs d’appel.
- D’une manière générale, il ressort du Mémoire de la Défense qu’à l’exception
d’un motif d’appel, cette dernière n’a avancé aucun argument tendant à démontrer
le caractère déraisonnable des conclusions de la Chambre de première instance.
Il est en effet impossible pour la Chambre d’appel d’identifier l’erreur qu’aurait
commise la Chambre de première instance. Il apparaît que la Défense ne fait
en réalité que contester les conclusions de la Chambre de première
instance et proposer une appréciation alternative des éléments de preuve.
Or, cette simple contestation du Jugement ne constitue en rien une démonstration
adéquate du caractère erroné des conclusions de la Chambre de première instance.
En n’indiquant pas en quoi l’appréciation par la Chambre de première instance
des éléments de preuve cités est déraisonnable et erronée, la Défense n’assume
pas la charge de la preuve qui lui est imposée dans le cadre des allégations
d’erreurs de fait.
- En particulier, le premier motif d’appel consacré à la question de la place
occupée par Krnojelac en tant que directeur de la prison comporte, comme indiqué
précédemment9, quatre moyens d’appel soulevant
tous des erreurs de fait10. S’agissant
plus particulièrement du premier moyen d’appel du premier motif d’appel, selon
lequel la Chambre de première instance aurait conclu à tort que la structure
interne du KP Dom n’avait pas changé après l’éclatement du conflit et que
la place et les pouvoirs du directeur au sein de la hiérarchie de la prison
n’avaient pas évolué par rapport à la période antérieure au 18 avril 199211,
il apparaît que la Défense ne fait que citer un certain nombre d’éléments
de preuve, lesquels, selon elle, mis en relation avec certains faits, montrent
notamment que « la structure du KP Dom n’a pas pu rester la même »12.
Cette affirmation ne permet pas à la Chambre d’appel de déterminer quelle
est l’erreur spécifique alléguée commise par la Chambre de première instance.
En l’occurrence, il est impossible de déduire du Mémoire de la Défense en
quoi l’interprétation des éléments de preuve donnée par la Chambre de première
instance était entièrement entachée d’erreur. De même, il est impossible de
savoir quel est l’impact des éléments de preuve cités par la Défense sur le
raisonnement et les conclusions de la Chambre de première instance. Dans ces
circonstances, la Chambre d’appel ne saurait donc considérer ce moyen d’appel
comme légitime.
- Au titre du deuxième moyen d’appel se rapportant au premier motif d’appel,
la Défense affirme que la Chambre de première instance a conclu à tort que
Krnojelac avait librement accepté le poste de directeur du KP Dom13.
Il ressort de son Mémoire que la Défense se contente simplement de proposer
une autre interprétation des éléments de preuve et n’indique pas en quoi l’appréciation
des éléments de preuve par la Chambre de première instance est entachée d’erreur.
La Chambre d’appel rappelle qu’il ne suffit pas d’affirmer que les dépositions
des témoins jettent un doute quant à la conclusion de la Chambre de première
instance, encore faut-il présenter des arguments relatifs à l’erreur éventuelle
commise par la Chambre de première instance, et ce, non pas en référence à
l’interprétation qu’il est possible d’en faire mais, par exemple, à l’évaluation
erronée par ladite Chambre des témoignages, l’omission par la Chambre de la
prise en compte de certains éléments de preuve ou par rapport aux éventuelles
contradictions dans le raisonnement et les conclusions factuelles de la Chambre
de première instance. Par conséquent, la Chambre d’appel ne saurait considérer
ce moyen d’appel comme valable.
- S’agissant du troisième moyen d’appel relatif au premier motif d’appel,
la Défense soutient en substance que la Chambre de première instance a conclu
à tort qu’« il n’y avait pas réelle séparation entre les personnels militaires
et civils au KP Dom et que tous étaient responsables devant le directeur qui
avait le pouvoir […] de prendre des sanctions disciplinaires contre eux, et
que [Krnojelac], en sa qualité de directeur, avait autorité sur tous les détenus
du KP Dom »14. Elle présente un certain
nombre de témoignages qui, selon elle, « suffisent […] à jeter un doute raisonnable
sur […] les conclusions erronées de la Chambre de première instance selon
lesquelles la hiérarchie n’avait pas changé à l’intérieur du KP Dom alors
que l’armée en avait assumé la direction »15.
De même, elle mentionne un certain nombre d’éléments de preuve qui, selon
elle, « ne permettent pas du tout de conclure au-delà de tout doute raisonnable
que l’Accusé, compte tenu du poste qu’il occupait au KP Dom pendant la période
considérée, était responsable des détenus musulmans au camp »16.
La Défense soutient donc que Krnojelac « a été présenté à tort comme étant
le supérieur hiérarchique pour ce qui est des personnes détenues au sein du
KP Dom, y compris les gardiens de la prison »17
et que les éléments de preuve cités valident cette interprétation des faits.
Comme la Chambre d’appel l’a précédemment indiqué, la simple référence aux
dépositions des témoins et la simple proposition d’une autre interprétation
de ces dépositions ne suffisent pas à démontrer que les conclusions de la
Chambre de première instance étaient déraisonnables. Les arguments présentés
par la Défense s’agissant de ce moyen d’appel se bornant à proposer une interprétation
alternative des éléments de preuve présentés au procès, la Chambre d’appel
déclare ce moyen d’appel non valable.
- Quant au quatrième moyen d’appel soulevé à l’appui du premier motif d’appel,
relatif à la question de la « hiérarchie au sein du KP Dom et la position
de l’Accusé selon les témoins à charge non serbes qui y étaient détenus »18,
la Défense « se propose d’examiner les vues exprimées par de très nombreux
témoins non serbes qui ont passé une longue période de détention au KP Dom,
à propos de la hiérarchie qui prévalait au KP Dom et la position de l’Accusé
Krnojelac »19. Aucune erreur spécifique
n’est alléguée à l’appui de ce moyen d’appel. En outre, il apparaît que le
Mémoire de la Défense reprend pour l’essentiel des conclusions développées
devant la Chambre de première instance dans le Mémoire en clôture. Celui -ci
ne peut donc qu’être déclaré non valable.
- Au soutien des troisième et quatrième motifs d’appel, dont la Chambre d’appel
comprend qu’il s’agit d’allégations d’erreurs de fait, la Défense conteste,
d’une part, les conclusions de la Chambre de première instance relatives à
la responsabilité individuelle de Krnojelac pour s’être rendu complice de
traitements cruels assimilables à une violation des lois ou coutumes de la
guerre (conditions de vie)20, et, d’autre
part, les conclusions de la Chambre de première instance relatives à la responsabilité
de Krnojelac en sa qualité de supérieur hiérarchique, au sens de l’article
7 3) du Statut, pour persécutions assimilables à un crime contre l’humanité
à raison de sévices21. En réalité, s’agissant
des deux motifs d’appel précités, la Défense ne fait, là encore, que substituer
sa propre interprétation des éléments de preuve présentés au procès au soutien
de sa démonstration du caractère erroné des conclusions de la Chambre de première
instance. A l’appui du troisième motif d’appel, elle « se propose de considérer,
parmi l’ensemble des éléments de preuve, ceux qui contredisent les conclusions
de la Chambre de première instance et qui mettent raisonnablement en doute
»22 ses conclusions, sans toutefois préciser
quelle est l’erreur précise commise par la Chambre de première instance. En
ne faisant que proposer une conclusion différente pouvant être tirée du dossier
de première instance, sans même préciser quel type d’erreur la Chambre de
première instance aurait commise quant aux éléments de preuve présentés, la
Défense n’a pas rempli la charge de la preuve qui lui incombe en appel23.
Quant au quatrième motif d’appel, la Défense rappelle en substance un certain
« nombre de pièces et témoignages », présentés au soutien du premier motif
d’appel, montrant que Krnojelac ne faisait pas partie de la structure hiérarchique
en vigueur. Mais, là encore, il ne suffit pas d’affirmer que la Chambre de
première instance a commis une erreur, encore faut -il désigner et spécifier
l’erreur alléguée, de telle sorte que la Chambre d’appel soit en mesure d’y
répondre. De même, il ne suffit pas d’affirmer que la Chambre de première
instance n’a pas fourni de justifications convaincantes s’agissant de l’intention
discriminatoire avec laquelle les sévices infligés à Dzemo Balic ont été commis,
pour démontrer que la conclusion de la Chambre de première instance était
déraisonnable sur ce point24. Par conséquent,
ces motifs d’appel sont, pour toutes ces raisons, non valables.
- La Chambre d’appel souligne que, lors de l’audience en appel, les critères
d’examen ont été rappelés aux parties25.
En particulier, la Défense a été interpelée sur ce sujet par le Président
de la Chambre d’appel26, puis par les
Juges de celle-ci27. En dépit de ces
rappels, la Défense n’a pas spécifié plus avant les erreurs alléguées à l’appui
des motifs et moyens d’appel précités et, en tout état de cause, n’a pas donné
d’éléments utiles à la Chambre d’appel pour traiter ces motifs.
- Ainsi, compte tenu de ce qui précède, la Chambre d’appel n’examinera pas
les premier, deuxième, troisième et quatrième moyens d’appel du premier motif
d’appel, ainsi que les troisième et quatrième motifs d’appel de la Défense.
S’agissant du cinquième motif d’appel restants, certains arguments avancés
par la Défense satisfont à la charge de la preuve qui lui incombe. La Chambre
d’appel analysera donc ces arguments sur le fond.
B. Le droit applicable à l’entreprise criminelle
commune et la complicité
1. L’entreprise criminelle commune
- L’article 7 1) du Statut prévoit plusieurs formes de responsabilité pénale
individuelle, qui s’appliquent à tous les crimes relevant de la compétence
du Tribunal. Il est libellé comme suit :
Article 7
Responsabilité pénale individuelle
1. Quiconque a planifié, incité à commettre, ordonné,
commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer
ou exécuter un crime visé aux articles 2 à 5 du présent statut est individuellement
responsable dudit crime.
- Cette disposition énumère les formes de comportement criminel qui, lorsque
toutes les autres conditions sont remplies, peuvent engager la responsabilité
pénale d’un accusé s’il a commis l’un quelconque des crimes prévus par le
Statut de l’une des manières envisagées dans cet article. L’article 7 1) du
Statut ne fait pas explicitement référence à l’« entreprise criminelle commune ».
Toutefois, la Chambre d’appel rappelle qu’après avoir examiné la question
dans l’Arrêt Tadic28, elle a conclu
d’une part que la participation à une entreprise criminelle commune en tant
que forme de responsabilité, ou la théorie du but commun comme elle l’a appelée,
était implicitement consacrée dans le Statut et existait en droit international
coutumier à l’époque des faits (à savoir en 1992). D’autre part, la Chambre
d’appel a précisé que la commission de l’un des crimes visés aux articles
2, 3, 4 ou 5 du Statut pouvait aussi revêtir la forme d’une participation
à la réalisation d’un dessein ou d’un but commun :
220. En résumé, la Chambre d’appel estime que la notion
de dessein commun en tant que forme de responsabilité au titre de coauteur
est bien établie en droit international coutumier et qu’elle est de plus
consacrée, implicitement il est vrai, dans le Statut du Tribunal international.
[…].
226. La Chambre d’appel considère que la cohérence et
la force de la jurisprudence et des traités susmentionnés, ainsi que leur
conformité avec les principes généraux de la responsabilité pénale consacrés
tant par le Statut que par le droit pénal international et le droit interne,
permettent de conclure que la jurisprudence reflète les règles coutumières
du droit pénal international.
188. Cette disposition [l’article 7 1) du Statut] couvre
d’abord et avant tout la perpétration physique d’un crime par l’auteur
lui-même, ou l’omission coupable d’un acte requis en vertu d’une règle
de droit pénal. Toutefois, on considère que la perpétration29
de l’un des crimes visés aux articles 2, 3 4 ou 5 du Statut peut aussi
revêtir la forme d’une participation à la réalisation d’un dessein ou
d’un but commun.
191. […] Bien que le crime puisse être physiquement
commis par certains membres du groupe (meurtre, extermination, destruction
arbitraire de villes et villages, etc.), la participation et la contribution
des autres membres du groupe est souvent essentielle pour favoriser la
perpétration des crimes en question. Il s’ensuit que sur le plan de l’élément
moral, la gravité d’une telle participation est rarement moindre – ou
différente – de celle des personnes ayant effectivement exécuté les actes
visés.
192. Dans ces circonstances, le fait de tenir pénalement
responsable en tant qu’auteur d’un crime uniquement la personne qui a
matériellement exécuté l’acte criminel revient à négliger le rôle de coauteur
joué par tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont permis à l’auteur
principal d’exécuter physiquement cet acte criminel. De même, selon les
circonstances, les tenir responsables uniquement en tant que complices
(aiders and abettors) peut minimiser leur degré de responsabilité
pénale.
Ces conclusions ont été récemment confirmées par la Chambre d’appel statuant
sur l’exception préjudicielle d’incompétence soulevée par Dragoljub Ojdanic :
19. Comme le rappelle l’Arrêt Tadic, le Rapport
du Secrétaire général indique que « toutes les personnes » qui participent
à la planification, à la préparation ou à l’exécution de violations graves
du droit international humanitaire contribuent à commettre la violation
et sont donc individuellement responsables30.
De plus, la liste énumérée à l’article 7 1) semble, à première vue, non
exhaustive ainsi que le laisse entendre l’expression « ou de toute
autre manière aidé et encouragé ». Toutefois, la Chambre d’appel ne
voit pas l’utilité d’examiner si, hormis les formes de responsabilité
expressément visées au Statut, d’autres formes de responsabilité pourraient
entrer dans le champ d’application de l’article 7 1 ). De fait, la Chambre
est convaincue que l’entreprise criminelle commune entre dans les prévisions
de cet article31.
20. En l’espèce, Ojdanic est accusé d’avoir participé,
en tant que coauteur, à une entreprise criminelle commune visant, entre
autres objectifs, l’expulsion d’une partie importante de la population
albanaise du Kosovo hors du territoire de cette province, afin de maintenir
cette dernière sous contrôle serbe32.
Dans l’Acte d’accusation établi à l’encontre de Ojdanic, l’Accusation
a signalé que par le terme « commettre », elle n’entendait pas suggérer
que l’un quelconque des accusés ait perpétré physiquement les crimes qui
lui sont imputés personnellement. Par « commettre », l’Accusation entend
la participation, en qualité de coauteur, à une entreprise criminelle
commune33. Si l’on fait abstraction
de la question de savoir si l’on peut parler de « coauteur » dans un
tel contexte, il semblerait donc que l’Accusation met en cause la participation
en qualité de coauteur à une entreprise criminelle commune comme étant
une forme de « commission » visée à l’article 7 1) du Statut plutôt qu’une
forme de complicité. L’approche de l’Accusation est justifiée dans la
mesure où, pour autant que le participant partage (et c’est là une condition
impérative) le dessein de l’entreprise criminelle commune et ne se contente
pas d’en avoir seulement connaissance, il ne saurait être considéré comme
un simple complice du crime prévu. Aussi, la Chambre d’appel considère-t--elle
la participation à une entreprise criminelle commune comme une forme de
« commission » visée à l’article 7 1) du Statut34.
- Au vu de l’examen de la jurisprudence pertinente, pour l’essentiel relative
à de nombreuses affaires de crimes de guerre jugées après la Deuxième Guerre
mondiale, l’Arrêt Tadic distingue trois catégories d’affaires relatives
à l’entreprise criminelle commune :
La première de ces catégories concerne les affaires
où tous les coaccusés, agissant de concert dans un but criminel commun,
ont la même intention criminelle : par exemple, dans le cas de la formulation
par les coauteurs d’un projet visant à tuer, en réalisant cet objectif
commun (même si chacun des coauteurs joue un rôle différent dans l’affaire)
tous sont animés de l’intention de tuer. Les éléments objectifs et subjectifs
permettant d’établir la responsabilité pénale d’un coauteur qui n’a pas
commis les meurtres ou dont il n’a pas été prouvé qu’il l’ait fait sont
les suivants : i) l’accusé doit participer de son propre chef à l’un des
aspects du but commun (par exemple, en infligeant des violences non mortelles
à la victime, en apportant une aide matérielle ou en facilitant les actes
des coauteurs), et ii) l’accusé, même s’il n’a pas personnellement commis
le meurtre, doit toutefois avoir eu l’intention d’atteindre ce résultat35.
[…] La deuxième catégorie d’affaires est à de nombreux
égards similaire à celle décrite ci-dessus et englobe ce qu’il est convenu
d’appeler les affaires des camps de concentration. La notion de but commun
a été appliquée dans les cas où les faits reprochés étaient supposés avoir
été commis par des membres des unités militaires ou administratives chargées
des camps de concentration, c’est-à-dire par des personnes agissant en
application d’un plan concerté. Les affaires les plus représentatives
de cette catégorie sont celles du Camp de concentration de Dachau36,
jugée par un tribunal des États-Unis siégeant en Allemagne et de Belsen37,
jugée par un tribunal militaire britannique siégeant également en Allemagne.
Dans ces deux affaires, les accusés occupaient un poste d’un échelon relativement
élevé dans la hiérarchie des camps de concentration. D’un point de vue
général, ils étaient accusés d’avoir agi conformément à un but commun
visant à tuer des prisonniers ou leur faire subir des mauvais traitements,
commettant ainsi des crimes de guerre38.
Dans sa récapitulation de l’affaire de Belsen, l’assesseur a retenu
les trois critères jugés nécessaires par l’Accusation pour établir la
culpabilité des accusés : i) l’existence d’un système organisé visant
à maltraiter les détenus et à commettre les divers crimes reprochés ;
ii) le fait que les accusés avaient connaissance de la nature dudit système ;
iii) le fait que les accusés aient d’une certaine manière directement
participé à la mise en œuvre du système, c’est-à-dire qu’ils aient encouragé
ou aidé ou de toute autre manière participé à la réalisation d’un but
criminel commun. Il semble que plusieurs des accusés aient été explicitement
condamnés sur la base de ces critères. Cette catégorie d’affaires est
en réalité une variante de la première catégorie39.
[…] La troisième catégorie concerne les affaires de
but commun dans lesquelles l’un des auteurs commet un acte qui, s’il ne
procède pas du but commun, est néanmoins une conséquence naturelle et
prévisible de sa mise en œuvre. Il peut s’agir par exemple d’une intention
commune et partagée par un groupe d’expulser par la force les membres
d’un groupe ethnique de leur ville, village ou région (en d’autres termes,
de procéder à un “nettoyage ethnique”), avec pour conséquence qu’une ou
plusieurs personnes soient tuées dans l’opération. Alors que le meurtre
peut n'avoir pas été explicitement envisagé dans le cadre du but commun,
il était néanmoins prévisible que l’expulsion de civils sous la menace
des armes pouvait très bien se solder par la mort de l’un ou de plusieurs
de ces civils. La responsabilité pénale de tous les participants à l’entreprise
commune est susceptible d’être engagée quand le risque que des meurtres
soient commis était à la fois une conséquence prévisible de la réalisation
du but commun et du fait que l’accusé était soit imprudent, soit indifférent
à ce risque […]. La jurisprudence relative à cette catégorie concerne
avant tout les affaires de violence collective, c’est-à-dire des situations
où, le désordre aidant, plusieurs personnes commettent des actes dans
un but commun, et où chacune d’elles commet des violences à l’encontre
de la victime, sans que l’on puisse attribuer de façon claire tel acte
à telle personne, ou établir un lien de cause à effet entre un acte donné
et le préjudice éventuel subi par les victimes. Les exemples les plus
représentatifs à cet égard sont les affaires des lynchages d’Essen
et de l’île de Borkum40.
- Le même Arrêt définit ensuite les éléments matériels (actus reus)
et intentionnels (mens rea) constitutifs de cette forme de responsabilité.
S’agissant de l’actus reus de ce type de participation à l’un des crimes
visés dans le Statut, il est selon la Chambre d’appel commun à chacune des
trois catégories d’affaires susvisées et comprend les trois éléments qui suivent
:
i. Pluralité des accusés. Ceux-ci ne doivent
pas nécessairement relever d’une structure militaire, politique ou administrative,
comme le montrent clairement l’affaire du lynchage d’Essen et l’affaire
Kurt Goebell.
ii. Existence d’un projet, dessein ou objectif commun
qui consiste à commettre un des crimes visés dans le Statut ou en implique
la perpétration. Ce projet, dessein ou objectif ne doit pas nécessairement
avoir été élaboré ou formulé au préalable. Le projet ou objectif commun
peut se concrétiser de manière inopinée et se déduire du fait que plusieurs
individus agissent de concert en vue de mettre à exécution une entreprise
criminelle commune.
iii. Participation de l’accusé au dessein commun
impliquant la perpétration de l’un des crimes prévus au Statut. Cette
participation n’implique pas nécessairement la consommation d’un des crimes
spécifiques repris dans les dispositions du Statut (meurtre, extermination,
torture, viol, etc.) mais peut prendre la forme d’une assistance ou d’une
contribution en vue de la réalisation du projet ou objectif commun41.
- S’agissant de la mens rea, la Chambre d’appel a considéré qu’elle
varie en fonction de la catégorie dont relève le dessein commun en question :
- Pour la première catégorie d’affaires, l’élément requis est l’intention
de commettre un crime précis (cette intention étant partagée par l’ensemble
des coauteurs).
- Pour la deuxième catégorie – qui, comme on l’a vu ci-dessus, constitue
une variante de la première – il faut que l’accusé ait eu personnellement
connaissance du système de mauvais traitements (que cela soit prouvé par
un témoignage précis ou déduit des pouvoirs que détenait l’accusé), et
qu’il ait eu l’intention de contribuer à ce système concerté de mauvais
traitements.
- Pour la troisième catégorie, l’élément requis est l’intention de
participer et de contribuer à l’activité criminelle ou au dessein criminel
d’un groupe et de contribuer à l’entreprise criminelle commune ou, en
tout état de cause, à la consommation d’un crime par le groupe. Par ailleurs,
la responsabilité pour un crime autre que celui envisagé dans le projet
commun ne s’applique que si, dans les circonstances de l’espèce, i) il
était prévisible qu’un tel crime soit susceptible d’être commis
par l’un ou l’autre des membres du groupe, et ii) l’accusé a délibérément
pris ce risque42).
2. Différences entre la participation à l’entreprise
criminelle commune comme coauteur et la complicité
- Dans le même Arrêt Tadic, la Chambre d’appel fait une nette distinction
entre, d’une part, un acte commis en vue de réaliser l'objectif ou dessein
commun de commettre un crime et, d’autre part, le fait d’aider ou d’encourager
la perpétration d’un crime.
i) La personne qui aide ou encourage est toujours le
complice d’un crime commis par une autre personne, qualifiée d’auteur
principal.
ii) Dans le cas du complice, il n’est pas nécessaire
de prouver l’existence d’un projet concerté et, a fortiori, la
formulation préalable d’un tel plan. Aucun projet ou accord n’est nécessaire ;
d’ailleurs, il peut arriver que l’auteur principal ne sache rien de la
contribution apportée par son complice.
iii) Le complice commet des actes qui visent spécifiquement
à aider, encourager ou fournir un soutien moral en vue de la perpétration
d’un crime spécifique (meurtre, extermination, viol, torture, destruction
arbitraire de biens civils, etc.), et ce soutien a un effet important
sur la perpétration du crime. En revanche, dans le cas d’actes commis
en vertu d’un objectif ou dessein commun, il suffit que la personne qui
y participe commette des actes qui visent d’une manière ou d’une autre
à contribuer au projet ou objectif commun.
iv) S’agissant de la complicité (aiding and abetting),
l’élément moral requis est le fait de savoir que les actes commis par
la personne qui aide et encourage favorisent la perpétration d’un crime
spécifique par l’auteur principal. Par contre, cela ne suffit pas lorsqu’il
existe un objectif ou dessein commun tel qu'exposé ci-dessus : il faut
que soit avérée l’intention de perpétrer le crime ou l’intention de réaliser
le dessein criminel commun à laquelle vient s’ajouter la possibilité pour
le coauteur de prévoir que des crimes qui n’étaient pas envisagés dans
l’objectif criminel commun étaient susceptibles d’être commis43.
III. APPEL DE KRNOJELAC
- Comme indiqué précédemment, et compte tenu de l’application des critères
d’examen en appel, la Chambre d’appel n’analysera sur le fond que les deuxième
et cinquième motif d’appel présentés par Krnojelac à l’appui de son appel.
A. Deuxième motif d’appel de Krnojelac : complicité
de persécution (emprisonnement et conditions de vie)
- Krnojelac demande à la Chambre d’appel d’infirmer la déclaration de culpabilité
prononcée par la Chambre de première instance pour persécutions (emprisonnement
et actes inhumains à raison des conditions de vie imposées aux détenus civils
non serbes), un crime contre l’humanité44.
Il articule son argumentation autour de trois moyens principaux, présentés
comme des erreurs de droit. Il reproche en effet à la Chambre de première
instance de l’avoir considéré comme complice du crime de persécution à raison
de l’emprisonnement 1) sans préciser sur quels actes ou omissions se fonde
cette conclusion, ni en quoi il avait joué un rôle important dans la commission
des crimes en question par les auteurs principaux, 2) en n’établissant pas
sans équivoque qu’il savait que par ses actes ou omissions il contribuait
largement au crime sous-jacent commis par les auteurs principaux (emprisonnement
comme persécution) et qu’il connaissait l’intention discriminatoire de leurs
auteurs, et 3) en n’exigeant pas d’un complice du crime de persécutions qu’il
partage l’intention discriminatoire du ou des auteurs de l’infraction. Krnojelac
a formulé les mêmes allégations d’erreur de droit s’agissant de sa condamnation
comme complice du crime de persécution à raison des conditions de vie. La
Chambre d’appel examinera séparément la première allégation au regard de chacun
des deux crimes sous-jacents au crime de persécution (emprisonnement et conditions
de vie ). Elle procèdera de même s’agissant de la seconde allégation. Puis
la Chambre d’appel examinera la troisième allégation d’erreur de droit, sans
qu’il soit nécessaire sur ce point de distinguer entre les deux crimes sous-jacents.
1. Premier moyen : les actes ou omissions de Krnojelac
et leur importance pour la commission du crime de persécution à raison
de l’emprisonnement et des conditions de vie
- Krnojelac affirme que la Chambre de première instance a commis une erreur
de droit en le déclarant coupable de complicité de persécutions à raison de
l’emprisonnement des détenus civils non serbes et des conditions de vie imposées
à ces derniers sans préciser en quoi il avait contribué de façon importante
à la commission de ces crimes par leurs auteurs principaux.
- La Chambre d’appel examinera le bien-fondé de ce moyen dans un premier
temps au regard de l’emprisonnement et dans un second temps au regard des
conditions de vie. La Chambre d’appel analyse ce moyen comme une allégation
d’insuffisante motivation touchant à l’actus reus de la complicité.
Elle rappelle à titre liminaire que le complice doit par ses actes ou omissions
apporter à l’auteur principal du crime une aide, un encouragement ou un soutien
moral ayant un effet important sur la perpétration du crime45.
a) L’emprisonnement
- D’après Krnojelac, la Chambre de première instance a uniquement établi
sa présence sur les lieux du crime. Or, il est indiqué dans le Jugement que
cette présence ne saurait, à elle seule, constituer une complicité46.
Selon Krnojelac, la Chambre de première instance a omis de préciser de façon
claire et sans équivoque par quels actes et omissions concrets il avait largement
favorisé la perpétration du crime de persécution à raison de l’emprisonnement.
Le Procureur répond qu’au contraire, la Chambre de première instance a soigneusement
analysé les fonctions exercées par Krnojelac, en sa qualité de directeur de
prison et a clairement observé que, dans l’exercice de ses fonctions, il avait
aidé les auteurs principaux des crimes à maintenir un système illégal. Le
Procureur soutient en outre que Krnojelac n’a pas démontré que cette constatation
était déraisonnable47. Le Procureur fait
également valoir que la Chambre de première instance pouvait, en droit, conclure
que Krnojelac s’était rendu complice du crime par omission, faute par exemple
de l’avoir empêché, si cette omission avait eu un effet direct et important
sur la perpétration du crime48.
- La Chambre d’appel relève que la lecture du Jugement dément l’affirmation
de Krnojelac selon laquelle la Chambre de première instance n’aurait pas précisé
par quels actes ou omissions il aurait apporté aux auteurs principaux du crime
de persécution à raison de l’emprisonnement des détenus civils non serbes
une aide, un encouragement ou un soutien moral ayant un effet important sur
la perpétration du crime par ces derniers. La Chambre d’appel relève en particulier
que la Chambre de première instance a, dans le chapitre du Jugement consacré
à la place occupée par Krnojelac en tant que directeur de prison, conclu qu’il
« occupait le poste de directeur […] au sens général du terme »49
et a expliqué que le « poste de directeur de prison, au sens ordinaire du
terme, implique forcément un contrôle sur toutes les affaires carcérales »50.
La Chambre de première instance a en outre conclu que Krnojelac avait librement
accepté ce poste et n’en avait démissionné qu’en juin 199351.
La Chambre de première instance a analysé plus en détail la nature de ses
fonctions de directeur aux paragraphes 102 à 107 du Jugement. Elle s’est dite
convaincue que le contrat de bail signé par Krnojelac ne portait que sur l’utilisation
par l’armée, des biens du KP Dom, et que Krnojelac a conservé tous les pouvoirs
que conférait le poste de directeur de la prison avant le conflit, y compris
les mesures prises pour éviter les évasions et la supervision de l’approvisionnement
du camp52.
- La Chambre d’appel constate que la Chambre de première instance n’a pas
repris les conclusions qui précèdent dans la partie du Jugement consacrée
à la responsabilité de Krnojelac au titre des persécutions à raison de l’emprisonnement.
La Chambre d’appel note que la Chambre de première instance a cependant conclu
dans cette dernière partie que Krnojelac était la plus haute autorité au KP
Dom53 et qu’il avait permis la détention
de civils tout en sachant qu’elle était illégale 54.
La Chambre de première instance a également rappelé sa conclusion selon laquelle
Krnojelac avait accepté de son plein gré le poste de directeur et qu’il aurait
pu refuser ce poste ou en démissionner, mais qu’il avait choisi de ne pas
le faire55. La Chambre de première instance
a également jugé que Krnojelac savait que ses actes et omissions contribuaient
au maintien de ce système illégal d’emprisonnement par les auteurs principaux56.
Ce faisant, de l’avis de la Chambre d’appel, la Chambre de première instance
s’est implicitement référée à ses conclusions du chapitre précédent du jugement
décrivant les actes de Krnojelac.
- La Chambre d’appel rejette en conséquence la première branche du moyen
tiré du défaut de motivation invoqué par Krnojelac s’agissant de la détermination
de ses actes ou omissions ayant largement concouru à la perpétration du crime
sous- jacent d’emprisonnement.
b) Les conditions de vie
- Krnojelac soutient tout d’abord que la Chambre de première instance n’a
pas précisé sur la base de quelles omissions et quels actes concrets elle
avait conclu qu’il avait favorisé les persécutions à raison des conditions
de vie au KP Dom. Il soutient également que la Chambre de première instance
n’a établi ni la part qu’il avait prise aux persécutions, ni son importance57.
Le Procureur répond tout d’abord que cette affirmation est dépourvue de tout
fondement. Il ajoute que la Chambre de première instance a conclu que Krnojelac
avait pris part aux persécutions 1) en exerçant ses fonctions de directeur
de prison, la plus haute autorité au KP Dom, et 2) en s’abstenant de prendre
les mesures qu’appelaient les infractions qui, à sa connaissance, étaient
commises contre les détenus sous son contrôle, et en encourageant ainsi les
auteurs principaux58. Krnojelac avance
ensuite que la Chambre de première instance n’a pas précisé la part qu’il
aurait prise à « la création de telles conditions de vie »59,
ce à quoi le Procureur répond qu’un complice ne doit pas obligatoirement avoir
pris une part dans la création d’un système60.
- La Chambre d’appel considère tout d’abord qu’il n’était pas nécessaire
pour le Procureur de prouver que Krnojelac avait été à l’origine de la création
des conditions de vie imposées aux détenus non serbes pour établir sa responsabilité
comme complice des auteurs principaux de la mise en place et du maintien de
ces conditions. Il suffisait que Krnojelac ait consciemment et largement contribué
au maintien de ces conditions de vie. La Chambre d’appel relève ensuite que
la Chambre de première instance a conclu que Krnojelac savait dans quelles
conditions les prisonniers non serbes étaient détenus et les effets qu’avaient
ces conditions sur leur santé physique et mentale61,
qu’il connaissait en outre l’intention des auteurs principaux, gardiens et
autorités militaires, et qu’il savait qu’en ne prenant pas, en sa qualité
de directeur, de mesures en conséquence, il avait encouragé les auteurs principaux
à maintenir ces conditions et largement contribué de ce fait à leur maintien62.
La Chambre d’appel constate en conséquence que la Chambre de première instance
a bien, contrairement aux affirmations de Krnojelac, caractérisé l’omission
sous-tendant sa condamnation comme complice des auteurs des conditions de
vie inhumaines imposées aux détenus non serbes.
- La Chambre d’appel rejette en conséquence la seconde branche du moyen tiré
du défaut de motivation invoqué par Krnojelac s’agissant de la détermination
des actes ou omissions de son fait ayant largement concouru au maintien des
conditions de vie. La Chambre d’appel examine à présent le deuxième moyen
de ce motif d’appel.
2. Deuxième moyen : la connaissance par Krnojelac
de ce que par ses actes ou omissions il contribuait largement aux crimes
sous-jacents commis par les auteurs principaux (persécutions à raison
de l’emprisonnement et des conditions de vie) ainsi que de l’intention
discriminatoire de leurs auteurs
- Contrairement au moyen précédent ce moyen concerne la mens rea et
non l’actus reus de la complicité de persécution. De même, la Chambre
d’appel considère qu’il relève davantage d’une allégation d’erreur de fait
que d’une erreur de droit. La Chambre d’appel examinera successivement les
deux branches de ce second moyen, à savoir, dans un premier temps celle relative
à l’emprisonnement puis dans un second temps celle relative aux conditions
de vie.
a) L’emprisonnement
- Krnojelac soutient en effet que la Chambre de première instance n’a pas
établi sans équivoque qu’il savait que par ses actes ou omissions il concourait
largement à la perpétration du crime d’emprisonnement par ses auteurs et que
ces derniers poursuivaient un but discriminatoire63.
- La Chambre d’appel relève en premier lieu que la Chambre de première instance
a conclu que Krnojelac savait que ses actes et omissions contribuaient au
système d’emprisonnement illégal en place au KP Dom64.
La Chambre d’appel relève en second lieu que la Chambre de première instance
a conclu que Krnojelac avait librement accepté le poste de directeur du KP
Dom en sachant pertinemment que des civils non serbes y étaient détenus illégalement
en raison de leur origine ethnique. La Chambre de première instance a indiqué
qu’à son arrivée à la prison, Krnojelac avait demandé qui y était détenu,
et pour quelles raisons, et qu’il lui avait été répondu que les prisonniers
étaient musulmans et se trouvaient là à ce titre. Elle a en outre précisé
que Krnojelac savait qu’aucune des procédures en vigueur instituées pour les
personnes détenues légalement n’était suivie au KP Dom65.
La Chambre d’appel rappelle que la Chambre de première instance est, a
priori, mieux placée qu’elle pour juger de la valeur probante des éléments
de preuve présentés au procès66. En l’espèce,
Krnojelac ne s’efforce pas de démontrer que les conclusions factuelles en
question étaient déraisonnables. La Chambre d’appel rejette en conséquence
les arguments allégués.
b) Les conditions de vie
- La Chambre d’appel relève premièrement que la Chambre de première instance
a précisé qu’un certain nombre de détenus ont déclaré avoir rencontré Krnojelac,
et lui avoir fait part de leurs souffrances et que, par ailleurs, Krnojelac
a reconnu qu’il rencontrait couramment les prisonniers, et a confirmé qu’au
cours de ces conversations, ceux-ci parlaient de leurs conditions de vie au
KP Dom67. La Chambre d’appel rappelle
que le Jugement contient par ailleurs de nombreuses conclusions factuelles
quant au détail des dites conditions de vie imposées aux détenus non serbes.
La Chambre d’appel relève deuxièmement que la Chambre de première instance
a conclu expressément qu’il était manifeste pour Krnojelac, comme cela aurait
été pour toute autre personne présente au KP Dom, que l’inégalité de traitement
entre les détenus serbes et non serbes était délibérée, et qu’elle résultait
de la volonté des auteurs principaux d’opérer à l’encontre des détenus non
serbes une discrimination pour des motifs religieux et politiques68.
La Chambre d’appel constate que Krnojelac ne s’efforce pas de démontrer en
quoi lesdites conclusions de la Chambre de première instance seraient déraisonnables.
La Chambre d’appel rejette en conséquence les arguments sur ce point.
3. Troisième moyen : La mens rea du complice
d’un acte de persécution
- La Chambre d’appel examine à présent le troisième moyen du second motif
d’appel de Krnojelac. Il s’agit de l’erreur de droit alléguée par Krnojelac
qui pose la question de savoir s’il suffit pour établir la mens rea du
complice d’un acte de persécution de démontrer que l’intéressé a apporté volontairement
son aide ou encouragement à l’auteur principal en sachant que ce dernier poursuivait
une intention discriminatoire ou s’il faut également démontrer que le complice
était lui aussi animé d’une telle intention.
- Krnojelac soutient que pour le crime de persécution, le complice doit partager
l’intention coupable, discriminatoire, des auteurs principaux69,
et qu’il n’a pas été établi que lui-même partageait une telle intention70.
Le Procureur conteste le bien-fondé de ce critère et estime qu’il convient
d’appliquer celui dégagé par la Chambre de première instance : à savoir que
le complice doit savoir que l’auteur principal a l’intention de commettre
les crimes et, ce faisant, d’exercer une discrimination71.
Le Procureur soutient, à titre subsidiaire, que si le moyen soulevé par Krnojelac
devait être retenu, la Chambre d’appel devrait remplacer la déclaration de
culpabilité prononcée sur la base du chef 1 de l’acte d’accusation (persécutions
à raison de l’emprisonnement) par une autre (pour emprisonnement en tant que
crime contre l’humanité ) sur la base du chef 1172.
- La Chambre d’appel rappelle la distinction relative à l’élément intentionnel
requis entre complicité et coaction. S’agissant de la complicité, l’élément
moral requis est le fait de savoir que les actes commis par la personne qui
aide et encourage favorisent la perpétration d’un crime spécifique par l’auteur
principal. S’agissant du coauteur, il faut que soit avérée l’intention de
perpétrer le crime ou l’intention de réaliser le dessein criminel commun73.
La Chambre d’appel rappelle également que, dans l’Arrêt Aleksovski,
elle a considéré, en s’appuyant sur le Jugement Furundzija, que « s’il
n’est pas nécessaire de démontrer que le complice partageait la mens rea
de l’auteur principal, il est en revanche nécessaire de démontrer ?...g
que le complice était conscient des éléments essentiels du crime qui allait
être en définitive commis par l’auteur ».74
La Chambre d’appel a également déclaré que « le complice doit avoir conscience
des éléments essentiels du crime commis par l'auteur principal (y compris
sa mens rea spécifique) ». La Chambre d’appel constate qu’aucune raison
impérieuse n’a été avancée qui justifierait de modifier cette jurisprudence
en l’espèce75.
- De l’avis de la Chambre d’appel, le complice de persécutions, infraction
comportant un dol spécial, doit non seulement avoir connaissance du crime
dont il facilite la perpétration, mais doit aussi être conscient de l’intention
discriminatoire des auteurs de ce crime. Il ne doit pas nécessairement partager
cette intention, mais doit être conscient du contexte discriminatoire dans
lequel le crime va être commis et savoir que son soutien ou ses encouragements
ont un effet important sur sa perpétration. La Chambre d’appel constate qu’il
s’agit précisément du critère appliqué par la Chambre de première instance
en l’espèce aux paragraphes 489 et 490 du Jugement. La Chambre d’appel constate
que le troisième moyen du second motif d’appel de Krnojelac est donc également
mal fondé.
- La Chambre d’appel rejette en conséquence ce deuxième motif d’appel.
B. Cinquième motif d’appel de Krnojelac : responsabilité
du supérieur hiérarchique pour les sévices infligés à l’encontre de détenus
- Krnojelac soutient que la Chambre de première instance a eu tort de le
déclarer coupable en tant que supérieur hiérarchique, au sens de l’article
7 3) du Statut, d’actes inhumains et de traitements cruels à raison des sévices
commis76. Il demande à la Chambre d’appel
d’annuler les déclarations de culpabilité prononcées sur la base des chefs
5 et 7 de l’Acte d’accusation77.
- D’une manière générale, Krnojelac soutient que la Chambre de première instance
a eu tort de conclure qu’il savait que des sévices étaient infligés aux détenus.
Il conteste les trois principaux éléments de preuve sur lesquels la Chambre
de première instance s’est appuyée pour déterminer s’il avait la connaissance
requise, tels que présentés ci-après. La Chambre d’appel remarque que la Défense
avance un certain nombre d’arguments, parmi lesquels figurent des allégations
de contradictions ou d’erreurs dans le raisonnement de la Chambre de première
instance s’agissant de ces trois éléments de preuve. Il est à noter que conformément
aux critères applicables à l’examen des erreurs en appel78,
la Chambre d’appel traitera uniquement les arguments satisfaisant à la charge
de la preuve en appel et non ceux visant à simplement contredire les conclusions
de la Chambre de première instance.
1. Les sévices infligés à Ekrem Zekovic
- La Défense conteste le paragraphe 309 du Jugement dans lequel la Chambre
de première instance n’a pas considéré comme crédible l’affirmation de Krnojelac
selon laquelle il nie avoir assisté aux sévices ou avoir vu une quelconque
marque ou indication qui aurait pu l’amener à la conclusion que Zekovic avait
pu être battu. La Défense conteste en particulier la conclusion de la Chambre
de première instance selon laquelle :
[…] l’Accusé était intervenu pour mettre un terme aux
sévices que l’un des gardiens du KP Dom infligeait à Zekovic. Le gardien
en question, Milenko Burilo, a continué de s’en prendre à Zekovic tandis
que l’Accusé l’emmenait. A un moment donné, Burilo a projeté contre le
mur Zekovic, qui a perdu connaissance. La Chambre ne voit dans les propos
de l’Accusé aucune raison de douter que Zekovic ait dit la vérité79.
La Défense fait valoir en substance que « la Chambre de première instance
a établi que ces faits s’étaient produits le 8 ou le 9 juillet 1993, c’est-à-dire
à une date à laquelle [Krnojelac] n’était plus le directeur du KP Dom, même
officiellement »80. Elle affirme que
la responsabilité de Krnojelac en tant que supérieur hiérarchique ne pouvait
donc être engagée81.
- Contrairement à ce qu’affirme la Défense, la Chambre d’appel ne voit aucune
contradiction ou incohérence dans les conclusions de la Chambre de première
instance. Cette dernière a indiqué au paragraphe 96 du Jugement que, « [d](e
son propre aveu, [Krnojelac] a été directeur du KP Dom du 18 avril 1992 jusqu’à
la fin juillet 1993 ». Elle a en outre précisé que, « [d](ans sa déposition,
[Krnojelac] a déclaré avoir cessé de travailler au KP Dom à la fin de juillet
1993 »82. Les sévices commis à l’encontre
de Zekovic ayant eu lieu le 9 juillet 1993, soit plusieurs semaines avant
son départ en tant que directeur de la prison, il n’est pas déraisonnable
pour la Chambre de première instance de considérer que Krnojelac était directeur
de la prison au moment des faits.
2. Krnojelac était informé de l’existence de sévices
- La Défense soutient que la Chambre de première instance s’est fondée à
tort, au paragraphe 310 du Jugement, sur le fait que plusieurs détenus avaient
informé Krnojelac des sévices infligés pour conclure qu’il en avait connaissance83.
Elle fait valoir qu’« [i](l est logique de penser que les détenus n’ont pas
nécessairement dit la vérité à [Krnojelac], ou que celui-ci n’était pas forcé
d’accepter leurs affirmations sans réserve ni doute […] [En outre,] [a](ucun
élément fiable n’a montré la crédibilité de ces allégations et la Défense
est d’avis que la Chambre de première instance ne peut les considérer comme
une preuve que l’Accusé avait été mis au courant des sévices pratiqués »84.
De plus, la Défense fait valoir que les exemples cités concernant les prétendus
bruits, dénotant les sévices, rapportés à Krnojelac, remontent à la période
à laquelle Krnojelac venait tout juste de commencer à travailler au KP Dom.
- Selon la Chambre d’appel, la question que devait résoudre la Chambre de
première instance n’était pas celle de savoir si ce qui était rapporté à Krnojelac
était effectivement vrai mais si les informations que lui fournissaient les
détenus étaient suffisantes pour constituer « des informations alarmantes »
lui faisant obligation en tant que supérieur hiérarchique, de mener une enquête
ou de se renseigner. En l’espèce, la Défense n’a pas démontré que la conclusion
de la Chambre de première instance sur ce point est déraisonnable. En outre,
le fait que Krnojelac venait tout juste de commencer à travailler au KP Dom
n’est raisonnablement pas un élément atténuant son devoir d’enquête et sa
responsabilité.
3. Des traces de sévices visibles sur les détenus
- La Défense fait valoir les incohérences suivantes :
- la Chambre de première instance elle-même a jugé que certains détenus
portaient déjà des traces de coups à leur arrivée au KP Dom, et c’est donc
à tort qu’elle en a conclu que Krnojelac savait forcément que les détenus
étaient battus dans le camp pour cette raison85 ;
- qu’un grand nombre de témoins à charge ont indiqué que les sévices avaient
généralement et presque exclusivement été pratiqués le soir lorsque, d’après
leur déposition, Krnojelac ne se trouvait pas au KP Dom86
;
- S’agissant de la première allégation, la Chambre d’appel est d’avis qu’elle
ne prouve nullement que la conclusion de la Chambre de première instance figurant
au paragraphe 311 du Jugement est entachée d’erreur. La Chambre d’appel rappelle
la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle « les conséquences
des sévices pour les détenus, les difficultés que certains avaient à marcher
et les douleurs qu’ils ressentaient suite aux sévices endurés n’ont
pu échapper à personne »87. Le fait que
certains détenus avaient des blessures en arrivant ne rend pas déraisonnable
la conclusion de la Chambre de première instance.
- Concernant la seconde allégation, la Chambre d’appel rappelle que ce qui
est important, c’est ce que Krnojelac voyait quand il était au KP Dom. Or,
il n’est pas déraisonnable pour une Chambre de première instance de considérer
que Krnojelac disposait de suffisamment d’informations pour être averti que
des sévices étaient commis et que les gardiens du KP Dom étaient impliqués
dans la commission de ces sévices88.
- Ce motif d’appel doit donc être rejeté.
IV. APPEL DU PROCUREUR
A. Premier motif d’appel du Procureur : la définition
de la participation à une entreprise criminelle commune et son application
à l’espèce
- Le premier motif d’appel soulevé par le Procureur allègue des erreurs de
droit dans la définition par la Chambre de Première instance des éléments
constitutifs de la participation à une entreprise criminelle commune89
ainsi que dans l’application de cette définition aux faits de l’espèce. Selon
le Procureur une application correcte de la définition de l’entreprise criminelle
commune aurait conduit à retenir la responsabilité de Krnojelac comme coauteur
et non comme complice des crimes de persécution (emprisonnement et actes inhumains)
et de traitements cruels (conditions de vie) sur la base des chefs 1 et 15
de l’acte d’accusation. Le Procureur sollicite la modification en conséquence
de la condamnation et l’augmentation de la peine prononcée90.
1. Les prétendues erreurs de droits relatives à
la définition de la participation à une entreprise criminelle commune
- Le Procureur se fonde sur la définition de la participation à une entreprise
criminelle commune comme une forme de « commission » au sens de l’article
7 1) du Statut telle qu’elle résulte de l’Arrêt Tadic. Il fait valoir
que cette conclusion a été reprise dans les Jugements Krstic et Kvocka91,
tout en concédant l’existence de certaines décisions de première instance
qui s’en écartent92. Selon le Procureur,
la « commission » d’un crime au sens de l’article 7 1) du Statut s’entend
non seulement de la commission directe des différents éléments constitutifs
du crime par l’accusé, mais encore de la commission avec d’autres comme coauteur,
à travers la participation à une entreprise criminelle commune93.
- Le Procureur soutient que la Chambre de première instance a commis quatre
erreurs de droit en définissant les éléments de la responsabilité découlant
de la participation à une entreprise criminelle commune.
a) Identification d’une troisième catégorie de
« participants »
- Le Procureur soutient que la Chambre de première instance a commis une
erreur de droit en assimilant la responsabilité du participant à l’entreprise
criminelle commune à une forme de coaction « accomplice liability »
distincte de la commission du crime94.
Selon le Procureur cette approche revient à distinguer trois formes de responsabilité :
celle de l’auteur principal (« principal offender ») qui commet physiquement
le crime ; celle du coauteur « accomplice » qui participe à l’entreprise criminelle
commune sans le commettre physiquement, et le complice (« aider and abettor »)
qui a conscience d’apporter sa contribution à l’entreprise criminelle sans
en partager l’intention 95. Selon le
Procureur, la distinction ainsi opérée entre l’auteur principal et le coauteur
est contraire à l’Arrêt Tadic qui met sur le même plan ceux qui exécutent
les éléments matériels du crime et ceux qui y contribuent de façon significative
et en partagent l’intention 96. Le Procureur
conteste également les conclusions de la Chambre de première instance aux
paragraphes 75 et 77 du Jugement dont il ressort selon lui que la distinction
entre les différents types de participants au crime ne serait pas nécessaire
au regard de la détermination de la peine97.
- A l’appui de son argument, le Procureur se réfère au paragraphe 77 du Jugement,
dont la partie pertinente se lit comme suit dans la version anglaise qui fait
autorité :
[…] This Trial Chamber, moreover, does not, with
respect, accept the validity of the distinction which Trial ChamberI has
sought to draw between a co-perpetrator and an accomplice. This Trial
Chamber prefers to follow the opinion of the Appeals Chamber in Tadic,
that the liability of the participant in a joint criminal enterprise
who was not the principal offender is that of an accomplice. For convenience,
however, the Trial Chamber will adopt the expression “co-perpetrator”
(as meaning a type of accomplice) when referring to a participant in a
joint criminal enterprise who was not the principal offender98.
- Krnojelac répond que cet argument relève de la spéculation pure et simple
dans la mesure où il n’a pas été déclaré coupable en tant que participant
à une entreprise criminelle commune mais en tant que complice. Il ajoute,
qu’à supposer valable les arguments théoriques avancés par le Procureur au
sujet de l’entreprise criminelle commune, la preuve n’a pas été faite qu’il
partageait l’intention des participants à l’entreprise criminelle commune,
et qu’il devrait donc, si l’on suit le raisonnement du Procureur, être déclaré
coupable comme coauteur99. A cet argument,
le Procureur réplique que « cette question a été soulevée dans le but d’amener
la Chambre d’appel à corriger une conclusion juridique erronée et ne se rapporte
pas, au sens strict, au comportement de Krnojelac et aux crimes qui lui ont
été imputés »100 .
- La Chambre d’appel considère que l’argument du Procureur pose la question
du sens donné par la Chambre de première instance au terme accomplice.
La Chambre d’appel relève tout d’abord que dans la jurisprudence du Tribunal,
y compris dans un même arrêt, ce terme est employé en fonction du contexte
dans des sens différents et peut décrire un coauteur (il est alors synonyme
de co-perpetrator) ou un complice (il est alors synonyme de aider
and abettor )101.
- La Chambre d’appel note que si la version française de l’Arrêt Tadic
reflète fidèlement le sens donné en fonction du contexte par la Chambre
d’appel au terme accomplice, tel n’est pas le cas dans la version française
du Jugement dont appel. Ainsi, au paragraphe 77 du Jugement en français, et
bien que la note de bas de page 230 de ce jugement précise qu’un accomplice
d’une entreprise criminelle commune est une personne qui partage l’intention
d’exécuter cette entreprise et dont les actes facilitent la commission du
crime convenu102, le terme accomplice
a été traduit par « complice » au lieu de « coauteur » dans le texte
du paragraphe.
- La Chambre d’appel analyse maintenant la question de savoir si la Chambre
de première instance a correctement utilisé les termes accomplice et
co- perpetrator, c’est-à-dire le terme de coauteur s’agissant
des participants à une entreprise criminelle commune autre que l’auteur principal.
La Chambre d’appel note que, ce faisant, la Chambre de première instance a
repris la terminologie utilisée dans l’Arrêt Tadic. La Chambre de première
instance a indiqué au paragraphe 77 du Jugement dont appel que «par commodité,
la Chambre de première instance adoptera le terme « coauteur » (au sens de
accomplice) lorsqu’elle parlera d’un participant à une entreprise criminelle
commune qui n’était pas l’auteur principal. » La note de bas de page 230 vient
ensuite préciser que l’accomplice d’une entreprise criminelle commune
est une personne qui partage l’intention d’exécuter cette entreprise et dont
les actes facilitent la commission du crime convenu. La Chambre d’appel considère
que la Chambre de première instance n’a donc pas commis d’erreur dans l’utilisation
qu’elle a faite des termes accomplice ou co-perpetrator .
- La Chambre d’appel examine ensuite la question de savoir si la Chambre
de première instance a commis une erreur de droit en considérant que la notion
de « commission » au sens de l’article 7 1) du Statut devait être réservée
à l’auteur principal du crime. En effet, tout en considérant que « les agissements
d’un participant à une entreprise criminelle commune qui n’était pas l’auteur
principal sont nettement plus graves que ceux d’un simple complice de l’auteur
principal »103, la Chambre de première
instance a estimé que le terme « commis » ne s’appliquait pas au participant
à l’entreprise criminelle commune qui n’a pas personnellement et physiquement
commis le crime. Sur ce point, le passage pertinent du Jugement se trouve
au paragraphe 73 et se lit comme suit dans la version anglaise qui fait autorité :
[t]he Prosecution has sought to relate the criminal
liability of a participant in a joint criminal enterprise who did not
physically commit the relevant crime to the word “committed” in Article
7(1), but this would seem to be inconsistent with the Appeals Chamber’s
description of such criminal liability as a form of accomplice liability
[note de bas de page, renvoyant à l’Arrêt Tadic, par. 192] and
with its definition of the word “committed” as “first and foremost the
physical perpetration of a crime by the offender himself” [note de bas
de page, renvoyant à l’Arrêt Tadic, par. 188]. For convenience,
the Trial Chamber proposes to refer to the person who physically committed
the relevant crime as the “principal offender”104.
Contrairement à la Chambre de première instance, la Chambre d’appel ne
considère pas que la thèse du Procureur soit en contradiction avec l’Arrêt
Tadic. La Chambre d’appel relève que le paragraphe 188 de cet Arrêt
partiellement cité par la Chambre de première instance se lit comme suit :
Cette disposition [l’article 7 1) du Statut] couvre
d’abord et avant tout la perpétration physique d’un crime par l’auteur
lui-même, ou l’omission coupable d’un acte requis en vertu d’une règle
de droit pénal. Toutefois, on considère que la perpétration 105
de l’un des crimes visés aux articles 2, 3 4 ou 5 du Statut peut aussi
revêtir la forme d’une participation à la réalisation d’un dessein ou
d’un but commun.
La Chambre d’appel considère que la thèse du Procureur est justifiée et
rappelle qu’elle a été confirmée depuis dans l’affaire Ojdanic. La
Chambre d’appel considère en effet la participation à une entreprise criminelle
commune comme une forme de « commission » visée à l’article 7 1) du Statut.
Pour plus de précision sur ce point, la Chambre d’appel renvoie à la partie
du présent Arrêt relative au rappel du droit applicable106.
- La Chambre d’appel considère toutefois que l’erreur de la Chambre de première
instance n’est pas de nature à invalider le Jugement et constate que le Procureur
demande uniquement à ce titre la correction d’une conclusion juridique erronée.
- La Chambre d’appel examine enfin l’argument du Procureur relatif aux conclusions
de la Chambre de première instance aux paragraphes 75 et 77 du Jugement au
sujet de la nécessité ou non de distinguer entre l’auteur principal du crime
et les autres participants à l’entreprise criminelle commune quand à la détermination
de la peine. La Chambre de première instance a considéré qu’une telle distinction
n’est pas nécessaire pour déterminer la peine maximale encourue par chacun107.
Elle a ensuite rappelé que la peine devait rendre compte de la gravité des
actes quelle que soit la qualification retenue, tout en précisant qu’il était
des circonstances où le participant à une entreprise criminelle commune pouvait
mériter une peine plus lourde que l’auteur principal108.
Elle a par ailleurs affirmé que les agissements d’un participant à l’entreprise
criminelle commune étaient plus graves que celui d’un complice de l’auteur
principal dans la mesure où le premier doit partager l’intention de l’auteur
principal alors que le second a seulement besoin d’en être informé. La Chambre
d’appel considère que le Procureur n’a pas démontré en quoi de telles conclusions
seraient erronées.
b) Réunion erronée des deux premières catégories
d’entreprise criminelle commune
- L’erreur alléguée à ce titre recouvre deux griefs qui concernent le paragraphe
81 du Jugement. Le Procureur prétend tout d’abord que la Chambre de première
instance a commis une erreur de droit en réunissant les deux premières catégories
d’entreprise criminelle commune pour n’en faire qu’une109.
- Le paragraphe 81 du Jugement se lit comme suit :
Une personne participe à une entreprise criminelle commune
soit :
i) en prenant directement part (en tant qu’auteur principal)
à l’exécution110 du crime lui-même ;
ii) en étant présente au moment des faits et (tout en
sachant que le crime est sur le point ou en train d’être commis) en aidant
ou encourageant intentionnellement un autre participant à l’entreprise
criminelle commune à le perpétrer 111;
ou
iii) en apportant sciemment et de propos délibéré son
concours à un système dans le cadre duquel le crime est commis du fait
de son pouvoir ou de ses fonctions.
- Le Procureur soutient que cette formulation ne rend pas compte de tout
l’éventail des agissements criminels envisagés dans la définition que donne
l’Arrêt Tadic des deux premières catégories d’entreprise criminelle
commune. Selon lui, la formulation du paragraphe 81 précité exige qu’un participant
à l’entreprise criminelle commune absent au moment des faits appartienne à
un système criminel. Si l’entreprise criminelle ne peut être qualifiée
de système, il est impossible de mettre en cause la responsabilité d’une personne
(un dirigeant politique, par exemple ) qui a joué un rôle important dans l’organisation
et la planification d’une entreprise criminelle commune mais qui était absente
pendant les faits. Le Procureur fait valoir que, selon l’Arrêt Tadic,
deux des éléments de l’actus reus que suppose l’entreprise criminelle
commune sont : 1) la pluralité des personnes et 2) un dessein criminel commun.
L’existence d’un système n’a été envisagée qu’en relation avec la seconde
forme d’entreprise criminelle commune dégagée à partir des affaires reposant
sur un « système de mauvais traitements » et ne constitue pas une condition
générale applicable aux autres formes d’entreprise criminelle commune.
- De manière générale, l’intimé conteste que la Chambre de première instance
ait combiné ces deux formes de responsabilité. Il fait également valoir que
la deuxième forme de responsabilité, celle liée à l’existence d’un système,
est présentée par l’Arrêt Tadic comme une variante de la première,
propre aux affaires des camps de concentration jugées après la Deuxième Guerre
mondiale et ne doit pas être appliquée à d’autres affaires de camps de détention
comme en l’espèce112. Le Procureur réplique
que cet argument de la Défense est infondé et a été clairement rejeté dans
le Jugement Kvocka s’agissant d’évènements survenus dans un camp de
détention dans le cadre du conflit de l’ex-Yougoslavie113.
- La Chambre d’appel comprend que, aux paragraphes 80 et 81 du Jugement dont
il est fait appel, la Chambre de première instance définit les formes élémentaires
de l’entreprise criminelle commune114.
La Chambre d’appel note qu’au paragraphe 80 du Jugement, la Chambre de première
instance définit l’entente qui caractérise l’entreprise criminelle commune
et qu’au paragraphe 81, elle énumère les comportements qui caractérisent selon
elle les différentes formes de participation à l’entreprise criminelle commune.
Par ailleurs, la Chambre d’appel comprend que la Chambre de première instance
entend décrire par cette énumération l’ensemble des formes de participation
à une entreprise criminelle commune. De l’avis de la Chambre d’appel, le grief
avancé par le Procureur selon lequel la Chambre de première instance aurait
artificiellement réuni les deux premières formes de participation à l’entreprise
criminelle commune est infondé. En effet, les trois formes de participation
envisagées par la Chambre sont à l’évidence alternatives compte tenu de l’utilisation
du terme « soit » dans la phrase « Une personne participe à une entreprise
criminelle commune soit : », et la Chambre de première instance de décrire
en suite les différentes formes de participation.
- La Chambre d’appel examine à présent le second grief du Procureur relatif
à l’utilisation par la Chambre de première instance de l’expression « en étant
présent au moment des faits » dans la seconde forme de participation envisagée
à l’alinéa ii). Conformément à sa jurisprudence dans l’Arrêt Tadic,
la Chambre d’appel rappelle que dès lors que le participant à l’entreprise
criminelle commune partage le dessein de cette entreprise, sa participation
peut prendre la forme d’une assistance ou d’une contribution en vue de la
réalisation du projet ou objectif commun. Il n’est pas nécessaire que l’intéressé
commette physiquement et personnellement le ou les crimes visés par l’entreprise
criminelle commune. La Chambre d’appel considère que la présence du participant
à l’entreprise criminelle commune au moment de la commission du crime par
l’auteur principal n’est pas davantage nécessaire pour retenir cette forme
de responsabilité.
- La Chambre d’appel considère qu’il existe sur ce point une contradiction
évidente dans le Jugement entre le texte de l’alinéa ii) du paragraphe 81
et celui de la note de bas de page 236 insérée dans le paragraphe suivant
et qui se lit comme suit :
Décision relative à la forme du deuxième acte d’accusation
modifié, 11 mai 2000. Dans cette décision, le participant direct à l’entreprise
criminelle commune, c'est -à-dire la personne qui commet matériellement
le crime, est considéré comme un coauteur et non comme un auteur. Etant
donné l’ambiguïté créée autour du terme « coauteur » par les arguments
susmentionnés de l’Accusation, la Chambre de première instance préfère
utiliser le terme d’auteur principal pour indiquer clairement que le crime
est commis par la personne qui l’exécute matériellement et personnellement.
Au paragraphe ii), la Chambre de première instance parle d’une personne
présente au moment où une autre commet le crime. Cependant la présence
au moment des faits n’est pas nécessaire. Une personne peut toujours être
tenue responsable d’actes criminels perpétrés par d’autres en son absence
– il suffit juste qu’elle passe un accord avec ces individus en vue de
l’exécution d’un crime.115
La lecture de la décision susvisée révèle l’énumération faite au paragraphe
81 du Jugement reprend dans son intégralité celle effectuée au paragraphe
15 de ladite décision à une différence près : la note de bas de page 24
insérée dans le point ii) de la décision précise que « la présence de cette
personne lors de la perpétration du crime et le fait qu’elle soit disposée
à apporter son aide si nécessaire suffisent à établir que celle-ci a encouragé
l’autre participant à l’entreprise criminelle commune à commettre le crime ».
Dans ce contexte, la Chambre d’appel est convaincue que la Chambre de première
instance a voulu dans son Jugement rectifier l’énumération empruntée à sa
décision du 11 mai 2000 en précisant que la présence du participant à l’entreprise
criminelle commune au moment de la commission du crime par l’auteur principal
n’est pas nécessaire. Cette clarification intervient dans une note de bas
de page et semble contredire le corps du Jugement. Cependant, la Chambre
d’appel est convaincue qu’il s’agit là d’une erreur de rédaction et non
d’une erreur de droit. Le motif d’appel du Procureur est donc également
rejeté sur ce point.
c) L’étendue du partage d’intention et l’accord
supplémentaire requis
- La première erreur de droit soulevée à ce titre par le Procureur est relative
au paragraphe 83 du Jugement. Le Procureur soutient que la Chambre de première
instance a commis une erreur de droit en exigeant, pour établir la forme élémentaire
de l’entreprise criminelle commune, que le Procureur démontre que « tous les
accusés et (s’il n’en fait ou n’en font pas partie) le ou les auteurs principaux
partageaient la même intention coupable requise pour ce crime. » Selon le
Procureur cette exigence ne résulte pas de la jurisprudence Tadic. Le
Procureur ajoute qu’une telle approche pourrait rendre la notion d’entreprise
criminelle commune superflue dans le contexte de la criminalité d’Etat116.
Le Procureur illustre ce propos par l’exemple de hauts responsables politiques
et militaires ayant planifié la destruction massive et à distance d’objectifs
civils (hôpitaux, écoles) situés dans une zone particulière dans le but de
démoraliser l’ennemi, sans que les militaires chargés de conduire ces attaques
partagent le but en question ni aient même connaissance de la nature des objectifs
en question. Dans un tel contexte, de l’avis du Procureur, la condition exigée
par la Chambre de première instance ne permettrait pas d’appliquer la notion
d’entreprise commune.
- La Chambre d’appel considère que, hormis le cas particulier de la forme
élargie d’entreprise criminelle commune, la notion même d’entreprise criminelle
commune117 suppose que ses participants
autres que le ou les auteurs principaux des crimes commis dans ce cadre partagent
avec ces derniers une intention criminelle commune. La Chambre d’appel constate
que le Procureur n’avance pas d’argument en sens contraire et ne démontre
pas en quoi cette exigence serait contraire à l’Arrêt Tadic comme
il le prétend. La Chambre d’appel précise en particulier que l’exemple développé
par le Procureur pour soutenir sa thèse sur ce point s’inscrit a priori
davantage dans le cadre de la planification d’un crime prévu au Statut
envisagée par l’article 7 1) que dans le cadre de l’entreprise criminelle
commune.
- La seconde erreur de droit soulevée par le Procureur concerne l’exigence
par la Chambre de première instance d’un accord entre le participant à l’entreprise
commune autre que le ou les auteurs principaux et ces derniers en vue de commettre
divers crimes participant de l’entreprise criminelle commune. Selon le Procureur,
une telle exigence est incompatible avec le contexte d’un système de mauvais
traitements tel que celui envisagé par l’Arrêt Tadic dans la deuxième
catégorie d’affaires 118. Le Procureur
considère que la personne qui est la plus haute autorité dans une structure
où des détenus sont maltraités pour des raisons discriminatoires, qui est
informée des crimes commis dans ce cadre, et de surcroît y contribue, ne peut
pas être considérée comme un simple complice des crimes mais comme coauteur.
Selon le Procureur, l’approche de la Chambre de première instance revient
à nier la spécificité du système et à le décomposer en évènements indépendants
avant de rechercher s’il existait pour chaque fait ou série de faits un accord,
jamais plaidé et juridiquement superflu, entre les individus ayant physiquement
commis les crimes et la personne investie de cette autorité. Le Procureur
soutient qu’une fois que l’accusé se joint sciemment et délibérément à un
système de mauvais traitements et y contribue de manière substantielle, l’
« accord » en question est soit subsumé sous l’adhésion au système dans son
ensemble, y compris à son mode de fonctionnement et aux résultats obtenus,
soit remplacé par cette adhésion, qui se déduit de la connaissance qu’il a
du système de mauvais traitements et de l’intention de le maintenir.
- À cela Krnojelac répond que « pour que soient respectés les principes élémentaires
de la justice internationale pénale, il faut apprécier précisément chaque
infraction commise pendant la durée de vie de l’entreprise criminelle commune,
car c’est là le seul moyen d’établir précisément la responsabilité pénale
des personnes accusées »119.
- La Chambre d’appel comprend que le Procureur pose en réalité les deux questions
suivantes :
- La Chambre de première instance a-t-elle commis une erreur de droit
en compartimentant les différents types de crimes participant de l’entreprise
criminelle commune ?
- La Chambre de première instance a-t-elle commis une erreur de droit
en exigeant la preuve d’un accord entre Krnojelac et les auteurs principaux
des crimes en question ?
La Chambre d’appel examinera ces questions successivement.
i) La Chambre de première instance a-t-elle commis
une erreur de droit en compartimentant les différents types de crimes participant
de l’entreprise criminelle commune ?
- Le Procureur reproche à la Chambre de première instance d’avoir compartimenté
en fonction des différentes catégories des crimes sous-tendant la qualification
de persécution les comportements qu’il envisageait comme participant d’un
système.
- La Chambre d’appel considère tout d’abord que, si elle est clairement inspirée
des affaires de camps d’extermination et de concentration de la seconde guerre
mondiale, la seconde catégorie d’affaires définie par l’Arrêt Tadic (ci-après
«systémique ») peut s’appliquer à d’autres affaires que celles-ci, notamment
dans le cadre des violations graves du droit international humanitaire commis
sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991. Même si les auteurs des
faits jugés dans les affaires de camps de concentration précitées étaient
pour la plupart membres d’organisations criminelles, la jurisprudence Tadic
n’a pas considéré qu’une telle appartenance fût nécessaire pour retenir
cette forme de participation à l’entreprise criminelle commune. Ce qui caractérise
cette catégorie d’affaire, variante de la première, d’après l’Arrêt Tadic,
c’est l’existence d’un système organisé visant à la réalisation d’un but criminel
commun. S’agissant de l’intention requise, il faut que l’accusé ait eu personnellement
connaissance du système en question (que cela soit prouvé par un témoignage
précis ou déduit des pouvoirs que détenait l’accusé ), et qu’il ait eu l’intention
de contribuer à ce système concerté. Le Procureur pouvait donc recourir à
cette forme d’entreprise criminelle commune.
- La Chambre d’appel constate à la lecture du Jugement que le reproche de
compartimentation semble bien refléter la démarche suivie par la Chambre de
première instance. En effet, la Chambre d’appel constate que la Chambre de
première instance a bien considéré que les auteurs principaux de l’emprisonnement
illégal participaient à un « système »120
mais ne s’est cependant plus référée expressément à la notion de système s’agissant
de déterminer si Krnojelac partageait ou non le but commun aux auteurs de
chacune des catégories de crimes sous-jacents visées dans l’Acte d’accusation.
Afin d’apprécier s’il s’agit en l’espèce d’une erreur de droit, la Chambre
d’appel va replacer cette démarche dans son contexte en examinant quelle était
la thèse retenue par l’acte d’accusation.
- La Chambre d’appel relève que, en l’espèce, le Procureur a initialement
envisagé la responsabilité de l’accusé dans le cadre d’une commission personnelle
et physique des actes sous-jacents au crime de persécution, comme en témoigne
le libellé du premier acte d’accusation121.
Elle a ensuite dans son second acte d’accusation modifié envisagé pour la
première fois la responsabilité de l’accusé comme ayant participé à l’exécution
d’un plan commun comprenant la somme des actes sous-jacents au crime de persécution
poursuivis.
- Le Procureur a ensuite, dans son Mémoire préalable au procès, eu recours
aux différentes théories d’entreprise criminelle commune s’agissant de la
responsabilité de l’accusé du chef de persécution. Il a tout d’abord eu recours
à la première catégorie d’entreprise criminelle commune élémentaire envisagée
par l’Arrêt Tadic, s’agissant de l’emprisonnement, des conditions de
vie inhumaines, du travail forcé et des déportations, et ce à raison de la
participation active aux crimes participant du but commun et l’omission de
les prévenir ou d’y mettre un terme122.
Le Procureur a ensuite eu recours à la théorie de l’entreprise criminelle
commune systémique, à savoir « un système de répression »123,
ainsi qu’à la théorie de l’entreprise criminelle élargie124.
- Cependant, la Chambre d’appel note que l’Acte d’accusation, pourtant postérieur
au Mémoire préalable au procès du Procureur, reprend, s’agissant du chef de
persécution, la théorie d’un but commun avec les gardiens et soldats
ayant pénétré dans le camp. Ce but n’est autrement défini que par la somme
des actes sous-jacents incriminés à savoir, emprisonnement, torture et sévices,
homicides, travaux forcés, conditions inhumaines, déportations et expulsion.
En effet, sur la base du chef 1 de l’Acte d’accusation, Milorad Krnojelac
est poursuivi pour avoir, d’avril 1992 à août 1993, alors qu’il dirigeait
le camp du KP Dom à Foca, agissant de concert avec les gardiens du KP Dom
placés sous son commandement et dans un but commun avec les gardiens
et soldats identifiés ailleurs dans ledit Acte d’accusation, persécuté des
détenus civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, pour des
raisons politiques, raciales ou religieuses. Le même acte d’accusation
définit le plan commun comme comprenant :
a) l’emprisonnement et l’incarcération routiniers et
prolongés, au KP Dom, de civils de sexe masculin, Musulmans et autres
non-Serbes, habitant la municipalité de Foca et ses environs ;
b) des tortures et des sévices corporels répétés des
civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, détenus au KP
Dom ;
c) nombre d’homicides de civils de sexe masculin, Musulmans
et autres non-Serbes, détenus au KP Dom ;
d) des travaux forcés prolongés et fréquents imposés
aux civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, détenus au
KP Dom ; et
e) la mise en place et le maintien de conditions inhumaines
imposées aux civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes,
emprisonnés au centre de détention du KP Dom.
f) la déportation et l’expulsion de civils, Musulmans
et autres non-Serbes, emprisonnés au centre de détention du KP Dom, vers
le Monténégro et d’autres destinations inconnues.
- La Chambre d’appel constate que la Chambre de première instance a clairement
suivi l’approche retenue dans l’Acte d’accusation en recherchant pour chacun
de ces éléments du but commun allégué par le Procureur si Krnojelac partageait
l’intention des auteurs principaux des crimes. Il s’agit de l’avis de la Chambre
d’appel d’une approche qui correspond davantage à la première catégorie d’entreprise
criminelle commune qu’à la seconde mais ne constitue pas une erreur de droit
dans la mesure où le Procureur n’a pas assorti son recours à la théorie de
l’entreprise criminelle commune systémique d’une définition plus adaptée du
but commun125. La Chambre d’appel va
maintenant examiner la seconde question soulevée par ce moyen d’appel.
ii) La Chambre de première instance a-t-elle
commis une erreur de droit en exigeant la preuve d’un accord entre Krnojelac
et les auteurs principaux des crimes en question ?
- La Chambre d’appel constate tout d’abord que, tel que l’allègue le Procureur,
il ressort du Jugement que la Chambre de première instance a exigé la preuve
d’un accord entre Krnojelac et les auteurs principaux des crimes s’agissant
d’apprécier s’il pouvait être tenu personnellement responsable comme participant
à l’entreprise criminelle commune. Ainsi, la Chambre de première instance
a-t-elle considéré que le Procureur devait établir 1) l’existence d’un accord
entre Krnojelac, les gardiens de la prison et les autorités militaires en
vue de soumettre les détenus non serbes à des conditions inhumaines qui constituaient
des actes inhumains et un traitement cruel et que chacun des participants
à cette entreprise, y compris Krnojelac, partageait l’intention de commettre
ce crime126 ; 2) l’existence d’un accord
entre Krnojelac et les autres participants [gardiens et soldats] pour persécuter
lesdits détenus en commettant les crimes sous-jacents établis, et le fait
que les auteurs principaux et Krnojelac partageaient non seulement l’intention
requise pour chacun des crimes sous-jacents, mais également l’intention de
discriminer en les perpétrant127.
- La Chambre d’appel rappelle que s’agissant des crimes envisagés dans le
cadre d’une entreprise criminelle commune systémique, l’intention des participants
autres que les auteurs principaux suppose la connaissance personnelle du système
de mauvais traitements (que cela soit prouvé par un témoignage précis ou déduit
des pouvoirs que détenait l’accusé), et l’intention de contribuer à ce système
concerté de mauvais traitements. Suivant ces critères, il s’agit moins de
prouver l’existence d’un accord plus ou moins formel entre l’ensemble des
participants que leur adhésion au système. Comme l’a rappelé la Chambre d’appel
dans l’Arrêt Tadic, dans sa récapitulation de l’affaire de Belsen,
l’assesseur a résumé et approuvé l’argument juridique du Procureur dans les
termes suivants :
L’argument de l’Accusation est que tous les accusés
qui faisaient partie du personnel à Auschwitz savaient qu’un certain système
y était appliqué et qu’un certain état d’esprit y régnait. En contribuant
d’une manière ou d’une autre d’un commun accord à administrer le camp
de manière brutale, toutes ces personnes ont adhéré à cet état d’esprit128.
- La Chambre d’appel considère que, s’agissant d’établir l’intention de participer
à une entreprise criminelle commune systémique, la Chambre de première instance
a été au-delà du critère posé par la Chambre d’appel dans l’affaire Tadic,
en exigeant la preuve d’un accord portant sur la commission de chacun
des crimes relevant du but commun. Dès lors qu’il résulte des conclusions
de la Chambre de première instance que le système en place au KP Dom visait
l’imposition aux détenus non serbes, dans un but discriminatoire, des conditions
de vie inhumaines et des mauvais traitements la Chambre de première instance
se devait de rechercher si Krnojelac avait connaissance de ce système et adhérait
à ce dernier, sans qu’il soit nécessaire d’établir qu’il avait passé avec
les gardiens et soldats auteurs principaux des crimes impliqués par ce système
un accord en vue de leur commission. De l’avis de la Chambre d’appel, la portée
de cette erreur dépend de la question de savoir si l’application du critère
posé par l’arrêt Tadic, à savoir la détermination de l’intention à
partir de la connaissance du système et de l’adhésion à ce dernier, au lieu
du critère retenu par la Chambre de première instance exigeant l’accord susvisé,
aurait conduit à engager la responsabilité pénale de Krnojelac comme coauteur
et non comme simple complice. Si tel est bien le cas, il y a lieu de considérer
que l’erreur en question a invalidé le jugement. Or, la Chambre d’appel constate
que la seconde erreur alléguée par le Procureur porte précisément sur l’application
aux faits du critère de l’intention par la Chambre de première instance. La
réponse à cette deuxième question permettra de conclure par la même occasion
sur la question de la portée de l’erreur de la Chambre de première instance.
Cette seconde allégation d’erreur est examinée au point 2) de la sous-section
B ci-après.
2. L’application du droit aux faits de l’espèce
- La Chambre d’appel examinera dans un premier temps le moyen soulevé par
le Procureur au regard du crime particulier de persécution à raison de l’emprisonnement
des détenus non serbes au KP Dom, puis dans un second temps le moyen tiré
de l’application erronée du critère de l’intention dans le cadre de la seconde
catégorie d’entreprise criminelle commune.
a) L’allégation de conclusion erronée de la Chambre
de première instance concernant le crime d’emprisonnement
- Le Procureur soutient que la Chambre de première instance a commis une
erreur de droit et/ou de fait en considérant, au moment d’examiner si Krnojelac
savait que les détenus non serbes étaient emprisonnés illégalement et que
ses actes ou omissions contribuaient au maintien de ce système illégal par
les auteurs principaux, qu’il était possible que celui-ci se soit contenté
d’exécuter des ordres sans partager l’intention criminelle de ceux qui les
lui avaient donnés. De l’avis du Procureur, la Chambre de première instance
a ainsi erronément assimilé l’intention criminelle au mobile, ce qui constitue
de son point de vue une erreur de droit. Selon le Procureur, il y a intention
dès lors que l’accusé est conscient de l’intention criminelle des autres coauteurs
et, guidé par cette connaissance, concourt délibérément à ce dessein commun,
et les mobiles de l’accusé sont à cet égard indifférents129.
Le Procureur cite à l’appui de son argument le Jugement de la Chambre de première
instance dans l’affaire Krstic. En tout état de cause, dans l’hypothèse
où la conclusion de la Chambre de première instance serait considérée comme
factuelle, le Procureur affirme qu’elle est infondée130.
Krnojelac, pour sa part, estime que la Chambre de première instance n’a commis
aucune erreur et ajoute que, si l’intention reste en droit un élément important,
le mobile peut mettre en lumière l’intention131.
- La Chambre d’appel est d’accord avec le Procureur lorsqu’il affirme que
l’intention criminelle partagée ne suppose pas, de la part du coauteur, un
enthousiasme, une satisfaction personnelle ou une initiative personnelle en
vue de contribuer à l’entreprise commune132.
- La Chambre d’appel se réfère au passage pertinent du Jugement qui se lit
comme suit :
La Chambre de première instance n’est pas convaincue
non plus que l’Accusation ait établi que l’Accusé partageait l’intention
d’emprisonner illégalement les détenus non serbes qu’impliquait l’entreprise
criminelle commune. La Chambre a déjà conclu que l’Accusé savait que l’emprisonnement
des détenus non serbes était illégal, et elle juge également qu’il savait
que ses actes et omissions contribuaient au maintien de ce système illégal
par les auteurs principaux. Elle n’est toutefois pas convaincue que la
seule conclusion que l’on puisse raisonnablement en tirer est que l’Accusé
partageait l’intention d’exécuter l’entreprise criminelle commune. En
particulier, elle juge que l’Accusation n’a pas exclu la possibilité raisonnable
que l’Accusé se soit contenté d’exécuter des ordres qui lui avaient été
donnés par ceux qui l’ont nommé au poste de directeur du KP Dom, sans
partager leur intention criminelle. Dans ces circonstances, la Chambre
de première instance est d’avis qu’il convient de considérer le comportement
criminel de l’Accusé comme celui d’un complice, au sens de l’article 7
1) du Statut, des auteurs principaux de l’entreprise criminelle commune
visant à l’emprisonnement illégal des détenus non serbes. […]133.
- La Chambre d’appel rappelle que l’existence d’un mobile purement personnel
n’est pas requise en droit international coutumier pour établir l’existence
d’un crime contre l’humanité134. La
Chambre d’appel rappelle également sa jurisprudence dans l’affaire Jelisic
selon laquelle s’agissant de l’intention spécifique requise pour le crime
de génocide « il est nécessaire de distinguer entre l’intention spécifique
et le mobile. Le mobile personnel du génocidaire peut, par exemple, être la
perspective d’un profit économique personnel, d’avantages politiques ou d’une
certaine forme de pouvoir. L’existence d’un mobile personnel n’empêche pas
que l’auteur soit également animé de l’intention spécifique de perpétrer un
génocide »135. La Chambre d’appel est
d’avis que cette distinction entre l’intention et le mobile s’impose également
dans le cas des autres crimes visés au Statut.
- S’agissant de l’expression « l’Accusation n’a pas exclu la possibilité
raisonnable que l’Accusé se soit contenté d’exécuter des ordres qui lui avaient
été donnés par ceux qui l’ont nommé au poste de directeur du KP Dom, sans
partager leur intention criminelle », utilisée en l’espèce par la Chambre
de première instance, la Chambre d’appel ne l’interprète pas comme signifiant
que la Chambre de première instance a confondu intention et mobile, ni estimé
que l’existence d’un mobile tel que l’exécution d’un ordre serait en tant
que telle exclusive de l’intention de participer à l’entreprise criminelle
commune. De l’avis de la Chambre d’appel, la Chambre de première instance
a considéré que cette intention n’était pas établie au-delà de tout doute
raisonnable par le Procureur.
- La Chambre d’appel considère en conséquence que l’erreur de droit soulevée
par le Procureur n’est pas établie. Elle examinera à présent s’il était déraisonnable
pour la Chambre de première instance de conclure que l’intention n’était pas
établie en l’espèce, dans le cadre de l’examen du moyen soulevé par le Procureur
au regard de l’application aux faits de l’intention requise s’agissant de
la seconde forme d’entreprise criminelle commune.
b) L’application erronée du critère de l’intention
dans le cadre de la seconde catégorie d’entreprise criminelle commune
- Le Procureur soutient que, vu les conclusions que la Chambre de première
instance a elle-même tirées136, une
application correcte du droit aux faits de l’espèce aurait dû conduire à déclarer
Krnojelac coupable en tant que coauteur et non complice des crimes de persécutions
(emprisonnement et actes inhumains) et traitements cruels (à raison des conditions
de vie imposées ) poursuivis sur la base des chefs 1 et 15137.
Le Procureur demande en conséquence à la Chambre d’appel de réviser le Jugement
sur ce point. Selon le Procureur, selon les propres conclusions de la Chambre
de première instance, les éléments suivants avaient été établis au-delà de
tout doute raisonnable :
- existence d’un système de détention illégale ;
- cas multiples de sévices, d’actes inhumains et de traitements cruels
commis dans ce système, tous dans l’intention de discriminer ;
- position d’autorité de Krnojelac ;
- connaissance qu’avait Krnojelac du système de détention illégale, des
sévices, actes inhumains et traitements cruels, ainsi que de l’intention
discriminatoire à l’origine de la commission de ces crimes (mauvais traitements) ;
- intention de Krnojelac de faciliter la commission des crimes en tant
que complice (implicite dans la conclusion de la Chambre de première instance
selon laquelle il a aidé et encouragé les crimes en question138.
De l’avis du Procureur, tous les éléments constitutifs de la seconde catégorie
de responsabilité découlant de la participation à une entreprise criminelle
commune identifiée dans l’Arrêt Tadic sont ainsi réunis dans les
conclusions de la Chambre de première instance et il était déraisonnable
de le considérer comme un simple complice139.
- Krnojelac répond que la Chambre de première instance n’a pas conclu qu’il
disposait de pouvoirs suffisants pour avoir été l’un des participants à l’entreprise
criminelle commune140. Il fait, en outre,
valoir que si l’argument du Procureur devait être retenu, il n’existerait
plus de différence entre complice et participant à l’entreprise criminelle
commune141.
- La Chambre d’appel prend tout d’abord en considération les conclusions
de la Chambre de première instance s’agissant de la commission des crimes
en question par leurs auteurs principaux, à savoir : 1) que des conditions
de vie inhumaines constitutives d’actes inhumains et de traitements cruels
avaient été imposées aux détenus non serbes du KP Dom avec l’intention de
les discriminer pour des raisons politiques ou religieuses et, en conséquence,
que le crime de persécution était établi142 ;
2) que les tortures, actes inhumains ou traitements cruels relevés aux paragraphes
5.15 et 5.23 de l’Acte d’accusation (pour ce qui est de FWS-03 uniquement)
ont été inspirés par des raisons discriminatoires143 ;
3) que la privation de liberté des détenus non serbes du KP Dom constituait
un emprisonnement au sens de l’article 5 e) du Statut.
- S’agissant de la détermination de l’intention de Krnojelac, la Chambre
de première instance a conclu que Krnojelac ne partageait pas l’intention
de commettre, dans le cadre d’une entreprise criminelle commune, les crimes
suivants :
- Conditions de vie constitutives d’actes inhumains : aux motifs
que le Procureur n’a établi ni que Krnojelac avait conclu un accord avec
les gardiens de la prison et les autorités militaires en vue de soumettre
les détenus non serbes à des conditions inhumaines qui constituaient des
actes inhumains et un traitement cruel, ni qu’il avait l’intention d’imposer
à ces détenus de telles conditions de vie inhumaines quand il était directeur
du KP Dom144. La Chambre de première
instance a cependant conclu que Krnojelac connaissait l’intention animant
les auteurs principaux, gardiens et autorités militaires, des dites conditions
de vie imposées aux détenus non serbes du KP Dom et qu’il savait qu’en
ne prenant pas, en sa qualité de directeur, de mesures en conséquence,
il a encouragé les auteurs principaux à maintenir ces conditions et contribué
largement de ce fait à leur maintien. La Chambre de première instance
a ainsi conclu que Krnojelac était pénalement responsable, en tant que
complice, d’actes inhumains et de traitements cruels pour avoir aidé et
encouragé le maintien, au KP Dom, de conditions de vie inhumaines quand
il dirigeait la prison.
- Sévices et tortures : aux motifs qu’il n’existe aucun élément
de preuve acceptable attestant que Krnojelac a participé à une entreprise
commune consistant à infliger des sévices et des tortures aux détenus
non serbes145. La Chambre de première
instance a toutefois considéré que Krnojelac était au courant de la commission
de sévices et tortures et que, en ne prenant aucune des mesures appropriées
qu’il était tenu de prendre en sa qualité de chef, il a encouragé ses
subordonnés à commettre de tels actes. La Chambre de première instance
a ainsi conclu que la responsabilité de Krnojelac pour avoir aidé et encouragé
les sévices était engagée, tout en considérant préférable, compte tenu
de la nature de sa participation, de retenir sa responsabilité comme supérieur
hiérarchique146.
- Emprisonnement : La Chambre d’appel renvoie sur ce point à
l’extrait du paragraphe 127 du Jugement précité ainsi qu’aux conclusions
de la Chambre de première instance selon laquelle Krnojelac, de par ses
fonctions de directeur de la prison, savait que les prisonniers non serbes
étaient détenus illégalement et qu’il avait admis qu’il savait que des
non-Serbes étaient détenus précisément parce qu’ils étaient non-Serbes,
et qu’aucune des procédures instituées pour les personnes détenues légalement
n’était suivie au KP Dom147.
- La Chambre d’appel va à présent établir si, au vu des conclusions factuelles
de la Chambre de première instance et du critère applicable à la détermination
de l’existence de l’intention requise d’un participant à un système dont le
but commun visait à soumettre les détenus civils non serbes du KP Dom à des
persécutions (à raison de leur emprisonnement et actes inhumains) et à des
traitements cruels (à raison des conditions de vie imposées), aucun juge des
faits n’aurait pu raisonnablement conclure que Krnojelac partageait l’intention
des coauteurs de ces crimes.
- La Chambre de première instance a constaté que, de son propre aveu, Krnojelac
a été directeur du KP Dom du 18 avril 1992 jusqu’à la fin juillet 1993 (soit
15 mois)148. Elle a conclu que c’est
de son plein gré que Krnojelac avait exercé les fonctions de directeur par
intérim puis de directeur jusqu’à son départ du KP Dom149
; que Krnojelac avait conservé pendant cette période tous les pouvoirs que
conférait le poste de directeur avant le conflit150.
Il a été rappelé plus haut que la Chambre de première instance avait établi
que Krnojelac, de par ses fonctions de directeur de la prison, savait que
les prisonniers non serbes étaient détenus illégalement et qu’il avait admis
qu’il savait que des non-Serbes étaient détenus précisément parce qu’ils étaient
non-Serbes, et qu’aucune des procédures instituées pour les personnes détenues
légalement n’était suivie au KP Dom. Il a également été établi qu’il connaissait
l’intention animant les auteurs principaux, gardiens et autorités militaires,
des dites conditions de vie imposées aux détenus non serbes du KP Dom et était
au courant de la commission de sévices et tortures et que, en ne prenant aucune
des mesures appropriées qu’il était tenu de prendre en sa qualité de chef,
il a encouragé ses subordonnés à maintenir ces conditions et encouragé la
commission de ces actes.
- La Chambre d’appel considère qu’un juge des faits aurait dû raisonnablement
déduire des conclusions qui précèdent, s’agissant des fonctions exercées par
Krnojelac, de la durée pendant laquelle il les avait exercées ainsi que de
la connaissance qu’il avait du système en place et des crimes commis dans
ce cadre et de leur caractère discriminatoire, qu’il avait adhéré à ce système
et qu’il avait donc l’intention d’y contribuer. La même conclusion s’impose
s’agissant de la question de savoir si ces conclusions auraient dû conduire
un juge des faits à conclure raisonnablement que Krnojelac partageait l’intention
discriminatoire des auteurs des crimes d’emprisonnement et actes inhumains151.
Une telle intention doit en effet être établie comme l’a justement rappelé
la Chambre de première instance pour retenir la responsabilité pénale de Krnojelac
du chef de persécution à ce titre152.
- La Chambre d’appel fait en conséquence droit au motif d’appel du Procureur
et infirme les conclusions de la Chambre de première instance selon lesquelles
Krnojelac a été déclaré coupable en tant que complice et non coauteur des
persécutions (emprisonnement et actes inhumains) et des traitements cruels
(pour les conditions de vie imposées) reprochés aux chefs 1 et 15.
- La Chambre d’appel examine enfin la question de la portée de l’erreur de
droit tenant à l’exigence par la Chambre de première instance de la preuve
d’un accord entre Krnojelac et les auteurs principaux des crimes en vue de
la commission de ces derniers. La Chambre d’appel avait laissé cette question
en suspens, le temps de déterminer si l’application du critère Tadic au
lieu d’exiger un tel accord aurait dû conduire à retenir la responsabilité
de Krnojelac comme coauteur et non comme complice des faits pour lesquels
sa responsabilité à été retenue sur le fondement de l’article 7 1) du Statut.
Tel est bien le cas, ainsi que cela vient d’être démontré plus haut. En conséquence,
la Chambre d’appel considère que l’erreur de droit commise par la Chambre
de première instance était de nature à invalider le jugement. En conséquence,
la Chambre d’appel déclare Krnojelac coupable des chefs 1 et 15 pour le crime
de persécution (emprisonnement et actes inhumains) et traitements cruels (à
raison des conditions de vie imposées) comme coauteur.
- Avant de traiter du second motif d’appel du Procureur la Chambre d’appel
va examiner une autre question qui est indirectement soulevée par l’appel
du Procureur. La Chambre d’appel a en effet considéré plus haut que l’approche
adoptée par le Procureur pour définir le plan commun dans son Acte d’accusation
relevait davantage de la première catégorie d’entreprise criminelle commune
que de la seconde. La Chambre d’appel considère que la question de savoir
quelle démarche paraît la plus appropriée pour rechercher si la responsabilité,
à titre de coauteur ou de complice d’un participant à une entreprise criminelle
commune « systémique » peut être retenue pour des crimes commis par les auteurs
principaux dans un contexte tel que celui du KP Dom est d’intérêt général
pour la jurisprudence du Tribunal ; elle va en conséquence l’examiner en se
limitant à l’examen des actes poursuivis comme persécutions.
3. Question d’intérêt général
- La Chambre d’appel rappelle, à titre liminaire, que c’est au Procureur
de déterminer la théorie juridique qui lui apparaît la plus à même de démontrer
que les faits qu’il entend soumettre à l’appréciation de la Chambre de première
instance permettent d’établir la responsabilité de la personne poursuivie.
Le Procureur peut à cette fin alléguer à titre cumulatif ou alternatif une
ou plusieurs théories juridiques, à condition de le faire clairement, suffisamment
tôt et en tous cas à temps, pour permettre à l’accusé de savoir ce qui lui
est précisément reproché et de pouvoir organiser sa défense en conséquence.
- De l’avis de la Chambre d’appel, l’utilisation de la notion d’entreprise
criminelle commune pour définir la responsabilité d’une personne à raison
de crimes physiquement commis par d’autres suppose une définition stricte
du but commun. Ce principe s’applique quelle que soit la catégorie d’entreprise
commune alléguée. Il convient également d’identifier aussi précisément que
possible quels sont les auteurs principaux des actes participant du but commun
(autorités civiles et militaires et/ou gardes et militaires présents au KP
Dom) ou qui en constituent la conséquence prévisible.
- En d’autres termes, l’accusé doit savoir si le système auquel il lui est
reproché d’avoir contribué englobe la totalité des actes faisant l’objet des
poursuites ou certains d’entre eux seulement. Dans ce dernier cas, le Procureur
doit préciser à quel titre il considère que la responsabilité de l’accusé
peut être engagée s’agissant des actes échappant au but commun des participants
au système (commission physique, participation à une autre entreprise criminelle
commune dont les auteurs principaux doivent être identifiés ainsi que le but
commun). Il serait en effet contraire aux droits de la Défense que la Chambre
de première instance, saisie d’un acte d’accusation à géométrie valable sans
que le Procureur ait précisément déterminé en temps utile la ou les théories
lui apparaissant à même de démontrer la responsabilité de l’accusé, puisse
choisir à l’issue du procès une théorie non expressément alléguée par l’Accusation.
- De l’avis de la Chambre d’appel, la recherche du dénominateur commun résultant
des preuves que le Procureur a présentées aurait dû le conduire à définir
le but commun des participants au système en place au KP Dom d’avril 1992
à août 1993 comme étant limité aux actes visant à contribuer à l’emprisonnement
illégal au KP Dom des civils non serbes, principalement musulmans et pour
des raisons discriminatoires liées à leur origine ; à leur imposer des conditions
de vie inhumaines et des mauvais traitements en violation de leurs droits
fondamentaux153. Le système en question
fonctionnait parce que le personnels du camp ainsi que les militaires, impliqués
dans la commission des crimes ou ayant prêté leur concours à leurs auteurs,
savaient que le KP Dom ne fonctionnait plus comme une prison ordinaire à partir
du moment où les autorités serbes après la chute de la ville de Foca y ont
incarcéré des civils non serbes de façon arbitraire. En effet, à partir de
ce moment, le KP Dom était devenu pour ces participants un système destiné
à imposer aux détenus civils non serbes, principalement musulmans et pour
des raisons discriminatoires liées à leur origine, des conditions de vie inhumaines
et des mauvais traitements en violation de leurs droits fondamentaux.
- Par ailleurs, il est indéniable que la décision d’arrêter et d’incarcérer
de façon arbitraire au KP Dom les hommes civils non serbes de la région puis
de les expulser de cette région, voire d’en éliminer physiquement un certain
nombre doit être rattachée au but criminel visant le nettoyage ethnique de
la région de Foca poursuivi par certaines de ses autorités civiles et militaires154.
Cela ne signifie pas nécessairement que tous les coauteurs des conditions
de vie et mauvais traitements infligés aux détenus non serbes dans le KP Dom
avaient l’intention, au moment où ils commettaient physiquement les crimes
et/ou contribuaient au système en place, de s’associer au nettoyage ethnique
de la région, ni même en avaient connaissance 155.
- En conséquence, de l’avis de la Chambre d’appel, la démarche la plus appropriée
en l’espèce aurait consisté pour le Procureur à limiter la définition du but
commun dans le « système » KP Dom à la commission des crimes qui, compte tenu
du contexte et des preuves présentées, pouvaient au-delà de tout doute raisonnable
être considérés comme ayant été communs à tous les auteurs. Cela revient à
retenir le dénominateur commun évoqué plus haut. A titre au moins alternatif,
le Procureur aurait alors dû préciser sous quelle forme la responsabilité
de l’accusé lui apparaissait pouvoir être retenue s’agissant des crimes ne
s’inscrivent pas clairement dans le but commun au système ainsi défini. De
l’avis de la Chambre d’appel, la démarche suivante pouvait être envisagée.
- S’agissant des crimes allégués, comme les meurtres, qui tout en ayant été
commis au KP Dom dépassaient manifestement le but commun au système : la responsabilité
d’un participant au système pourra être engagée pour de tels actes commis
par un autre participant s’il était prévisible qu’un tel crime était susceptible
d’être commis par l’un ou l’autre des participants et que le premier a délibérément
pris ce risque (ou s’y est montré indifférent). La Chambre d’appel observe
que telle était la thèse soutenue par le Procureur s’agissant des meurtres
dans son Mémoire préalable au procès156.
- S’agissant des crimes allégués, qui tout en réunissant plusieurs coauteurs
au sein du KP Dom n’apparaissent pas, au-delà de tout doute raisonnable, constituer
un objectif commun à l’ensemble des participants au système, il conviendra
de les traiter, sans recourir à la notion de système, comme faisant partie
d’une entreprise criminelle commune de la première catégorie. La Chambre d’appel
est d’avis que le crime allégué de travaux forcés doit être traité comme tel.
Une personne ayant participé à sa commission pourra être considérée comme
coauteur d’une entreprise criminelle commune ayant pour but la commission
du crime en question à condition que l’intéressé partage l’intention commune
des auteurs principaux. Alternativement, l’intéressé pourra être considéré
comme complice du crime s’il avait simplement connaissance de l’intention
de ses auteurs et leur a apporté un soutien ayant eu un effet important sur
la perpétration du crime.
- S’agissant des crimes allégués s’inscrivant dans un plan plus vaste tel
l’emprisonnement et la déportation, il conviendra de distinguer suivant que
les crimes en question font à la fois partie du but commun à l’ensemble des
participants au système et à d’autres coauteurs extérieurs au système ou qu’ils
s’inscrivent dans un but commun partagé par une partie seulement des participants
au système et des personnes extérieures à ce dernier. Dans le premier cas,
auquel s’apparente le crime d’emprisonnement, le concept de système pourra
être retenu pour l’ensemble de ses participants. La particularité de ces crimes
toutefois tiendra au fait que certains de leurs auteurs principaux, à savoir,
dans le cas de l’emprisonnement, certaines autorités civiles et/ou militaires
ayant ordonné les arrestations arbitraires et les internements au KP Dom,
sont des personnes extérieures au système en place dans le camp. Dans le deuxième
cas, auquel s’apparente l’expulsion ou transfert de certains détenus non serbes,
il conviendra de considérer les crimes en question, sans recourir au système.
Une personne ayant participé à leur commission pourra être considérée comme
coauteur d’une entreprise criminelle commune ayant pour but la commission
des crimes en question à condition que l’intéressé partage l’intention commune
des auteurs principaux. Alternativement, l’intéressé pourra être considéré
comme complice des crimes s’il avait simplement connaissance de l’intention
des auteurs principaux et leur a apporté un soutien ayant eu un effet important
sur la perpétration des crimes.
- La Chambre d’appel va à présent examiner le second motif d’appel du Procureur
qui a trait à la forme de l’acte d’accusation.
B. Deuxième motif d’appel du Procureur : la forme
de l’Acte d’accusation
- Le Procureur soutient que la Chambre de première instance a commis une
erreur de droit lorsqu’elle a estimé qu’à moins qu’il ne soit fait expressément
état d’une entreprise criminelle commune « élargie » dans l’acte d’accusation,
l’accusé ne pouvait être tenu responsable pour avoir participé à la troisième
catégorie d’entreprise criminelle commune décrite dans l’Arrêt Tadic,
s’agissant de l’un quelconque des crimes allégués157.
Le Procureur ne demande pas que le Jugement en première instance soit infirmé
ou révisé sur ce point. Elle soulève ce moyen d’appel en raison de son importance
générale pour la jurisprudence du Tribunal158.
- Selon le Procureur, l’exigence posée par les articles 18 (4) du Statut
et 47 C) du Règlement, à savoir qu’un acte d’accusation doit exposer de manière
circonstanciée les crimes reprochés à l’accusé, n’impose pas que « la forme
de responsabilité particulière » imputée à l’accusé y soit précisée159.
Elle soutient qu’en tout état de cause il ne pourrait s’agir d’une cause de
nullité de l’acte. Le Procureur invoque au soutien de son argumentation le
fait que, dans l’Arrêt Tadic, la Chambre d’appel a reconnu l’accusé
responsable du meurtre de cinq hommes du village de Jaskici pour avoir participé
à la troisième catégorie d’entreprise criminelle commune, bien que cette forme
de responsabilité, ni aucune autre, n’ait été alléguée dans l’Acte d’accusation.
Le Procureur ajoute qu’il a, en l’espèce, à la fois dans son Mémoire préalable
au procès et dans sa déclaration liminaire d’octobre 2000, précisé qu’il entendait
se fonder sur la troisième catégorie d’entreprise criminelle commune. Il ajoute
que, au cours du procès, l’intimé n’a pas fait valoir que le fait que l’acte
d’accusation ne se réfère pas à l’entreprise criminelle commune élargie aurait
porté atteinte à la qualité de sa défense et que, de fait, dans son mémoire
en clôture, la Défense a explicitement abordé toutes les catégories d’entreprise
criminelle commune.
- Krnojelac soutient que, bien au contraire, la Chambre de première instance
a eu raison d’adopter cette approche dans la mesure où « la formulation des
accusations » participe de la nature et des motifs des accusations portées
contre un accusé, ce dont il doit être informé sans délai160.
Il ajoute que l’Acte d’accusation a été retourné par deux fois au Procureur
pour plus de précisions161, et, s’agissant
de son argument selon lequel l’accusé ne s’était pas opposé à cette forme
de responsabilité évoquée quand le Procureur s’y était référé dans sa déclaration
liminaire, Krnojelac fait valoir que son rôle n’est pas de corriger les erreurs
de la partie adverse162. Dans sa Réplique,
le Procureur rappelle le principe de désistement et soutient que le fait que
Krnojelac ait traité la troisième catégorie dans son mémoire en clôture indique
qu’il a considéré que les accusations avaient été suffisamment précises. C’est
là un élément important que la Chambre de première instance aurait dû prendre
en compte pour déterminer si ce serait faire preuve d’injustice envers l’accusé
que de permettre au Procureur de se fonder sur cette forme de responsabilité163.
- La Chambre d’appel considère que la question posée par le Procureur, en
ce qu’elle touche au degré de précision requis de l’acte d’accusation s’agissant
des formes de l’entreprise criminelle commune envisagées par l’Accusation,
présente un intérêt général certain pour le développement de la jurisprudence
du Tribunal et mérite d’être analysée alors même que le Procureur ne sollicite
pas la révision du Jugement sur ce point.
- La Chambre d’appel rappelle qu’aux termes de l’article 18 4) du Statut,
l’acte d’accusation doit exposer « succinctement les faits et le crime ou
les crimes qui sont reprochés à l’accusé ». De même, l’article 47 C) du Règlement
dispose que l’acte d’accusation, non seulement précise le nom et les renseignements
personnels concernant le suspect, mais aussi « présente une relation concise
des faits de l’affaire ».
- L’obligation qui est faite au Procureur de présenter dans l’acte d’accusation
un exposé concis des faits de l’espèce doit être interprétée à la lumière
des dispositions des articles 21 2), 4 a) et b) du Statut, lesquelles précisent
que toute personne contre laquelle des accusations sont portées a droit à
ce que sa cause soit entendue équitablement, et, plus particulièrement, à
être informée de la nature et des motifs des accusations portées contre elle
et à disposer du temps et des moyens nécessaires à la préparation de sa défense.
- La jurisprudence du Tribunal impose au Procureur de présenter les faits
essentiels qui fondent les accusations portées dans l’acte d’accusation, mais
non les éléments de preuve qui doivent établir ces faits164.
Dès lors, pour qu’un acte d’accusation soit suffisamment précis, il faut en
particulier qu’il expose de manière suffisamment circonstanciée les faits
incriminés essentiels pour informer clairement un accusé des accusations portées
contre lui afin qu’il puisse préparer sa défense.
- La Chambre d’appel dans l’affaire Kupreskic a souligné que l’on
ne peut décider dans l’abstrait qu’un fait est ou non essentiel. Tout dépend
de l’objet de la poursuite. Un élément décisif pour déterminer le degré de
précision avec lequel l’Accusation est tenue de détailler les faits de l’espèce
dans l’acte d’accusation est la nature du comportement criminel reproché à
l’accusé. Ainsi, lorsque l’Accusation reproche à un accusé d’avoir personnellement
commis des actes criminels, les faits essentiels, tels que l’identité de la
victime, le moment et le lieu du crime et son mode d’exécution, doivent être
exposés en détail. À l’évidence, il peut exister des cas où l’ampleur même
des crimes exclut que l’on puisse exiger un degré de précision aussi élevé
sur l’identité des victimes et la date des crimes165
:
92. Il est certes possible que l’Accusation ne puisse,
faute de disposer des informations nécessaires, exposer dans l’acte d’accusation
les faits essentiels avec le degré de précision exigé. On doit toutefois
en pareil cas se demander s’il n’y a pas quelque iniquité, pour l’accusé,
d’ouvrir le procès. Dans cet ordre d’idées, la Chambre d’appel doit souligner
que l’Accusation devrait connaître son dossier avant de se présenter au
procès. Il n’est pas acceptable que l’Accusation passe sous silence dans
l’acte d’accusation des points essentiels de son dossier afin de pouvoir
peaufiner son argumentaire au fur et à mesure que les éléments de preuve
sont dévoilés. Il existe, bien entendu, des exemples de procès au pénal
où la présentation des moyens de preuve ne se passe pas comme prévu. Une
telle situation peut exiger une modification de l’acte d’accusation, un
ajournement ou l’exclusion de certains éléments de preuve qui n’entrent
pas dans le cadre de l’acte d’accusation.
114. La Chambre d’appel fait observer qu’en règle générale,
un acte d’accusation, principal instrument de mise en accusation, doit
présenter, de manière suffisamment détaillée, les points essentiels de
l’argumentation de l’Accusation, faute de quoi il serait entaché d’un
vice grave. Un acte d’accusation ainsi vicié peut à lui seul, dans certaines
circonstances, conduire la Chambre d’appel à annuler une déclaration de
culpabilité. La Chambre d’appel n’exclut pas toutefois que, dans certains
cas, un tel acte d’accusation puisse être purgé si l’Accusation fournit
en temps voulu à l’accusé des informations claires et cohérentes, concernant
les faits sur lesquels reposent les accusations portées contre lui. Toutefois,
compte tenu des problèmes complexes que soulèvent habituellement tant
sur le plan du droit que des faits les crimes qui sont du ressort du Tribunal,
il ne peut exister qu’un nombre limité d’affaires qui entrent dans cette
catégorie. Pour les raisons qu’elle va exposer, la Chambre d’appel estime
que tel n’est pas le cas en l’espèce.
- Par ailleurs, la Chambre d’appel du TPIR dans l’affaire Rutaganda a
estimé qu’avant de considérer qu’un fait allégué n’est pas essentiel ou que
des différences entre le libellé de l’acte d’accusation et les éléments de
preuve présentés sont mineures, une Chambre devrait normalement s’assurer
qu’il n’en résulte aucun préjudice pour l’accusé166.
La Chambre d’appel du TPIR a précisé qu’un tel préjudice s’entend par exemple
d’une imprécision de nature à tromper l’accusé sur la nature du comportement
criminel qui lui est reproché. Suivant les circonstances particulières de
chaque affaire, la question sera de déterminer si un accusé a raisonnablement
été en mesure d’identifier le crime et le comportement visés dans chacun des
paragraphes de l’acte d’accusation167.
- La Chambre d’appel rappelle également la remarque faite dans l’Arrêt Aleksovski
selon laquelle « la pratique de l'Accusation consistant à simplement
citer les dispositions de l'article 7 1) dans l'acte d'accusation est susceptible
d'être source d'ambiguïté. Il serait préférable que l'Accusation indique précisément
et expressément, pour chaque chef d'accusation, la nature de la responsabilité
alléguée»168.
- La Chambre d’appel va examiner la question d’intérêt général soulevée par
le Procureur à la lumière de ce rappel du droit applicable. Il ressort de
l’examen des parties pertinentes du Jugement, à savoir les paragraphes 84
à 86 que, bien que le Procureur ne se soit expressément référé à aucune forme
particulière d’entreprise criminelle commune en particulier dans le troisième
Acte d’accusation, la Chambre de première instance a fait une nette distinction
entre la forme élémentaire et la forme élargie d’entreprise criminelle commune.
- Ainsi, s’agissant premièrement de la forme élémentaire d’entreprise criminelle
commune, la Chambre de première instance s’est référée au paragraphe 84 du
Jugement dans sa décision relative à la forme du deuxième acte d’accusation
modifié169 dans laquelle elle avait
considéré que l’utilisation par le Procureur de l’expression « agissant de
concert avec des gardiens et des soldats dans le cadre d’une entreprise criminelle
commune » au paragraphe 5.1 de l’Acte d’accusation (persécutions) correspondait
à la forme élémentaire de l’entreprise criminelle commune. La Chambre de première
instance a considéré, dans le même paragraphe du Jugement, qu’il en allait
de même de l’expression « de concert avec d’autres » aux paragraphes 5.17,
5.21, 5.22, 5.26 et 5.41 de l’Acte d’accusation (tortures, sévices et réduction
en esclavage ). La Chambre de première instance a conclu au paragraphe 85
que :
Même lorsque l’Acte d’accusation ne précise pas explicitement
que l’un des crimes dont il fait état s’inscrivait dans le cadre d’une
forme élémentaire de l’entreprise criminelle commune, la Chambre de première
instance peut toujours prendre en compte une argumentation fondée sur
la participation de l’Accusé à une telle entreprise en vue de commettre
ce crime si cette argumentation est développée dans le Mémoire préalable
de l’Accusation. En l’espèce, l’Accusé était suffisamment averti par le
Mémoire préalable que l’Accusation ferait entrer tous les crimes relevés
dans l’Acte d’accusation dans une telle entreprise.
- Au contraire, s’agissant deuxièmement de la forme élargie d’entreprise
criminelle commune, la Chambre de première instance a pris en considération
le fait que le Procureur a cherché à se fonder sur la conception élargie de
l’entreprise commune 170 sans avoir
modifié l’Acte d’accusation après qu’elle (la Chambre de première instance(
eut expressément interprété le second Acte d’accusation comme faisant état
d’une forme élémentaire d’entreprise criminelle commune. La Chambre de première
instance a en conséquence conclu au paragraphe 86 du Jugement que :
[…] Ayant jugé expressément que l’Acte d’accusation
ne faisait état que d’une forme élémentaire de l’entreprise commune, la
Chambre de première instance estime dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire
que ce serait faire preuve d’injustice envers l’Accusé que de permettre
au Procureur de se fonder, en l’absence de toute modification dudit Acte
d’accusation, sur une conception extensive de l’entreprise criminelle
commune pour ce qui est des crimes retenus contre l’Accusé.
- La Chambre d’appel renvoie pour l’exposé du droit applicable à la forme
de l’acte d’accusation à la partie du présent Arrêt relative aux questions
de droit soulevées par les parties171.
La Chambre d’appel rappelle que l’article 18 4) du Statut exige que le ou
les crimes reprochés dans l’acte d’accusation et les faits allégués soient
exposés succinctement dans l’acte d’accusation172.
S’agissant de la nature de la responsabilité encourue, la Chambre d’appel
considère qu’il est indispensable que l’acte d’accusation précise au minimum
sur quelle base juridique du Statut (article 7 1) et ou article 7 3)) les
poursuites sont engagées. Dans la mesure où l’article 7 1) envisage plusieurs
formes de responsabilité pénale directe, l’absence de précision dans l’Acte
d’accusation quant à la ou aux forme(s) de responsabilité(s) alléguée(s) par
le Procureur entraîne une ambiguïté. La Chambre d’appel considère qu’une telle
ambiguïté devrait être évitée. La Chambre d’appel est donc d’avis que, dans
le cas où une ambiguïté est à lever sur ce point, il est nécessaire que le
Procureur indique, au plus vite et en tout état de cause avant le début du
procès, précisément pour chaque chef d'accusation, la ou les formes de responsabilité
alléguée(s). Il en va de même, dès lors que le Procureur vise la « commission »
au sens de l’article 7 1), de l’un des crimes visés au Statut, s’agissant
de préciser si ce terme doit être entendu dans le sens d’une commission physique
par l’accusé, et/ou sa participation à une entreprise criminelle commune.
La Chambre d’appel est également d’avis qu’il serait préférable qu’un acte
d’accusation, qui envisage la responsabilité de l’accusé comme participant
à une entreprise criminelle commune, précise aussi la forme d’entreprise criminelle
commune (élémentaire ou élargie) envisagée. Toutefois, cette précision ne
prive pas en principe le Procureur de la possibilité d’invoquer, en dehors
de l’acte d’accusation, par exemple dans le cadre d’un Mémoire préalable au
procès, la théorie juridique qui lui apparaît la plus à même de démontrer
que, vu les faits allégués, le ou les crimes allégués sont en droit imputables
à l’accusé. Cette possibilité est cependant limitée par la nécessité de garantir
à l’accusé un procès équitable.
- La Chambre d’appel rappelle en effet que l’obligation fait au Procureur
d’établir un acte d’accusation suffisamment précis doit être interprétée à
la lumière des dispositions des articles 21 2), 4 a) et b) du Statut, lesquelles
précisent que toute personne contre laquelle des accusations sont portées
a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, et, plus particulièrement,
à être informée de la nature et des motifs des accusations portées contre
elle et à disposer du temps et des moyens nécessaires à la préparation de
sa défense. C’est dans cette perspective qu’il convient d’apprécier la démarche
de la Chambre de première instance en l’espèce.
- La Chambre d’appel relève que, dans sa décision précitée relative à la
forme du deuxième acte d’accusation modifié, la Chambre de première instance,
qui était notamment saisie d’un grief portant sur le manque de précision du
paragraphe 5.2 de l’acte en question173,
a indiqué que le Procureur exposait pour la première fois dans cet acte la
thèse du but commun et a répondu à la question de savoir ce que recouvre exactement
cette thèse174. Ce faisant, la Chambre
de première instance a mentionné les trois catégories d’affaires visées par
l’Arrêt Tadic et considéré au paragraphe 11 de cette décision que :
Pour les besoins de l’espèce, il est inutile de prendre
en considération la dernière de ces catégories, puisque l’acte d’accusation
n’envisage en aucune façon l’hypothèse où, même si le crime reproché sort
du cadre du but commun visé par les participants à l’entreprise criminelle
conjointe, l’accusé était en mesure de prévoir le résultat que pouvait
entraîner pareille entreprise.
- Compte tenu de cette décision, s’il considérait que la Chambre de première
instance s’était méprise sur ses intentions sur ce point, il appartenait au
Procureur de lever toute ambiguïté à cet égard, soit en demandant à la Chambre
de première instance de reconsidérer sa décision, soit en sollicitant la possibilité
de modifier l’Acte d’accusation. Dans l’hypothèse où le Procureur n’avait
envisagé de se fonder sur une conception extensive de l’entreprise criminelle
commune que postérieurement à la décision en question, il lui appartenait
de solliciter postérieurement à celle -ci la possibilité de modifier l’acte
d’accusation.
- La Chambre d’appel constate qu’il ressort de l’extrait du paragraphe 86
du Jugement précité que c’est précisément dans la mesure où le Procureur s’est
abstenu de modifier l’Acte d’accusation, après que la Chambre de première
instance a sans ambiguïté interprété que le second acte d’accusation modifié
n’envisageait pas une forme élargie de l’entreprise criminelle commune, que
cette dernière a conclu comme elle l’a fait. La Chambre de première instance
a estimé, compte tenu de ces circonstances, « dans l’exercice de son pouvoir
discrétionnaire », que ce serait faire preuve d’injustice envers l’accusé
que d’autoriser le Procureur à se fonder sur une conception extensive de l’entreprise
criminelle commune pour établir sa responsabilité.
- La Chambre d’appel constate également que, si le Mémoire préalable au procès
du Procureur en date du 16 octobre 2000, soit à une date postérieure à la
décision précitée du 11 mai 2000, invoque pour la première fois une conception
extensive de l’entreprise criminelle commune, en revanche, l’Acte d’accusation
est muet sur ce point.
- Force est de constater qu’il résultait de ces circonstances une certaine
incertitude pour la Défense quant à la thèse de l’Accusation. Dès lors, même
s’il ressort du mémoire en clôture de Krnojelac qu’il a bien pris en considération
les trois catégories d’entreprise criminelle commune décrites par l’Arrêt
Tadic avant de conclure qu’il n’avait pas pris part à une entreprise
criminelle commune175, la Chambre d’appel
considère que, compte tenu de l’ambiguïté persistante s’agissant du point
de savoir quelle était exactement la thèse du Procureur, la Chambre de première
instance était bien fondée à refuser, en équité, d’envisager une forme extensive
de responsabilité à l’encontre de Krnojelac.
- Pour ces motifs, le second motif d’appel du Procureur relatif à la forme
de l’Acte d’accusation est rejeté.
C. Troisième et quatrième motifs d’appel du Procureur
: erreurs relatives à la mens rea de la responsabilité du supérieur
hiérarchique au sens de l’article 7 3) du Statut
- Les troisième et quatrième motifs d’appel soulèvent tous deux des erreurs
relatives à la mens rea de la responsabilité du supérieur hiérarchique
au sens de l’article 7 3) du Statut. Le Procureur soutient en effet que la
Chambre de première instance a commis des erreurs de fait en ne concluant
pas, aux fins de l’article 7 3) du Statut, que Krnojelac « savait ou avait
des raisons de savoir » que ses subordonnés infligeaient des tortures aux
détenus et non pas des sévices arbitraires (troisième motif d’appel) et étaient
impliqués dans les meurtres des détenus dont les noms figurent sur la liste
C de l’Acte d’accusation (quatrième motif d’appel). La Chambre d’appel traitera
les deux motifs d’appel sous une même section compte tenu de la similarité
des questions posées.
- A titre de réparation, le Procureur demande à la Chambre d’appel d’annuler
les conclusions de la Chambre de première instance s’agissant des chefs d’accusation
5 (actes inhumains, un crime contre l’humanité) et 7 (traitements cruels,
une violation des lois ou coutumes de la guerre) et de déclarer Krnojelac
coupable des chefs d’accusation 2 (torture, un crime contre l’humanité) et
4 (torture, une violation des lois ou coutumes de la guerre) en application
de l’article 7 3) du Statut. Il sollicite également de la Chambre d’appel
qu’elle annule les déclarations d’acquittement prononcées pour le chef 8 de
l’Acte d’accusation (assassinat en tant que crime contre l’humanité ) et pour
le chef 10 (meurtre en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre
) et qu’elle déclare Krnojelac coupable de ces chefs en application de l’article
7 3) du Statut. Pour les deux crimes susmentionnés, le Procureur demande que
la peine prononcée par la Chambre de première instance soit en conséquence
revue à la hausse pour rendre compte de la responsabilité de Krnojelac176.
- Le Procureur rappelle, au soutien des deux motifs d’appel177,
le critère juridique dégagé par la Chambre de première instance au paragraphe 94
du Jugement, visant à déterminer la mens rea du supérieur hiérarchique.
La Chambre de première instance a en effet indiqué :
Il doit être démontré que le supérieur savait ou avait
des raisons de savoir que son subordonné s’apprêtait à commettre un crime
ou l’avait fait. Il doit également être prouvé qu’il i) savait effectivement,
grâce à des preuves directes ou indirectes, que ses subordonnés commettaient
ou s’apprêtaient à commettre des crimes relevant de la compétence du Tribunal,
ou ii) disposait de renseignements de nature, au moins, à l’alerter sur
de tels risques et sur la nécessité de procéder à des enquêtes complémentaires
pour vérifier si de tels crimes avaient été commis ou étaient sur le point
de l’être. Ce critère de la connaissance a été appliqué indifféremment
aux chefs militaires et aux dirigeants civils dans diverses affaires portées
devant le Tribunal. La Chambre de première instance est donc d’avis que
le même degré de connaissance est exigé des dirigeants civils que des
chefs militaires178.
- La Chambre d’appel note que l’argument du Procureur ne consiste pas à contester
la définition juridique de la norme « avait des raisons de savoir » donnée
par la Chambre de première instance, mais plutôt à soutenir que ladite Chambre
a commis une erreur dans son application du critère susmentionné aux faits
de l’espèce.
- D’une manière générale (les arguments spécifiques à chaque motifs d’appel
étant analysés ci-après), le Procureur fait valoir que la seule conclusion
à laquelle un tribunal des faits aurait pu raisonnablement parvenir est que
Krnojelac disposait d’informations alarmantes l’avertissant d’actes illicites
éventuels commis par ses subordonnés au KP Dom et exigeant qu’il procède à
une enquête complémentaire. Le Procureur soutient que, malgré ces informations,
Krnojelac a manqué à son obligation d’empêcher les tortures et les meurtres
ou d’en punir les auteurs. A l’appui des deux motifs d’appel, il rappelle
les conclusions de la Chambre de première instance selon laquelle Krnojelac
occupait le poste de directeur du KP Dom et avait autorité sur tout le personnel
subalterne et les détenus du KP Dom. S’agissant des actes des gardiens du
KP Dom, il souligne que la Chambre de première instance a jugé que Krnojelac
était responsable en tant que supérieur hiérarchique en vertu de l’article
7 3) du Statut et qu’en sa qualité de chef du KP Dom, Krnojelac était le supérieur
de jure des gardiens et savait qu’ils infligeaient des sévices aux
détenus non serbes179.
- Selon le Procureur, l’approche retenue par la Chambre de première instance,
s’agissant de la torture et des meurtres, va à l’encontre de la jurisprudence
du Tribunal, en particulier de l’Arrêt Celebici. Le Procureur soutient
qu’il ressort de cette jurisprudence qu’il n’est pas nécessaire que les informations
obtenues par le supérieur se rapportent à un crime particulier180
; il suffit que le supérieur obtienne des informations d’ordre général
de nature à le mettre en garde contre le risque que des crimes
soient commis.
- Outre l’argument récurrent consistant à alléguer l’absence d’autorité exercée
par Krnojelac, la Défense soutient que « l’Accusation s’appuie sur des suppositions,
sur des indices en s’efforçant d’aggraver les informations qui étaient éventuellement
à la disposition de l’Accusé pour en faire des informations alarmantes susceptibles
de constituer une mens rea, une intention délictueuse, s’agissant de
la commission d’actes relevant de l’article 7 3) du Statut »181.
Selon elle, si l’interprétation proposée par le Procureur était acceptée par
la Chambre d’appel,
[…] il suffirait, pour engager la responsabilité d’un
supérieur hiérarchique, que celui-ci dispose d’informations sur le déroulement
d’un conflit armé entre Serbes et Musulmans dans une zone considérée,
sur la séquestration de certains Musulmans et sur le fait que ceux-ci
sont sous la surveillance de gardiens de prison serbes. Une telle information
générale suffirait à alerter les supérieurs en fonction qu’il existe un
risque de crimes éventuels. Ceci pourrait réduire le rôle des supérieurs
à la conduite quotidienne d’enquêtes en vue de découvrir si des crimes
sont perpétrés ou non. Ainsi, le fait de savoir qu’un conflit armé existe
entre deux groupes ethniques, dans le cadre duquel un groupe emprisonne
des membres de l’autre groupe et les maintient en captivité par un système
de garde, constitue le genre d’information générale susceptible de signaler
aux supérieurs qu’un risque de crime existe. Une telle conclusion est,
bien entendu, inacceptable du point de vue du droit pénal international
et, de toute évidence, n’est pas conforme aux critères et principes adoptés
par la Chambre d’appel182.
- En l’espèce, la thèse du Procureur semble revenir à admettre que par le
simple truchement des sévices, dont il a été reconnu que Krnojelac avait
connaissance et qui ont constitué des traitements cruels et des actes
inhumains, on doit conclure que Krnojelac avait des raisons de savoir que
des tortures et des meurtres étaient susceptibles d’être commis (la connaissance
des sévices constituant une information suffisante de nature à l’alerter sur
le risque de commission de tortures et de meurtres) et que, n’ayant pas ouvert
d’information pour vérifier si de tels crimes avaient été commis ou étaient
sur le point de l’être, Krnojelac avait l’intention coupable nécessaire pour
engager sa responsabilité en vertu de l’article 7 3) du Statut pour torture
et meurtres183. Sur ce point, la Chambre
d’appel considère opportun d’apporter les précisions suivantes :
- L’Arrêt ^elebici définit la norme « avait des raisons de savoir »
en indiquant que « (l(e simple fait de démontrer qu’un supérieur disposait
de certaines informations générales, de nature à le mettre en garde contre
d’éventuels agissements de ses subordonnés suffirait à établir qu’il zavait
des raisons de savoir’ […]. Les informations ne doivent pas non plus contenir
de détails précis sur les actes illicites commis ou sur le point de l’être.
Par exemple, on peut considérer qu’un commandant militaire dispose de la connaissance
nécessaire lorsqu’il a été averti que certains soldats placés sous ses ordres
ont un caractère violent ou instable, ou ont bu avant d’être envoyés en mission »184.
- Selon la Chambre d’appel, il ressort uniquement de cette jurisprudence
que, s’agissant d’une infraction particulière (par exemple, la torture), les
informations à la disposition du supérieur ne doivent pas nécessairement contenir
des détails précis sur les actes illicites commis ou sur le point de l’être.
On ne saurait déduire de cette jurisprudence que s’agissant d’une infraction
(la « première infraction », par exemple le traitement cruel) comportant
un élément matériel commun avec une autre infraction, laquelle comporte un
élément supplémentaire par rapport à la première (la « deuxième infraction,
par exemple la torture), l’infraction de torture englobant l’infraction de
traitement cruel de moindre gravité185,
il est suffisant que le supérieur hiérarchique dispose d’informations alarmantes
sur la première infraction pour être tenu responsable de la deuxième infraction
sur la base de l’article 7 3) du Statut. Un tel saut déductif n’est pas acceptable
au regard des principes régissant la responsabilité pénale individuelle. En
d’autres termes, et pour reprendre l’exemple précité du crime de torture,
afin de déterminer si l’accusé « avait des raisons de savoir » que ses subordonnés
avaient commis ou étaient sur le point de commettre des actes de torture,
les juges doivent rechercher si l’accusé disposait d’informations suffisamment
alarmantes (étant entendu que, comme indiqué précédemment, ces dernières ne
doivent pas être nécessairement précises ), de nature à l’alerter sur le risque
de commission d’actes de torture, c’est-à -dire de sévices effectués non pas
arbitrairement mais dans l’un des buts prévus dans l’interdiction de la torture.
Il ne suffit donc pas que l’accusé dispose d’informations suffisantes s’agissant
de la commission de sévices par ses subordonnés, encore faut -il qu’il dispose
d’informations - fussent-elles générales - de nature à l’alerter du risque
de la commission de sévices infligés dans l’un des buts prévus dans l’interdiction
de torture.
- La Chambre d’appel rappelle qu’en tout état de cause, l’évaluation de l’élément
moral exigé par l’article 7 3) du Statut doit se faire eu égard aux circonstances
propres à chaque affaire, en tenant compte de la situation spécifique du supérieur
concerné à l’époque des faits186.
- Ces précisions étant données, la Chambre d’appel analyse maintenant les
arguments du Procureur présentés à l’appui de chaque motif d’appel.
1. Troisième motif d’appel : erreur dans les conclusions
factuelles de la Chambre de première instance s’agissant des tortures
commises au KP Dom
- A l’appui de ce motif d’appel187,
le Procureur rappelle, outre la conclusion selon laquelle Krnojelac était
investi d’un pouvoir de supérieur hiérarchique au KP Dom188 ,
certaines conclusions factuelles dégagées par la Chambre de première instance,
en particulier :
- que les subordonnés de Krnojelac torturaient certains détenus189
;
- que Krnojelac savait ou avait des raisons de savoir que des détenus
musulmans étaient battus ou autrement généralement maltraités190
;
- que Krnojelac savait qu’un détenu nommé Ekrem Zekovic avait été torturé191.
- Le Procureur conteste en substance les conclusions de la Chambre de première
instance figurant au paragraphe 313 du Jugement se lisant comme suit :
Cependant, la Chambre de première instance n’est pas
convaincue que l’Accusé savait que les autres sévices étaient infligés
non pas arbitrairement mais dans l’un des buts prévus dans l’interdiction
de la torture. Le fait que l’Accusé ait été témoin des sévices infligés
à Zekovic, apparemment dans le but défendu de le punir de sa tentative
d’évasion ne suffit pas, en soi, pour conclure que l’Accusé savait ou
avait des raisons de savoir qu’en dehors de ce cas, des sévices étaient
infligés dans l’un des buts défendus. Ayant personnellement vu Burilo
torturer Zekovic, l’Accusé était tenu de le punir, mais il n’était pas
pour autant obligé d’enquêter de manière à savoir si d’autres détenus
étaient torturés au KP Dom. Par conséquent, l’Accusé n’est pas responsable,
en tant que supérieur hiérarchique, des tortures en cause dans l’Acte
d’accusation.
- Le Procureur soutient que, lorsque la Chambre de première instance a examiné
la question de savoir si Krnojelac pouvait être tenu responsable en tant que
supérieur hiérarchique des actes de torture à raison des sévices infligés,
elle semble avoir erronément exigé, contrairement à la jurisprudence du Tribunal
telle que précédemment rappelée192,
la preuve que Krnojelac possédait « des informations particulières »
qui l’auraient conduit à conclure qu’un « détenu particulier » était
ou avait été torturé. Le Procureur fait valoir que, compte tenu des faits
admis par la Chambre de première instance, la seule conclusion raisonnable
à laquelle un juge du fait devait parvenir est la suivante : les informations
dont disposait Krnojelac suffisaient à l’avertir que ses subordonnés infligeaient
des sévices aux détenus et si Krnojelac avait ouvert une enquête sur la base
de ces informations, cette dernière aurait clairement abouti à établir que
tous ces sévices étaient commis dans l’un au moins des buts défendus par les
règles de droit relatives à la torture, à savoir pour punir les détenus, les
intimider ou obtenir d’eux des informations193.
Lors de l’audience en appel, le Procureur s’est expliqué en ces termes :
Lorsqu’une personne dirige une prison comme celle-ci
pendant 15 mois et qu’elle a un bureau dans la prison, et qu’au moins
un détenu -le témoin RJ- lui dit que les détenus entendent des bruits
de passages à tabac, lorsque cette personne a personnellement vu Ekrem
Zekovic, un détenu, qui est passé à tabac à titre de punition après tentative
d’évasion, donc lorsque cette personne a toutes sortes de possibilités
de se rendre compte des manifestations physiques du fait que des passages
à tabac d’une violence extrême ont lieu dans l’institution qu’il dirige,
que ceci est évident aux yeux de tous, notre position consiste à dire
qu’il connaît la nature tout à fait discriminatoire de l’incarcération
imposée aux détenus et des conditions inhumaines dans lesquels ces détenus
vivent ; et donc qu’il savait que des interrogatoires se déroulaient dans
le camp, que ceux qui interrogeaient les détenus entraient et sortaient
de la prison. Les interrogatoires étaient donc une réalité quotidienne
de la vie du KP Dom. Et étant en possession de tous ces éléments, la seule
conclusion raisonnable à tirer était que le risque de torture existait194.
- De l’avis de la Chambre d’appel, la question qu’il convient de se poser
est la suivante : la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle
Krnojelac ne savait pas ou n’avait pas des raisons de savoir que ses subordonnés
avaient commis ou étaient sur le point de commettre des sévices dans l’un
des buts prévus dans l’interdiction de la torture est-elle déraisonnable ?
Si oui, cette erreur a-t-elle entraîné un déni de justice ?
- Il est tout d’abord nécessaire de rappeler les faits pertinents admis par
la Chambre de première instance. La Chambre d’appel note que ces faits concernent
à la fois 1) le contexte de la commission des sévices et le caractère généralisé
de leur commission ; 2) l’autorité exercée par Krnojelac sur ses subordonnés
en tant que directeur de la prison et 3) la fréquence des interrogatoires
et les punitions infligées aux détenus.
a) Conclusions relatives au contexte de la commission
des sévices et au caractère généralisé de leur commission
- La Chambre de première instance a notamment admis les faits suivants :
la détention des non-Serbes au KP Dom, et les actes ou omissions qui y étaient
commis, étaient manifestement liés à l’attaque généralisée et systématique
lancée contre la population civile195.
Les conditions de vie atroces et déplorables imposées aux détenus non serbes
du KP Dom entre avril 1992 et juillet 1993 constituaient des actes et omissions
d’une gravité comparable à celle des autres crimes énumérés dans les articles
3 et 5 du Statut et constituaient des actes inhumains et des traitements cruels
tombant sous le coup de ces articles 196.
Une politique délibérée d’isolement des détenus était mise en œuvre au KP
Dom. Les détenus qu’on emmenait travailler en dehors du KP Dom étaient tenus
à l’écart des autres prisonniers, dans des cellules distinctes, afin qu’ils
ne colportent pas des « nouvelles » à l’extérieur. Pour garantir le respect
de ces « règles » tacites sur la communication, toute transgression exposait
son auteur au cachot ou à des mauvais traitements tels que les sévices corporels197.
Les détenus non serbes étaient délibérément entassés198.
Il n’y a pas lieu de penser que Krnojelac ait été personnellement à l’origine
des conditions de vie imposées aux détenus non serbes, ni qu’il ait donné
des ordres aux gardiens du KP Dom en ce sens. La Chambre de première instance
a toutefois été convaincue que Krnojelac connaissait les conditions de détention
de ces prisonniers non serbes, et les effets qu’elles avaient sur leur santé
physique et mentale. Un certain nombre de détenus ont déclaré avoir rencontré
Krnojelac, et lui avoir fait part de leurs souffrances (témoins Safet Avdic,
FWS-182, RJ et Muhamet Lisica). Krnojelac a reconnu qu’il rencontrait couramment
les prisonniers, et a confirmé qu’au cours de ces conversations, ceux-ci lui
parlaient de leurs conditions de vie au KP Dom199.
Il connaissait l’intention des auteurs principaux et savait qu’en ne prenant
pas, en sa qualité de directeur, de mesures en conséquence, il encourageait
les auteurs principaux à maintenir ces conditions et contribuait largement
de ce fait à leur maintien200. Krnojelac
savait que ses subordonnés créaient dans la prison des conditions de vie constituant
des actes inhumains et un traitement cruel et il n’a pas pris de mesure pour
les en empêcher ou les punir201. Il
existe de nombreux éléments de preuve attestant que les détenus étaient systématiquement
battus et maltraités durant leur détention au KP Dom202.
D’avril à juillet 1992, les sévices ont été fréquents et systématiques. Les
gardiens du KP Dom se sont servis de listes pour sélectionner les détenus
qui devaient être emmenés au bâtiment administratif pour y être battus. Certains
détenus ont été emmenés et battus à plusieurs occasions. Cependant, rien ne
permet de penser que, comme il a été avancé, Krnojelac ait dressé les listes
à partir desquelles les détenus étaient sélectionnés et appelés203.
A différentes dates en juin et en juillet 1992, le soir généralement, un gardien
du KP Dom venait chercher de petits groupes de détenus et les conduisait au
bâtiment administratif. D’autres détenus entendaient souvent peu après des
bruits de coups, des cris et des gémissements. Les gardiens du KP Dom prenaient
part parfois aux sévices et on les entendait insulter ou provoquer les victimes ;
cinq gardiens au moins ont pris part à un ou plusieurs de ces événements.
Les gardiens du KP Dom et les individus venus de l’extérieur frappaient les
détenus à coups de poing, de pied ou de matraque. On entendait parfois des
coups de feu et les détenus ne revenaient jamais dans leur cellule. D’autres
détenus, entrés dans certaines pièces où avaient lieu ces passages à tabac,
ont vu des traces de sang sur les murs et le sol ainsi que sur une matraque204.
Krnojelac savait que des détenus musulmans étaient battus et autrement généralement
maltraités 205. Il a été informé personnellement
du fait que des détenus non serbes étaient battus et maltraités. Le témoin
RJ a dit à Krnojelac que les détenus entendaient des bruits de coups en provenance
du bâtiment administratif. Il a également informé l’Accusé des sévices infligés
à un détenu attardé206. Compte tenu
du caractère généralisé des sévices commis au KP Dom et des marques visibles
qu’ils ont laissées sur les détenus, il est impossible que Krnojelac n’en
ait pas eu connaissance, même s’il le nie. Les conséquences des sévices pour
les détenus, les difficultés que certains avaient à marcher et les douleurs
qu’ils ressentaient suite aux sévices endurés n’ont pu échapper à personne207.
Krnojelac savait forcément que les détenus, dont il était responsable et qu’ils
connaissaient personnellement pour certains, étaient maltraités208.
Non seulement il a vu personnellement l’un de ses subordonnés battre un détenu,
mais il a aussi entendu parler de ces sévices et, les gardiens étant directement
en contact avec les détenus et exerçant un contrôle sur eux, il est clair
que certains d’entre eux y ont pris part209.
b) Conclusions relatives à l’autorité exercée par
Krnojelac sur ses subordonnés en tant que directeur de la prison
- La Chambre de première instance a notamment admis les faits suivants :
le poste de directeur de prison, au sens ordinaire du terme, impliquait forcément
un contrôle sur toutes les affaires carcérales. Le directeur était la plus
haute autorité au KP Dom, et était chargé de gérer la prison210.
Krnojelac a, de son plein gré, exercé les fonctions de directeur par intérim
puis de directeur jusqu’à son départ du KP Dom en juillet 1993. Il a occupé
le poste de directeur pendant quinze mois (du 18 avril 1992 jusqu’à la fin
juillet 1993)211. Il a librement accepté
le poste en sachant pertinemment que des civils non serbes étaient détenus
illégalement au KP Dom en raison de leur origine ethnique212.
De par ses fonctions de directeur de prison, Krnojelac savait que les prisonniers
non serbes étaient détenus illégalement. Krnojelac a admis qu’il savait que
des non-Serbes étaient détenus précisément parce qu’ils étaient non-Serbes,
et qu’aucune des procédures instituées pour les personnes détenues légalement
n’était suivie au KP Dom213. Le directeur
a toujours eu autorité sur tous les détenus du KP Dom214.
Krnojelac s’est rendu au KP Dom quasiment tous les jours ouvrables. Quand
il s’y trouvait, il se rendait à la cantine, dans la cour, ou ailleurs dans
l’enceinte de la prison, endroits où il avait de multiples possibilités de
voir dans quelle condition physique étaient les détenus non serbes215.
c) Conclusions relatives aux interrogatoires, à
leur fréquence et aux punitions infligées aux détenus
- La Chambre de première instance a admis les faits suivants : à leur arrivée
au KP Dom, certains détenus, mais pas tous, ont été fouillés et écroués. De
même, les interrogatoires de ces détenus ont eu lieu quelques jours, voire
quelques semaines après leur arrivée, parfois au bout de quelques mois seulement,
et, dans certains cas, jamais. Certains détenus ont été interrogés au sujet
d’armes, de leur appartenance au SDA et de l’endroit où ils se trouvaient
avant et pendant l’éclatement du conflit dans le secteur. Un certain nombre
de détenus ont été menacés lors de ces interrogatoires et d’autres ont entendu
des prisonniers maltraités dans des cellules voisines. De nombreux détenus
ont été obligés de signer des déclarations écrites. Aucun détenu n’a été relâché
du KP Dom après son interrogatoire, quelle qu’en ait été l’issue216.
Les souffrances endurées par les détenus non serbes pendant l’hiver 1992 sont
le résultat de la politique délibérée menée par les responsables du KP Dom.
Les quelques détenus non serbes qui ont tenté de se fabriquer des vêtements
à partir de couvertures ont été punis. Les couvertures étaient confisquées
et les coupables envoyés au cachot, où les températures étaient encore plus
basses217. Les détenus non serbes qui
arrivaient au KP Dom avec des blessures antérieures ou consécutives à leur
arrestation n’étaient pas soignés, pas plus que les prisonniers non serbes
passés à tabac lors des interrogatoires à la prison218.
Outre les conditions de détention physiquement éprouvantes, les non-Serbes
détenus au KP Dom étaient également soumis à un climat psychologiquement épuisant.
Tout effort fait par les détenus non serbes pour améliorer leurs conditions
de vie dans la prison était puni du cachot. Tout effort pour obtenir davantage
de nourriture ou de l’eau chaude, et pour communiquer entre eux, avec des
gardiens ou avec l’extérieur leur valait des corrections ou le cachot219.
Les détenus non serbes étaient victimes de terribles sévices psychologiques
pendant leur séjour au KP Dom. Ils ont entendu pendant des mois, en particulier
en juin et juillet 1992, torturer et frapper des gens220.
Le 8 juillet 1993, Ekrem Zekovic, détenu musulman, a tenté de s’évader du
KP Dom mais a été repris le jour même. Dès qu’on l’a ramené au KP Dom, Zekovic
a été sévèrement battu par Milenko Burilo, gardien du KP Dom. Krnojelac est
intervenu pour mettre fin aux sévices. Tandis qu’il s’en allait, Burilo a
continué de s’en prendre à Zekovi c en présence de Krnojelac. Krnojelac a
vu battre le détenu Ekrem Zekovic. Il s’est en outre entretenu avec le détenu
à propos de sa tentative d’évasion. Les sévices infligés à Zekovic constituent
des actes de torture au sens des articles 5 f) et 3 du Statut et l’Accusé
savait que Zekovic était torturé221.
Les gardiens du KP Dom ont sévèrement battu plusieurs détenus, tous compagnons
de travail de Zekovic, pour les punir de l’évasion de ce dernier et obtenir
des informations sur le lieu où il se trouvait. La Chambre de première instance
n’a pas admis les dénégations de Krnojelac sur ce point222.
Ces sévices avaient pour but d’obtenir des renseignements des détenus susceptibles
d’avoir des informations sur le plan d’évasion de Zekovic ou sur le lieu où
il se trouvait après son évasion, ou de les punir pour son évasion manquée
ou parce qu’ils étaient soupçonnés d’y avoir apporté leur contribution223.
Les gardiens du KP Dom, des soldats ou des policiers, allaient régulièrement
chercher des détenus dans leur cellule ou au cachot afin de les interroger.
En plusieurs occasions, ils auraient en fait battu ou autrement maltraité
de nombreux détenus ainsi emmenés durant les interrogatoires afin d’obtenir
des renseignements ou des aveux, ou pour les punir de violations mineures
du règlement de la prison224.
- De l’avis de la Chambre d’appel, compte tenu des faits admis par la Chambre
de première instance, Krnojelac disposait d’informations suffisamment alarmantes
pour l’avertir du risque que la torture soit pratiquée ou puisse l’être. Pour
la Chambre d’appel, parmi la totalité des faits admis par la Chambre de première
instance, un certain nombre est particulièrement significatif. Pris comme
un tout, ces faits constituent, selon elle, un ensemble d’informations suffisamment
alarmantes pour l’avertir du risque de torture. Il est tout d’abord un fait
établi que Krnojelac a admis qu’il savait que des non-Serbes étaient
détenus précisément parce qu’ils étaient non-Serbes, et qu’aucune des procédures
instituées pour les personnes détenues légalement n’était suivie au KP Dom.
Il est également un fait certain que Krnojelac connaissait les conditions
de détention des prisonniers non serbes, qu’il rencontrait souvent les prisonniers,
lesquels lui parlaient de leurs conditions de vie au KP Dom, qu’il savait
que des détenus musulmans étaient battus et généralement maltraités. En outre,
du mois d’avril à juillet 1992, les sévices ont été fréquents et systématiques et
les conséquences des sévices pour les détenus, les difficultés que certains
avaient à marcher et les douleurs qu’ils ressentaient suite aux sévices endurés
n’ont pu échapper à personne. Krnojelac savait forcément que les détenus,
dont il était responsable et qu’ils connaissaient personnellement pour certains,
étaient maltraités.
- En outre, la Chambre de première instance a reconnu que le poste de directeur
de prison, au sens ordinaire du terme, implique forcément un contrôle sur
toutes les affaires carcérales et que Krnojelac a, de son plein gré, exercé
les fonctions de directeur pendant quinze mois, du 18 avril 1992 jusqu’à la
fin juillet 1993. Il a toujours eu autorité sur les détenus du KP Dom. De
plus, Krnojelac a librement accepté le poste en sachant pertinemment que des
civils musulmans étaient détenus illégalement au KP Dom en raison de leur
origine ethnique et a admis qu’il savait que des non-Serbes étaient détenus
précisément parce qu’ils étaient musulmans. De surcroît, Krnojelac s’est rendu
au KP Dom quasiment tous les jours ouvrables. Quand il s’y trouvait, il se
rendait à la cantine, dans la cour ou ailleurs dans l’enceinte de la prison,
endroits où il avait de multiples possibilités de voir dans quelle condition
physique étaient les détenus non serbes.
- Par ailleurs, s’ils n’étaient pas systématiques, les interrogatoires étaient
sans aucun doute fréquents. La Chambre de première instance a admis que les
gardiens du KP Dom, sur lesquels, comme il a été reconnu par ailleurs, Krnojelac
exerçait une autorité, allaient régulièrement chercher des détenus dans leur
cellule ou au cachot afin de les interroger. Elle a reconnu qu’en plusieurs
occasions, ils auraient en fait battu ou autrement maltraité de nombreux détenus
ainsi emmenés durant les interrogatoires afin d’obtenir des renseignements
ou des aveux, ou pour les punir de violations mineures du règlement de la
prison. En outre, le risque de punition était apparemment connu des détenus
et la punition était une pratique courante. La Chambre de première instance
a admis que pour garantir le respect des règles tacites sur la communication
(à savoir que les détenus emmenés à l’extérieur du KP Dom ne devaient pas
colporter des nouvelles de « l’extérieur »225),
« toute transgression exposait son auteur au cachot ou à des mauvais traitements
tels que les sévices corporels »226.
De même, « tout effort fait par les détenus non serbes pour améliorer leurs
conditions de vie dans la prison était puni du cachot. Tout effort pour obtenir
davantage de nourriture ou de l’eau chaude, et pour communiquer entre eux,
avec des gardiens ou avec l’extérieur, leur valait des corrections ou le cachot »227.
Ainsi, la Chambre de première instance a-t-elle indiqué que « beaucoup de
détenus ont été victimes de coups et autres mauvais traitements, parfois aveugles,
parfois administrés à titre de sanction pour des manquements mineurs au règlement
de la prison ou dans le but de leur extorquer des informations ou des aveux »228.
- Enfin, la Chambre de première instance a reconnu que Krnojelac avait été
témoin des sévices infligés à Zekovic le 8 juillet 1993, apparemment dans
le but défendu de le punir de sa tentative d’évasion. Ces sévices ont été
considérés par la Chambre de première instance comme des actes de torture.
Certes, la responsabilité pénale de Krnojelac n’a pas été mise en cause pour
les tortures infligées à Zekovic. La Chambre de première instance a indiqué
que, si elle l’avait été, Krnojelac en aurait été tenu responsable en tant
que supérieur hiérarchique, en vertu de l’article 7 3) du Statut, pour ne
pas en avoir puni le gardien du KP Dom Burilo229.
Elle a par ailleurs indiqué que « bien que la preuve des sévices infligés
à Ekrem Zekovic n’ait pas été contestée, [elle] ne prend[rait] pas ce fait
en considération pour les chefs 2, 4, 5 et 7 de l’Acte d’accusation, même
si son témoignage reste dans le dossier en tant qu’élément dont la Chambre
peut légitimement tirer des conclusions concernant des questions nées d’autres
faits qui sont à l’origine d’accusations portées dans l’Acte d’accusation »230.
Néanmoins, selon la Chambre d’appel, en s’interdisant d’utiliser cet élément
de fait s’agissant des chefs 2, 4, 5 et 7 de l’Acte d’accusation, la Chambre
de première instance a commis une erreur de fait de nature à entraîner un
déni de justice. En effet, il n’y avait pas d’obstacle juridique à utiliser
le témoignage de Zekovic pour établir que Krnojelac avait des raisons de savoir
que ses subordonnés avaient commis ou pourraient commettre d’autres crimes
de torture que ceux relatifs à Zekovi c lui-même. La Chambre d’appel ne partage
pas l’opinion de la Chambre de première instance selon laquelle « le fait
que l’Accusé ait été le témoin des sévices infligés à Zekovic, apparemment
dans le but défendu de le punir de sa tentative d’évasion ne suffit pas, en
soi, pour conclure que l’Accusé savait ou avait des raisons de savoir qu’en
dehors de ce cas, des sévices étaient infligés dans l’un des buts défendus
»231. Selon la Chambre d’appel, si ce
fait ne suffit effectivement pas en soi pour conclure que Krnojelac savait
que des tortures étaient infligées aux détenus, comme la Chambre de première
instance l’a indiqué, il peut néanmoins constituer une information suffisamment
alarmante de nature à l’alerter sur le risque de commission d’autres actes
de torture, de telle manière que Krnojelac avait des raisons de savoir
que ses subordonnés commettaient ou étaient sur le point de commettre
des actes de torture.
- Ainsi, au moins à partir du mois de juillet 1993, Krnojelac disposait d’une
information alarmante de nature à l’alerter sur le risque de commission ultérieure
d’actes de torture par ses subordonnés. Cette information doit être mise en
relation avec un autre fait, postérieur aux actes de torture commis sur Zekovic,
reconnu par la Chambre de première instance en ces termes :
[E]n présence de l’Accusé, Todovic a dit aux détenus
qu’en raison de l’évasion de Zekovic, les rations alimentaires seraient
toutes réduites de moitié et que le travail et les soins médicaux seraient
interdits, ce qui, en fait, a été le cas pendant une dizaine de jours
au moins. Toutes les cellules ont été fouillées et les médicaments saisis.
De plus, des gardiens du KP Dom ont sévèrement battu plusieurs détenus,
tous compagnons de travail de Zekovic, pour les punir de l’évasion de
ce dernier et obtenir des informations sur le lieu où il se trouvait.
L’Accusé a nié avoir été au courant d’un quelconque châtiment infligé
en raison de l’évasion de Zekovi c. La Chambre de première instance n’admet
pas la déclaration de l’Accusé, et elle n’y voit aucune raison de douter
que les témoins à charge aient dit la vérité sur ce point. FWS-73 a été
battu si brutalement et a reçu de tels coups de brodequin sur la tête
et dans le bas du dos qu’il souffre encore, à l’heure actuelle, des séquelles
de ces sévices. En outre, un groupe de détenus, dont certains avaient
été battus, ont été envoyés au cachot pour des périodes variables. FWS-73
y est resté douze jours232.
La Chambre de première instance a été convaincue que ces sévices avaient
pour but d’obtenir des renseignements des détenus susceptibles d’avoir des
informations quant à l’évasion de Zekovic ou sur le lieu où il se trouvait
après son évasion, ou de les punir pour son évasion manquée ou parce qu’ils
étaient soupçonnés d’y avoir apporté leur contribution. Elle a indiqué que
compte tenu de leur gravité, les sévices infligés à FWS-73 constituaient
un acte de torture233.
- De l’avis de la Chambre d’appel, le contexte tant externe (à savoir les
circonstances dans lesquelles a été créé le centre de détention) qu’interne
(c’est-à-dire le fonctionnement du centre, notamment le caractère systématique
des sévices et la fréquence des interrogatoires), mis en relation avec le
fait que Krnojelac a été le témoin des sévices infligés à Zekovic, apparemment
dans le but défendu de le punir de sa tentative d’évasion, le fait qu’après
cet événement, au moins un autre détenu, le témoin FWS-73, a été victime d’actes
de torture, ainsi que le fait que la Chambre de première instance n’a pas
admis la déclaration de Krnojelac selon laquelle ce dernier n’aurait pas été
au courant d’un quelconque châtiment infligé en raison de l’évasion de Zekovic,
impliquent qu’aucun juge du fait ne pouvait raisonnablement manquer de conclure
que Krnojelac avait des raisons de savoir que certains des actes avaient été
ou pouvaient avoir été commis dans un but prohibé par les règles de droit
relatives à la torture. Krnojelac possédait un certain nombre d’informations
générales de nature à le mettre en garde contre d’éventuels agissements de
ses subordonnés constitutifs d’actes de torture. Par conséquent, sa responsabilité
doit être engagée en vertu de l’article 7 3) du Statut. On ne saurait trop
souligner que, lorsqu’il est question de responsabilité du supérieur hiérarchique,
l’accusé n’est pas mis en cause pour les crimes commis par ses subordonnés
mais pour un manquement à l’obligation qu’il avait, en tant que supérieur
hiérarchique, d’exercer un contrôle. Il ne fait pas de doute que, compte tenu
des informations dont il disposait, Krnojelac était en mesure d’exercer un
tel contrôle, c’est-à-dire d’enquêter sur la commission éventuelle d’actes
de torture, la Chambre de première instance ayant en outre considéré que,
s’agissant des sévices, il avait le pouvoir de prévenir les crimes ou d’en
punir les auteurs234. En jugeant qu’aucun
juge du fait n’aurait pu raisonnablement tirer les conclusions factuelles
auxquelles la Chambre de première instance est parvenue, la Chambre d’appel
est d’avis que la Chambre de première instance a commis une erreur de fait.
- S’agissant de savoir si cette erreur a entraîné un déni de justice, la
Chambre d’appel fait sienne les conclusions de la Chambre d’appel du TPIR
dans l’Arrêt Rutaganda, et considère que lorsque l’accusé a erronément
été acquitté par la Chambre de première instance, cette dernière « a manqué
à son devoir en ne dégageant pas toutes les implications juridiques requises
des éléments de preuve présentés »235.
La Chambre d’appel estime que la correction de l’erreur commise par la Chambre
de première instance entraîne l’annulation des déclarations d’acquittement
prononcées pour les chefs 2 et 4 de l’Acte d’accusation et la reconnaissance
de la culpabilité de Krnojelac pour ces mêmes chefs en vertu de l’article
7 3) du Statut pour n’avoir pas pris les mesures nécessaires et raisonnables
pour empêcher les actes de torture commis ultérieurement à ceux infligés à
Ekrem Zekovic et pour n’avoir pas enquêté sur les actes de torture, et le
cas échéant puni leurs auteurs, commis antérieurement à ceux infligés à Ekrem
Zekovic. La reconnaissance de la culpabilité de Krnojelac pour les chefs 2
et 4 de l’Acte d’accusation (torture ) entraîne l’annulation de la culpabilité
de Krnojelac pour les chefs 5 et 7 (actes inhumains et traitements cruels)
pour les faits suivants : paragraphes 5.21 (concernant FWS-73), 5.23, 5.27
(concernant Nurko Nisic et Zulfo Veiz), 5.28 et 5.29 (concernant Aziz Šahinovic)
de l’Acte d’accusation et des faits décrits aux points B 4, B 14, B 22, B
31, B 52 et B 57 de la liste C de l’Acte d’accusation, au motif que le crime
de torture englobe les crimes d’actes inhumains et de traitements cruels236,
rendant ainsi impossibles des condamnations multiples sur la base des mêmes
faits.
2. Quatrième motif d’appel : erreur dans les conclusions
factuelles de la Chambre de première instance s’agissant des meurtres
commis au KP Dom
- Le Procureur conteste le paragraphe 348 du Jugement rédigé comme suit :
Enfin, l’Accusation soutient qu’aux termes de l’article
7 3) du Statut, l’Accusé est responsable en sa qualité de supérieur hiérarchique
des meurtres commis au KP Dom. La Chambre de première instance s’est déjà
prononcée sur la place qu’occupait l’Accusé en tant que directeur du KP
Dom et sur le pouvoir qu’il avait d’empêcher les crimes et d’en punir
les auteurs. La Chambre de première instance n’est pas convaincue que
l’Accusation ait établi que l’Accusé était responsable en tant que supérieur
hiérarchique des meurtres commis au KP Dom en juin et juillet 1992. La
Chambre de première instance reconnaît que l’Accusé était au courant de
deux décès, à savoir le suicide de Juso Dzamalija et la mort suspecte
de Halim Konjo. La Chambre de première instance est également convaincue
que RJ a parlé à l’Accusé des sévices et disparitions qui ont eu lieu
pendant le mois de juin 1992. Elle n’est toutefois pas convaincue que
les informations dont disposait l’Accusé étaient suffisantes pour l’avertir
que ses subordonnés étaient impliqués dans le meurtre de détenus. Dès
lors, la responsabilité de l’Accusé en tant que supérieur hiérarchique
des meurtres commis au KP Dom en juin et juillet 1992 n’a pas été établie237.
- Le Procureur fait valoir que, compte tenu des conclusions factuelles acceptées
par la Chambre de première instance, la seule conclusion raisonnable possible
pour ladite Chambre était que Krnojelac disposait de suffisamment d’informations
de nature à l’avertir du risque de l’implication de ses subordonnés dans le
meurtre des détenus 238. Le Procureur
soutient qu’il existait des indices clairs et objectifs des meurtres commis
au KP Dom239, comme le nombre de victimes,
les traces de sang maculant les couloirs du KP Dom, le bruit des coups et
les cris des victimes entendus par les autres détenus, les coups de feu, les
corps des victimes emmenés par les gardiens et les impacts de balles sur les
murs de l’entrée240.
- Le Procureur considère que, pris ensemble, ces éléments constituent des
informations alarmantes qui auraient dû pousser Krnojelac à ouvrir une enquête,
laquelle l’aurait amené à découvrir que des meurtres étaient commis au KP Dom241.
Selon lui, les conclusions de la Chambre de première instance figurant au
paragraphe 318 du Jugement et relatives à la place de Krnojelac en tant que
directeur du KP Dom et au pouvoir qu’il avait d’empêcher les sévices commis
par ses subordonnés et d’en punir les auteurs, s’appliquent également aux
meurtres commis par ces derniers, dans la mesure où la commission des meurtres
est fortement liée à celle des sévices 242.
Le Procureur rappelle en outre que la Chambre de première instance a réitéré
ses conclusions en la matière dans la partie du Jugement consacrée aux meurtres,
en particulier au paragraphe 348 du même Jugement243.
Il ajoute que Krnojelac avait un accès libre et continu au KP Dom et avait
la possibilité d’observer les conséquences des sévices pour les détenus, comme
l’indique le paragraphe 311 du Jugement244.
- Pour la Chambre d’appel, comme pour le motif d’appel précédent, il est
tout d’abord nécessaire de rappeler les faits pertinents admis par la Chambre
de première instance s’agissant des meurtres :
- Les personnes figurant sur la Liste C qui ont été tuées au KP Dom
ont été prises dans un enchaînement d’événements survenus au KP Dom pendant
les mois de juin et de juillet 1992245
et leur disparition depuis lors ne peut raisonnablement s’expliquer que
par leur décès, suite aux actes ou omissions commis au KP Dom, avec l’intention
voulue246. Toutes les personnes
décédées figurant sur la Liste C ont été battues à mort, abattues, ou
sont décédées plus tard dans l’un des cachots du KP Dom, des suites des
blessures occasionnées par les sévices247 ;
- Krnojelac se trouvait au KP Dom à l’époque des sévices et des meurtres
qui s’ensuivirent, mais seulement jusqu’au 24 juin 1992, et il n’est pas
revenu avant le 2 ou 3 juillet 1992248 ;
- Les témoignages permettent d’établir le scénario suivant : pendant
les mois de juin et juillet 1992, après appel, les gardiens du KP Dom
se rendaient dans les cellules et appelaient pour un interrogatoire ceux
des détenus dont le nom figurait sur leur liste. Le gardien posté à l’entrée
du bâtiment administratif communiquait la liste de noms au gardien se
trouvant dans l’enceinte du KP Dom. Les détenus extraits de leur cellule
étaient conduits à la grille située à l’entrée du bâtiment administratif
devant laquelle ils étaient alignés. Un par un, ou par petits groupes,
ils étaient appelés dans une pièce du rez-de-chaussée de ce bâtiment.
Ils étaient emmenés dans l’une des pièces à gauche ou à droite de l’escalier,
ou dans une salle dénommée « Tel » dans la pièce à conviction P6, située
dans l’aile gauche du bâtiment administratif, ou encore dans la salle
attenante. Ils y étaient souvent battus. Les sévices se poursuivaient
tard dans la soirée et les autres détenus du KP Dom pouvaient entendre
le bruit des coups et les cris des victimes. Certains témoins ont pu reconnaître
la personne molestée à ses cris, à ses supplications, ou aux questions
qui lui étaient posées au cours des sévices. En outre, certains témoins
ont pu observer en partie les sévices infligés à une ou plusieurs victimes,
par une fenêtre de leur cellule. Ces témoins ont reconnu certains gardiens
au KP Dom parmi les auteurs principaux des sévices249 ;
- Dans certains cas, les détenus entendaient des coups de pistolet,
puis le bruit d’un véhicule au pot d’échappement défectueux qui démarrait
devant le KP Dom250 ;
- Pendant et après les séances de sévices, on pouvait voir des gardiens
du KP Dom apporter des couvertures dans le bâtiment administratif et en
sortir ce qui semblait être des corps enveloppés dans ces couvertures.
On pouvait voir du sang et des instruments ensanglantés dans les pièces
où avaient lieu les sévices, ainsi que des traces de sang sur la Zastava
Kedi au pot d’échappement défectueux que les détenus entendaient quitter
le KP Dom après une ou plusieurs séances de sévices. Des impacts de balles
ont été remarqués sur les murs du hall derrière la porte métallique du
bâtiment administratif251 ;
- Les gardiens du KP Dom ont été impliqués, comme les militaires, dans
le meurtre de détenus au KP Dom. Les gardiens auraient notamment abattu
ou frappé des détenus avec l’intention de les tuer, ou porté des atteintes
graves à leur intégrité physique, dont ils ne pouvaient que raisonnablement
prévoir qu’elles étaient susceptibles d’entraîner la mort252 ;
- Krnojelac savait que des personnes étaient molestées et disparaissaient
du KP Dom les soirs de juin 1992. En juin 1992, le témoin RJ a dit à Krnojelac
que les détenus entendaient asséner des coups dans le bâtiment administratif
et que des personnes disparaissaient du KP Dom pendant la nuit. Il a demandé
à Krnojelac ce qu’il était advenu d’un groupe de personnes qui avait disparu
pendant la nuit, et celui-ci lui a dit de ne pas poser de questions parce
qu’il ne savait pas253 ;
- Il n’a pas été prouvé que Krnojelac savait que des personnes qui étaient
emmenées hors du KP Dom les soirs de juin 1992 et en disparaissaient étaient
tuées. Krnojelac a uniquement été au courant de deux décès, à savoir le
suicide de Juso Dzamalija et la mort suspecte de Halim Konjo. A propos
de cette mort suspecte, Krnojelac a reconnu qu’il avait appris la mort
de Halim Konjo le lendemain matin, en juin 1992 et qu’il en avait parlé
à RJ. Il a expliqué que Jakonivic lui avait dit que Konjo s’était suicidé
et qu’une commission était venue pour enquêter sur sa mort. Il a déclaré
qu’il trouvait normal d’avoir parlé du décès de Halim Konjo à son collègue
parce qu’il n’avait aucune raison de le cacher. L’Accusation n’a produit
aucun élément de nature à établir que Krnojelac était au courant du décès
de détenus autres que Juso Dzamalija, dont la Chambre a admis qu’il s’était
suicidé254 et dont Krnojelac a reconnu
avoir appris la mort255.
- De l’avis de la Chambre d’appel, la conclusion de la Chambre de première
instance, selon laquelle les informations dont disposait Krnojelac n’étaient
pas suffisantes pour l’avertir que ses subordonnés étaient impliqués dans
le meurtre de détenus, est déraisonnable.
- Au paragraphe 339 du Jugement, la Chambre de première instance a conclu
que 26 détenus sont morts victimes des agissements de militaires étrangers
au KP Dom et de gardiens de prison. Si les faits admis par la Chambre de première
instance n’impliquent pas forcément que Krnojelac savait que des meurtres
étaient ou pouvaient être commis par ses subordonnés, ils impliquent que Krnojelac
avait des raisons de savoir que certains meurtres étaient ou pouvaient
être commis par ses subordonnés. La Chambre d’appel considère ainsi, comme
l’a démontré le Procureur, qu’aucun juge du fait raisonnable ne pouvait manquer
de conclure que Krnojelac disposait d’un certain nombre d’informations qui,
prises ensembles, étaient suffisamment alarmantes et de nature à l’alerter
sur le risque de commissions de meurtres à l’intérieur de la prison. Tout
d’abord, il est apparu que ce sont les sévices commis à l’intérieur du KP
Dom qui ont causé la mort des détenus. Comme la Chambre de première instance
l’a indiqué, toutes les personnes décédées figurant sur la Liste C ont été
battues à mort, abattues, ou sont décédées plus tard, dans l’un des cachots
du KP Dom, des suites des blessures occasionnées par les sévices. La Chambre
d’appel rappelle les faits admis par la Chambre de première instance, tels
que mentionnés pour le traitement du motif d’appel précédent, quant au contexte
de la commission des sévices et au caractère généralisé de leur commission ainsi
qu’à l’autorité exercée par Krnojelac en tant que directeur de la prison sur
ses subordonnés, auteurs de ces sévices256.
La Chambre de première instance a indiqué que, compte tenu du caractère généralisé
des sévices commis au KP Dom et des marques visibles qu’ils ont laissées sur
les détenus, il est impossible que Krnojelac n’en ait pas eu connaissance,
même s’il l’a nié. Ensuite, la Chambre d’appel rappelle que, selon la Chambre
de première instance, Krnojelac était au courant de disparitions de détenus.
La Chambre de première instance a admis qu’au mois de juin 1992, le témoin
RJ a dit à Krnojelac que les détenus entendaient asséner des coups dans le
bâtiment administratif et que des personnes disparaissaient du KP Dom pendant
la nuit. Enfin, la Chambre d’appel est d’avis que Krnojelac était en mesure
de voir les traces de sang maculant les couloirs du KP Dom et les impacts
de balles sur les murs de l’entrée du bâtiment administratif. Comme la Chambre
de première instance l’a indiqué, l’Accusé s’est rendu au KP Dom quasiment
tous les jours ouvrables. Quand il s’y trouvait, il se rendait à la cantine,
dans la cour ou ailleurs dans l’enceinte de la prison, tous les endroits où
il avait de multiples possibilités de voir dans quelle condition physique
étaient les détenus non serbes. Il ne fait donc pas de doute qu’il était également
en mesure de voir les traces de sang et les impacts de balle sur les murs.
- De l’avis de la Chambre d’appel, ces faits constituent des informations
suffisamment alarmantes pour exiger de Krnojelac qu’il procède à une enquête
complémentaire. Ayant connaissance des sévices ainsi que de disparitions suspectes,
et voyant les impacts de balles sur les murs, Krnojelac était en mesure de
se dire que les auteurs de ces sévices étaient susceptibles d’avoir commis
des meurtres. A tout le moins, il aurait dû diligenter une enquête. De l’avis
de la Chambre d’appel, aucun juge du fait raisonnable n’aurait donc pu tirer
les conclusions factuelles auxquelles la Chambre de première instance est
parvenue. La Chambre d’appel considère donc que la Chambre de première instance
a commis une erreur de fait qui, pour les raisons précédemment présentées257,
a entraîné un déni de justice.
- La Chambre d’appel estime que la correction de l’erreur commise par la
Chambre de première instance entraîne l’annulation des déclarations d’acquittement
prononcées pour les chefs 8 et 10 de l’Acte d’accusation et la reconnaissance
de la culpabilité de Krnojelac sur la base de l’article 7 3) du Statut pour
n’avoir pas pris les mesures nécessaires et raisonnables afin d’empêcher les
meurtres commis ultérieurement aux disparitions dont il avait connaissance
et pour n’avoir pas enquêté sur les meurtres commis antérieurement auxdites
disparitions et, le cas échéant, puni les auteurs des meurtres, dont il était
le supérieur hiérarchique.
D. Cinquième motif d’appel : la Chambre de première
instance a commis une erreur de fait en concluant que les sévices constituant
des actes inhumains et des traitements cruels n’ont pas été infligés pour
des motifs discriminatoires et qu’en conséquence, Krnojelac ne pouvait
être tenu responsable de persécutions en tant que supérieur hiérarchique
- Le Procureur soutient que la Chambre de première instance s’est fourvoyée
en concluant que les sévices corporels constitutifs d’actes inhumains et de
traitements cruels infligés par les gardiens à des détenus du KP Dom n’ont
pas été commis pour des motifs discriminatoires et qu’ils ne constituaient
donc pas des persécutions pour lesquelles la responsabilité de Krnojelac en
tant que supérieur hiérarchique pouvait être mise en cause sur la base de
l’article 7 3) du Statut258.
- Le Procureur fait valoir que la Chambre de première instance a adopté une
approche excessivement restrictive en ce qui concerne la question de savoir
ce qui constitue une discrimination et qu’elle n’a pas tenu compte du contexte
plus large dans lequel s’inscrivaient les crimes sous-jacents259.
Selon le Procureur, la Chambre de première instance a artificiellement compartimenté
les incidents présentés dans l’Acte d’accusation comme relevant de persécutions,
en perdant de vue le caractère globalement discriminatoire du climat régnant
au KP Dom. La nature de ce climat a d’ailleurs été amplement illustrée dans
les conclusions de la Chambre de première instance260.
Les sévices infligés aux détenus du KP Dom présentaient un caractère discriminatoire
car ils étaient exercés de manière généralisée et systématique et dans le
but de punir, de pénaliser et d’opprimer les détenus non serbes en raison
de leur origine ethnique261. Le Procureur
fait valoir que, même sur la base de l’approche restrictive retenue par la
Chambre de première instance, il est déraisonnable de conclure que les passages
à tabac n’étaient pas discriminatoires. Il rappelle à cet égard la conclusion
de la Chambre de première instance figurant au paragraphe 47 du Jugement,
dans lequel ladite Chambre indique que les condamnés serbes, qui n’étaient
pas logés dans la même aile du bâtiment que les non-Serbes, « n’étaient pas
battus ou autrement maltraités ». Par conséquent, compte tenu de cette constatation,
la seule conclusion raisonnable est que les passages à tabac infligés aux
non-Serbes ont été effectués sur une base discriminatoire, et ce dans la mesure
où les Serbes n’étaient pas eux-mêmes victimes de passages à tabac262.
En tout état de cause, et plus fondamentalement, le Procureur soutient qu’il
n’était pas nécessaire de comparer le traitement des non-Serbes au sein du
KP Dom avec celui d’un autre groupe 263.
Il soutient qu’en l’espèce, compte tenu de l’esprit de discrimination qui
régnait au KP Dom à l’encontre des non-Serbes, la Chambre de première instance
aurait dû raisonnablement déduire , en l’absence de preuves contraires,
que la plupart des actes commis par les gardiens du KP Dom l’étaient pour
des raisons discriminatoires264.
- Même si le Procureur semble soulever, dans son Mémoire, la question de
la définition de l’acte discriminatoire donnée par la Chambre de première
instance au regard des faits de l’espèce, il semble en réalité contester le
traitement réservé par la Chambre de première instance à la question spécifique
de l’intention discriminatoire, autrement dit à la mens rea de l’infraction
par opposition à l’actus reus265.
La Chambre d’appel s’attachera donc à répondre à la question de savoir s’il
était déraisonnable pour la Chambre de première instance de conclure que seuls
les tortures, actes inhumains ou traitements cruels relevés aux paragraphes
5.15 et 5.23 de l’Acte d’accusation (pour ce qui est de FWS-03 uniquement),
ont été inspirés par des raisons discriminatoires266.
- La Chambre d’appel rappelle qu’en droit, la persécution en tant que crime
contre l’humanité requiert la preuve d’une intention spécifique de discriminer
sur la base de motifs politiques, raciaux ou religieux et qu’il appartient
au Procureur de prouver que les actes en question ont été commis avec l’intention
discriminatoire requise. La Chambre d’appel ne saurait considérer que l’intention
discriminatoire des sévices commis peut être directement déduite du caractère
discriminatoire général d’une attaque qualifiée de crime contre l’humanité267.
Selon la Chambre d’appel, un tel contexte ne peut, à lui seul, constituer
la preuve d’une intention discriminatoire. Cependant, la Chambre d’appel est
d’avis que l’intention discriminatoire peut être déduite d’un tel contexte,
à condition qu’il existe au regard des faits de l’espèce, des circonstances
entourant la commission des actes reprochés, qui confirment l’existence d’une
telle intention. Parmi ces circonstances, peuvent être pris en compte par
exemple le fonctionnement de la prison (notamment, le caractère systématique
des crimes commis à l’encontre d’un groupe racial ou religieux) ou l’attitude
générale de l’auteur présumé de l’infraction au travers de son comportement.
- La Chambre d’appel considère par ailleurs que le fait que ces circonstances
peuvent permettre d’établir l’actus reus de la persécution, c’est-à-dire le
caractère discriminatoire de l’acte, n’empêche pas une Chambre de première
instance de les considérer, parmi d’autres éléments, pour établir la mens
rea de cette infraction, soit l’intention discriminatoire sur la base de laquelle
l’acte discriminatoire a été commis. Sur ce point, la Chambre d’appel note
que la Chambre de première instance a correctement défini le crime de persécution,
tel qu’il figure au paragraphe 431 du Jugement. Ce dernier est rédigé comme
suit : « […] le crime de persécution consiste en un acte ou une omission qui
introduit une discrimination de fait, et qui dénie ou bafoue un droit fondamental
reconnu par le droit international coutumier ou conventionnel (l’actus
reus ou élément matériel du crime) ; et a été commis délibérément avec
l’intention de discriminer pour un motif prohibé, notamment pour des raisons
raciales, religieuses ou politiques (la mens rea ou élément moral du
crime ) »268. Néanmoins, la Chambre
d’appel ne souscrit pas à l’interprétation qui en est faite au paragraphe
432 du Jugement, en particulier la note de bas de page 1293 rédigée comme
suit :
La prohibition du crime de persécution, le seul dont
le Statut exige qu’il soit commis pour des motifs discriminatoires (voir
Arrêt Tadic, par. 305), vise à protéger les membres de groupes
politiques, raciaux et religieux contre toute discrimination exercée en
raison de leur appartenance à l’un de ces groupes. Si un Serbe commet
délibérément un meurtre parce que la victime est musulmane, il est clair
que l’incrimination des persécutions vise, dans ce cas, à protéger les
membres du groupe de confession musulmane contre de tels actes discriminatoires.
S’il s’avère que la victime n’est pas musulmane, affirmer que cet acte
n’en constitue pas moins une persécution dès lors qu’il a été commis avec
une intention discriminatoire étend inutilement cette protection à une
personne qui n’appartient pas au groupe qu’il s’agit de protéger dans
ce cas, à savoir les Musulmans.
De l’avis de la Chambre d’appel, une telle affirmation n’est pas correcte.
Elle constitue une interprétation erronée de l’exigence d’une discrimination
de fait (ou acte discriminatoire) établie par la jurisprudence. Pour reprendre
l’exemple donné dans la note de bas de page, la Chambre d’appel considère
qu’un Serbe, qui aurait été pris par méprise pour un Musulman, peut néanmoins
être victime d’un crime de persécution. De l’avis de la Chambre d’appel,
l’acte commis contre lui introduit une discrimination de fait vis-à-vis
des autres Serbes qui n’ont pas fait l’objet de tels actes, accomplie avec
la volonté de discriminer un groupe à raison de son origine ethnique.
- En l’espèce, la Chambre de première instance a indiqué que la « détention
des non-Serbes au KP Dom, et les actes ou omissions qui y étaient commis,
étaient manifestement liés à l’attaque généralisée et systématique lancée
contre la population civile non serbe dans la municipalité de Foca »269.
De l’avis de la Chambre d’appel, on peut déduire de cette constatation que
les traitements infligés aux détenus non serbes étaient le résultat de la
politique discriminatoire précitée, à l’origine de leur mise en détention270.
La Chambre d’appel rappelle en outre les conclusions de la Chambre de première
instance figurant au paragraphe 47 du Jugement :
Les quelques condamnés serbes qui étaient détenus au
KP Dom n’étaient pas logés dans la même aile que les non-Serbes. Ils
n’étaient pas maltraités comme les détenus non serbes. Ils étaient
un peu mieux nourris et recevaient parfois des portions supplémentaires.
Ils n’étaient pas battus ou autrement maltraités, et n’étaient
pas enfermés dans leur cellule. Ils étaient relâchés lorsqu’ils avaient
purgé leur peine, avaient accès aux sanitaires et bénéficiaient d’autres
avantages dont les détenus non serbes étaient privés271.
Selon la Chambre d’appel, cette constatation signifie qu’en réalité, seuls
les détenus non serbes faisaient l’objet de sévices. Elle est d’avis que
les différences de traitement entre les détenus serbes et non serbes ne
peuvent raisonnablement être attribuées au hasard de l’affectation du personnel
de garde. Cette constatation vient donc confirmer la présomption précitée.
La Chambre d’appel considère donc que la seule conclusion raisonnable possible
sur la base des faits pertinents admis par la Chambre de première instance
était que les sévices ont été commis à l’encontre des détenus non serbes
en raison de leur appartenance politique ou religieuse et que, par conséquent,
ces actes illicites ont été commis avec l’intention discriminatoire requise.
La Chambre d’appel considère qu’à supposer que les coups portés aux détenus
non serbes l’aient été pour punir ces détenus de violations du règlement,
le choix de cette sanction, dès lors qu’elle n’a été infligée qu’à des détenus
non serbes, procédait d’une volonté de les discriminer pour des motifs religieux
ou politiques.
- Le Procureur soutient que Krnojelac devrait être reconnu coupable, sur
la base de l’article 7 3) du Statut, des persécutions commises272.
S’agissant de Krnojelac, la Chambre d’appel rappelle que la Chambre de première
instance a reconnu qu’il a librement accepté le poste en sachant pertinemment
que des civils non serbes étaient détenus illégalement au KP Dom en raison
de leur origine ethnique273. Krnojelac
a par ailleurs admis qu’il savait que des non-Serbes étaient détenus précisément
parce qu’ils étaient non-Serbes, et qu’aucune des procédures instituées pour
les personnes détenues légalement n’était suivie au KP Dom274.
Enfin, la Chambre de première instance a reconnu que Krnojelac savait que
des détenus non serbes étaient battus et généralement maltraités275.
Il « avait connaissance des conditions de vie des détenus non serbes, des
exactions et autres mauvais traitements dont ils étaient victimes au KP Dom
et […] il savait que ces sévices s’inscrivaient dans le cadre de l’attaque
lancée contre la population non serbe de la municipalité et de la ville de
Foca »276. Compte tenu de tous les éléments
précités, la Chambre d’appel est d’avis que Krnojelac, qui, en tant que directeur
de la prison, a toujours eu autorité sur tous les détenus du KP Dom277,
disposait d’informations suffisantes pour l’alerter du risque que les actes
inhumains et traitements cruels étaient commis à l’encontre des détenus non
serbes en raison de leur appartenance politique ou religieuse. La Chambre
de première instance a donc commis une erreur de fait qui a entraîné un déni
de justice278.
- La Chambre d’appel estime que la correction de l’erreur commise par la
Chambre de première instance entraîne la reconnaissance de la culpabilité
de Krnojelac, comme l’a demandé le Procureur279,
du chef 1 (persécutions) de l’Acte d’accusation afin de rendre compte de sa
responsabilité, découlant de l’article 7 3) du Statut, dans les sévices décrits
aux paragraphes 5.9, 5.16, 5.18, 5.20, 5.21, 5.27 et 5.29 de l’Acte d’accusation,
ainsi que dans les faits correspondant aux numéros A2, A7, A10, A12, B15,
B17, B18, B19, B20, B21, B25, B26, B28, B30, B33, B34, B37, B45, B46, B48,
B51 et B59 de la liste C de l’Acte d’accusation, tous ces sévices ayant été
considérés par la Chambre de première instance comme des actes inhumains et
traitements cruels tombant respectivement sous le coup des articles 5 i) et
3) du Statut280. Il s’en suit l’annulation
des condamnations de Krnojelac du chef 5 de l’Acte d’accusation (crime contre
l’humanité d’actes inhumains) pour les sévices énumérés ci-dessus, dans la
mesure où le crime de persécutions pour actes inhumains englobe le crime contre
l’humanité d’actes inhumains, rendant ainsi impossibles des condamnations
multiples sur la base des mêmes faits. La responsabilité de Krnojelac est
maintenue pour le chef 7 de l’Acte d’accusation à raison des sévices énumérés
ci-dessus.
F. Sixième motif d’appel du Procureur : la Chambre
de première instance s’est fourvoyée en acquittant Krnojelac du chef de
persécutions (travaux forcés)
- Krnojelac était accusé, aux chefs 16 et 18 de l’Acte d’accusation, de réduction
en esclavage, un crime contre l’humanité tombant sous le coup de l’article 5 c)
du Statut, et d’une violation des lois ou coutumes de la guerre sanctionnée
par l’article 3 du Statut281. Les mêmes
faits sous-tendaient les accusations de réduction en esclavage et celles,
portées au chef 1, de persécutions (travaux forcés)282.
La Chambre de première instance a conclu que le Procureur n’avait pas établi
que le travail effectué par les détenus était forcé ou involontaire, si ce
n’est dans le cas de deux d’entre eux283.
S’agissant du travail forcé de ces deux détenus, la Chambre de première instance
a estimé que Krnojelac n’était pénalement responsable ni au regard de l’article 7 1) du
Statut, ni au regard de son article 7 3)284.
La Chambre a donc acquitté Krnojelac tant des chefs 16 et 18 de l’Acte d’accusation
(réduction en esclavage) que du chef 1 (persécutions prenant la forme de travaux
forcés)285.
- Le Procureur demande l’annulation de l’acquittement prononcé pour le chef 1
de l’Acte d’accusation, pour les deux raisons principales présentées ci-après286.
1. Les éléments de preuve étaient suffisants pour
établir le caractère involontaire du travail et le travail involontaire
comme une forme de persécution
a) La Chambre de première instance s’est fourvoyée
en concluant à l’insuffisance des éléments de preuve pour établir le caractère
involontaire du travail
- Le Procureur soutient qu’en appliquant aux faits le critère juridique du
caractère involontaire, la Chambre de première instance a conclu à tort, dans
le cas de huit détenus287, que les
éléments de preuve produits étaient insuffisants pour établir qu’ils avaient
été contraints à travailler288. La Chambre
de première instance a déclaré à juste titre qu’en général, le droit international
humanitaire interdit le travail forcé ou involontaire, le caractère involontaire
étant l’élément principal de la définition du travail forcé ou obligatoire289.
Le Procureur reconnaît que, d’une manière générale, la Chambre de première
instance a donné une définition juridiquement correcte du « caractère involontaire »290
mais considère qu’elle l’a appliquée aux faits de manière erronée. Pour le
Procureur, l’absence de consentement peut être établie d’après les circonstances
objectives, sans qu’il soit nécessaire de prouver spécifiquement l’état d’esprit
subjectif de la victime. Cependant, allant à l’encontre du critère défini,
la Chambre de première instance a exigé du Procureur qu’il prouve que le détenu
« avait protesté contre l’obligation qui [lui] était faite de travailler ou
[qu’] un responsable l’avait prévenu qu’il serait puni s’il n’obéissait pas »291.
De la même manière, la Chambre de première instance a erronément exigé du
Procureur qu’il prouve non seulement que le détenu avait peur de refuser de
travailler mais aussi qu’il ne voulait pas travailler292.
Le Procureur considère toutefois que même lorsqu’il n’y a pas de preuve directe
de la part d’un détenu que son travail n’était pas volontaire, la Chambre
de première instance doit prendre en compte d’autres circonstances objectives
à ce point coercitives qu’elles excluaient toute possibilité de consentement293.
S’il est disponible, un témoignage qui établit l’état d’esprit subjectif de
la victime et se rapporte aux faits l’ayant convaincu qu’elle était contrainte
de travailler est clairement pertinent. Un tel témoignage peut à lui seul
suffire à établir l’absence de consentement, ou bien il peut permettre de
conclure que les circonstances objectives étaient telles qu’elles excluaient
toute possibilité de consentement. Toutefois, selon le Procureur, un tel témoignage
n’est pas essentiel, et la preuve de l’existence de circonstances propres
à exclure toute possibilité de consentement peut également être rapportée
par d’autres moyens de preuve294. La
Chambre de première instance a pris en compte un certain nombre d’éléments
qu’elle estimait pertinents, comme l’absence pour l’essentiel, de rémunération,
la situation de vulnérabilité des détenus, les allégations selon lesquelles
les détenus incapables ou refusant de travailler y étaient contraints ou envoyés
au cachot, les conséquences à long terme du travail, de la détention et des
conditions de vie inhumaines du KP Dom295.
Mais, selon le Procureur, si tous ces éléments peuvent être pertinents pour
déterminer s’il existait des circonstances si coercitives qu’elles excluaient
toute possibilité de consentement, aucun d’entre eux n’est essentiel en soi
lorsque l’absence de consentement peut être établie à partir d’autres circonstances
objectives. Le Procureur fait valoir que tous ces éléments, ou, tout du moins,
la plupart d’entre eux, étaient réunis dans le cas de chacun des détenus concernés.
- En l’espèce, la Chambre de première instance n’a pas considéré, au regard
de tous les témoignages pertinents, que « le climat général qui régnait au
KP Dom quand l’Accusé en était le directeur, était tel que tous les détenus
travaillaient contraints et forcés »296,
autrement dit, que les circonstances objectives étaient à ce point coercitives
qu’elles excluaient toute possibilité de consentement. Pour le Procureur,
la seule conclusion qu’un juge du fait aurait pu raisonnablement tirer des
témoignages entendus par la Chambre de première instance en l’espèce était
que les conditions régnant au KP Dom étaient à ce point coercitives qu’elles
excluaient toute possibilité de consentement de la part des travailleurs qui
y étaient illégalement détenus297.
- La Chambre d’appel comprend que le Procureur sollicite de cette dernière
de répondre en premier lieu à la question de savoir si les conditions régnant
au KP Dom étaient à ce point coercitives qu’elles excluaient toute possibilité
de consentement de la part des travailleurs. Pour répondre à cette question,
la Chambre d’appel, comme pour les motifs d’appel précédents, entend récapituler
les faits pertinents qui ont été admis par la Chambre de première instance :
- Le KP Dom regroupait plusieurs centaines d’hommes civils musulmans,
qui y sont restés de quatre mois à plus de deux ans et demi298.
Le KP Dom pouvait accueillir plus que les 500 à 700 détenus non serbes
qui s’y trouvaient, mais ces personnes étaient rassemblées dans un petit
nombre de cellules. S’entassaient dans des cellules individuelles parfois
jusqu’à 18 personnes, qui ne pouvaient donc ni se déplacer ni se coucher
pour dormir299 ;
- Les conditions dans lesquelles les non-Serbes étaient détenus étaient
au-dessous des normes applicables au régime de détention des civils en
temps de conflit armé. Les détenus non serbes ne recevaient pas de nourriture
en quantité suffisante et beaucoup ont de ce fait perdu énormément de
poids, parfois plus de 40 kilos ou jusqu’à un tiers de leur poid. Ils
étaient détenus dans diverses cellules, y compris dans des cachots qui
n’étaient pas chauffés et étaient glacials pendant le rude hiver de 1992.
Les vêtements qu’ils s’étaient confectionnés pour avoir chaud à partir
de couvertures inutilisées ont été confisqués par les gardiens300.
On a délibérément nourri les détenus non serbes juste assez pour qu’ils
survivent. Tous les non-Serbes ont perdu beaucoup de poids, entre 20 et
40 kilos, pendant leur détention au KP Dom301 ;
- Les conditions d’hygiène étaient déplorables et les sanitaires réduits
au minimum, cependant que les soins médicaux laissaient à désirer et que
les médicaments faisaient défaut. Un service médical minimum était assuré
mais les personnes nécessitant une intervention de toute urgence étaient
laissées sans soin ou ne recevaient pas les soins nécessaires. Au moins
un détenu est décédé faute de soins ou d’une suffisante diligence302 ;
- Les détenus non serbes restaient la plus grande partie de la journée
enfermés dans leurs cellules ; ils n’étaient autorisés à sortir que pour
se rendre à la cantine. Certains, cependant, étaient emmenés travailler,
sachant qu’ils recevraient pour cela une portion supplémentaire, ce dont
ils avaient grand besoin303 ;
- Beaucoup de détenus ont été victimes de coups et autres mauvais traitements,
administrés parfois sans raison, parfois à titre de sanctions pour des
manquements mineurs au règlement de la prison ou dans le but de leur extorquer
des informations ou des aveux. Les cris et les gémissements des personnes
molestées pouvaient être entendus des autres détenus, jetant l’effroi
au sein de la population carcérale. Beaucoup étaient ramenés dans leurs
cellules avec des blessures et des hématomes bien visibles, conséquences
des exactions subies304 ;
- Pendant la période considérée dans l’Acte d’accusation, beaucoup de
détenus non serbes ont été emmenés hors du KP Dom, soi-disant pour être
échangés ou pour accomplir certaines tâches comme la cueillette des prunes.
Nombre d’entre eux n’en sont pas revenus et on ne les a plus jamais revus305
;
- Des conditions de vie atroces et déplorables ont été imposées aux
détenus non serbes du KP Dom entre avril 1992 et juillet 1993. Elles constituaient
des actes et omissions d’une gravité comparable à celle des autres crimes
énumérés dans les articles 3 et 5 du Statut, équivalent à des actes inhumains
et traitements cruels tombant sous le coup de ces articles306 ;
- Une politique délibérée d’isolement des détenus était mise en œuvre
au KP Dom. Seuls quelques prisonniers pouvaient durablement quitter leur
cellule pour accomplir les tâches qui leur étaient assignées. Ceux qu’on
emmenait travailler en dehors du KP Dom étaient tenus à l’écart des autres
prisonniers, dans des cellules distinctes, afin qu’ils ne colportent pas
des nouvelles de « l’extérieur ». Pour garantir le respect de ces « règles »
tacites sur la communication, toute transgression exposait son auteur
au cachot ou à des mauvais traitements tels que les sévices corporels
307 ;
- Le surpeuplement de la prison était aggravé par des conditions d’hygiène
déplorables 308 ;
- Les conditions de détention étaient physiquement éprouvantes et les
non-Serbes détenus au KP Dom étaient généralement soumis à un climat psychologiquement
épuisant. Tout effort fait par les détenus non serbes pour améliorer leurs
conditions de vie dans la prison était puni du cachot. Tout effort pour
obtenir davantage de nourriture ou de l’eau chaude, et pour communiquer
entre eux, avec des gardiens ou avec l’extérieur, leur valait des corrections
ou le cachot309 ;
- Les détenus non serbes ont été victimes de terribles sévices psychologiques
pendant leur séjour au KP Dom. Ils ont entendu pendant des mois, en particulier
en juin et juillet 1992, torturer et frapper des gens et craignaient constamment
d’être les prochains310 ;
- Dans l’ensemble, quand Krnojelac était directeur, il semble qu’un
petit noyau de détenus et de condamnés ait travaillé principalement à
la ferme, à l’atelier ou à la fabrique de meubles. Ce noyau comptait de
20 à 45 détenus. Les détenus qui travaillaient étaient généralement qualifiés
et aptes au travail311 ;
- Lorsque des raisons étaient données, c’était le plus souvent que les
détenus voulaient obtenir la ration supplémentaire réservée à ceux qui
travaillaient, ou sortir de leur cellule312 ;
- Les détenus devaient travailler à l’atelier de serrurerie et de mécanique
pour réparer des véhicules de l’armée et des voitures volées. Le nombre
de personnes travaillant dans l’atelier et pour celui-ci variait entre
six et quinze. En plus du casse-croûte que recevaient tous les détenus
du KP Dom qui travaillaient et des cigarettes que Goljanin et parfois
les gardiens leur donnaient, le personnel de l’atelier de serrurerie et
de mécanique avait un peu plus de liberté que les autres détenus qui travaillaient
et, parfois, il lui était possible d’aller cueillir des poires près de
l’atelier 313.
La Chambre de première instance n’a pas été convaincue que les détenus
qui refusaient de travailler ou n’étaient pas aptes à le faire étaient envoyés
au cachot quand Krnojelac dirigeait la prison. Les éléments de preuve présentés
par l’Accusation à ce sujet étaient ambigus314.
De même, le Procureur n’a pas présenté de preuves directes établissant que
ceux qui n’étaient pas en mesure ou qui refusaient de travailler y étaient
contraints, quand Krnojelac dirigeait la prison315.
- Le Procureur affirme qu’aucun témoignage n’a établi que les détenus avaient
tiré parti de leur travail au KP Dom ou que leurs conditions de détention
s’étaient améliorées de manière appréciable et que le seul élément que l’on
puisse raisonnablement inférer de ces témoignages est que les détenus qui
se sont portés volontaires pour travailler l’ont fait car ils vivaient constamment
dans la crainte de représailles et tentaient d’échapper aux conditions de
vie atroces et déplorables. La Chambre d’appel rappelle que les conditions
de vie régnant au KP Dom étaient manifestement désastreuses. Parmi les faits
précédemment énumérés, certains sont particulièrement significatifs et doivent
être soulignés. La Chambre de première instance a en effet conclu qu’au sein
du KP Dom, on a délibérément nourri les détenus non serbes juste assez pour
qu’ils survivent. Tous les non-Serbes ont perdu beaucoup de poids, entre 20
et 40 kilos, pendant leur détention au KP Dom. En outre, les détenus non serbes
restaient la plus grande partie de la journée enfermés dans leurs cellules ;
ils n’étaient autorisés à sortir que pour se rendre à la cantine. Certains,
cependant, étaient emmenés travailler, sachant qu’ils recevraient pour cela
une ration supplémentaire, ce dont ils avaient grand besoin. Enfin, les détenus
non serbes ont été victimes de terribles sévices psychologiques pendant leur
séjour au KP Dom. Ils ont entendu pendant des mois, en particulier en juin
et juillet 1992, des gens être frappés et torturés et ils craignaient constamment
d’être les prochains. La Chambre d’appel considère qu’au vu des circonstances
particulières de détention des détenus non serbes au sein du KP Dom, un juge
du fait aurait dû raisonnablement aboutir à la conclusion que la situation
générale des détenus excluait toute possibilité de consentement libre. La
Chambre d’appel est convaincue que les détenus ont travaillé dans le but d’éviter
les coups ou dans l’espoir d’avoir un supplément de nourriture. Ceux qui ont
refusé de travailler l’ont fait par peur, compte tenu des disparitions de
détenus qui étaient sortis du KP Dom. Le climat de peur a rendu impossible
l’expression d’un libre consentement et on ne peut pas attendre d’un détenu
qu’il exprime une objection, ou considérer qu’il est nécessaire, pour établir
le travail forcé, qu’une personne en position d’autorité le menace de punition
en cas de refus de sa part. Dans ces circonstances, le fait qu’un détenu ait
formé une objection n’est pas pertinent pour résoudre la question de savoir
si la capacité réelle d’objecter n’existe pas.
- De l’avis de la Chambre d’appel, les circonstances propres à la vie carcérale
des détenus du KP Dom étaient donc telles qu’aucun consentement libre n’était
possible. La Chambre d’appel note qu’en l’espèce la plupart des témoins cités
par le Procureur à l’appui de son motif d’appel ont en outre exprimé leur
sentiment sur la question de savoir s’ils se sentaient contraints de travailler.
Sur ce point, la Chambre d’appel rejette l’argument du Procureur consistant
à soutenir qu’un témoignage qui établit l’état d’esprit subjectif de la victime
et qui se rapporte aux faits indiquant qu’elle a été contrainte de travailler
est clairement pertinent et peut à lui seul suffire à établir l’absence de
consentement. La Chambre d’appel est d’avis qu’un tel sentiment ne suffit
pas à établir le travail forcé et que l’intime conviction que les détenus
avaient d’être obligés de travailler doit être prouvée par des éléments objectifs,
et non pas seulement subjectifs. En l’espèce, vu les circonstances particulières
de ce centre de détention, il y avait suffisamment d’éléments objectifs prouvant
que les détenus étaient effectivement obligés de travailler, confirmant ainsi
que leur sentiment personnel d’effectuer un travail forcé était bien réel.
- Par conséquent, la Chambre d’appel annule les conclusions de la Chambre
de première instance s’agissant des témoins FWS-249, FWS-144, Rasim Taranin,
FWS-66, FWS-198, Ekrem Zekovic, Muhamed Lisica et FWS-71 et conclut que ces
témoins ont été contraints de travailler.
- La Chambre d’appel analyse maintenant le deuxième argument du Procureur.
b) Si le travail forcé est établi, les constatations
faites par la Chambre de première instance sont suffisantes pour justifier
une déclaration de culpabilité de Krnojelac pour persécutions à raison du
travail forcé
- Le Procureur rappelle les conclusions de la Chambre de première instance
au paragraphe 471 du Jugement316. Là
encore, il ne conteste pas le droit applicable défini par la Chambre de première
instance317. Il fait valoir que si la
Chambre d’appel devait renverser les conclusions de la Chambre de première
instance en considérant que le travail des détenus était forcé, d’autres constatations
faites par cette dernière viennent largement confirmer le caractère discriminatoire
de la sélection des détenus astreints au travail forcé et justifier donc pleinement
une déclaration de culpabilité de persécutions à raison du travail forcé.
- La Chambre d’appel rappelle que les actes sous-jacents au crime de persécution,
qu’ils soient considérés isolément ou en conjonction avec d’autres actes,
doivent constituer un crime de persécution qui est de même gravité que les
crimes énumérés à l’article 5 du Statut. Selon elle, en l’espèce, le travail
forcé doit être considéré comme faisant partie d’une série d’actes comprenant
la détention illégale et les sévices, dont l’effet cumulatif est d’une gravité
suffisante pour équivaloir à un crime de persécution, étant entendu que la
détention illégale et les sévices ont été commis sur la base d’un ou plusieurs
motifs discriminatoires énumérés à l’article 5 du Statut. Par conséquent,
le degré de gravité de la persécution à raison de ces actes atteint celui
des crimes mentionnés expressément à l’article 5 du Statut.
- Le critère de gravité étant rempli, il convient de déterminer si les actes
commis ont été effectivement discriminatoires et s’ils ont été commis avec
une intention discriminatoire. La Défense soutient que, loin de montrer le
caractère discriminatoire des tâches demandées aux prisonniers non serbes,
les éléments de preuve présentés au procès montrent que les prisonniers serbes
étaient en grande partie astreints aux mêmes tâches que les non-Serbes, et
que le recours à une main d’œuvre essentiellement musulmane avait été rendu
nécessaire par le nombre important d’hommes serbes au front. Selon elle, l’élément
de discrimination que supposent les persécutions n’a donc pas été établi318.
La Chambre d’appel ne partage pas cette analyse. Il convient en effet de garder
à l’esprit la conclusion de la Chambre de première instance figurant au paragraphe
438 du Jugement selon laquelle les Serbes étaient légalement emprisonnés au
KP Dom, tandis que les non-Serbes étaient détenus sans aucun motif légal :
selon elle, « [s]’il est vrai que des Serbes étaient également emprisonnés
au KP Dom, c’était légalement à la suite de condamnations prononcées par des
tribunaux avant le début du conflit, ou pour des infractions militaires commises
au cours de la guerre. Les non-Serbes, en revanche, n’étaient détenus pour
aucun motif légal et leur maintien en détention ne faisait l’objet d’aucun
contrôle »319. S’agissant des détenus
serbes, la Chambre d’appel est d’avis, compte tenu du caractère légal de leur
détention, qu’il ne peut être question de travail forcé. La Chambre d’appel
considère que la comparaison entre la situation des détenus serbes et non
serbes au regard du travail n’est pas en l’espèce pertinente. Il existe en
effet un principe selon lequel n’est pas considéré comme travail forcé ou
obligatoire le travail requis normalement d’une personne légalement détenue.
Ce principe est notamment consacré au paragraphe 3 de l’article 4 de la Convention
de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (« CEDH »).
Ce dernier indique en effet que « [n]’est pas considéré comme 'travail forcé
ou obligatoire' : […] a) tout travail requis normalement d’une personne soumise
à la détention dans les conditions prévues par l’article 5 de la présente
Convention [régissant, entre autres, la légalité d’une arrestation ou d’une
détention], ou durant sa mise en liberté conditionnelle ».
- Le cas des prisonniers serbes étant sans rapport avec la question, celle
de la discrimination exercée à l’égard des détenus non serbes doit être examinée
en se référant aux faits objectifs de l’affaire. La Chambre d’appel a précédemment
rappelé qu’en l’espèce, la Chambre de première instance a indiqué que la « détention
des non-Serbes au KP Dom, et les actes ou omissions qui y étaient commis,
étaient manifestement liés à l’attaque généralisée et systématique lancée
contre la population civile non serbe dans la municipalité de Foca »320.
La Chambre d’appel a également précédemment indiqué qu’il pouvait être déduit
de ce contexte que les traitements infligés aux détenus non serbes étaient
le résultat de la politique discriminatoire précitée à l’origine de leur mise
en détention, à condition qu’il existe au regard des faits de l’espèce des
circonstances entourant la commission des actes de travaux forcés qui confirment
l’existence d’une telle intention. De l’avis de la Chambre d’appel, il ne
fait aucun doute que les prisonniers non serbes étaient détenus et contraints
de travailler en raison de leur origine ethnique. La Chambre de première instance
a souligné que les « quelques condamnés serbes qui étaient détenus au KP Dom
n’étaient pas logés dans la même aile que les non-Serbes. Ils n’étaient pas
maltraités comme les détenus non serbes. Ils étaient un peu mieux nourris
et recevaient parfois des portions supplémentaires. Ils n’étaient pas battus
ou autrement maltraités, et n’étaient pas enfermés dans leur cellule. Ils
étaient relâchés lorsqu’ils avaient purgé leur peine, avaient accès aux sanitaires
et bénéficiaient d’autres avantages dont les détenus non serbes étaient privés »321.
Il apparaît clairement que les détenus non serbes étaient, en revanche, soumis
à un tout autre régime. La surpopulation des cellules individuelles dans lesquelles
les détenus étaient entassés au point de ne pouvoir ni se déplacer ni se coucher,
la sous-alimentation et ses effets majeurs en termes de perte de poids, la
généralisation des coups et mauvais traitements, les sévices psychologiques
liés aux conditions de détention et aux mauvais traitements constituent des
circonstances particulièrement significatives du caractère discriminatoire
dans lequel s’inscrivent les travaux forcés imposés aux détenus non serbes.
- De l’avis de la Chambre d’appel, la Chambre de première instance a été
induite en erreur par son approche au cas par cas de chacun des actes de travaux
forcés et a, de ce fait, omis de considérer toutes les circonstances entourant
la commission de ces actes, lesquelles confirment en l’espèce que lesdits
actes s’inscrivaient bien dans le contexte discriminatoire régnant au KP Dom,
au même titre que la détention illégale et les sévices commis. La Chambre
d’appel considère donc qu’au vu de ces circonstances, aucun juge du fait raisonnable
n’aurait manqué de conclure que les travaux forcés ont été imposés avec une
intention discriminatoire.
- Il ne fait donc aucun doute pour la Chambre d’appel que les huit détenus
qui ont été contraints de travailler ont été victimes de persécutions au sens
de l’article 5 du Statut.
2. La Chambre de première instance s’est fourvoyée
en concluant que Krnojelac n’était pas individuellement responsable au
regard de l’article 7 1) du Statut
- Le Procureur a également soulevé un second moyen pour contester la décision
de la Chambre de première instance d’acquitter Krnojelac du chef 1 de l’Acte
d’accusation selon lequel celle-ci aurait eu tort de conclure que, s’agissant
des détenus dont il a été établi qu’ils avaient été contraints de travailler,
Krnojelac n’était pas responsable en tant que coauteur dans le cadre d’une
entreprise criminelle commune. Alternativement, le Procureur fait valoir que,
si la Chambre d’appel ne faisait pas droit au premier moyen d’appel, Krnojelac
devrait être tenu responsable en tant que complice322.
- La Chambre d’appel a précédemment indiqué que, s’agissant du crime allégué
de travaux forcés, il convient en l’espèce de le traiter comme faisant partie
d’une entreprise criminelle commune de la première catégorie sans recourir
à la notion de système, et que les personnes ayant participé à leur commission
pourront être considérées comme coauteurs d’une entreprise criminelle commune
ayant pour but la commission des crimes en question ou comme complices de
celle-ci, suivant que, dans le premier cas, l’intéressé partage l’intention
commune ou, dans le second cas, en a simplement connaissance (voir par. 121
à 123 du présent Arrêt).
- Sur ce point, la Chambre d’appel est d’avis que Krnojelac ne doit pas être
considéré comme un simple complice mais comme un coauteur des crimes de travaux
forcés commis. Selon la Chambre d’appel, Krnojelac partageait l’intention
de faire travailler illégalement les détenus non serbes dans des conditions
que la Chambre d’appel a considérées comme étant telles qu’il était impossible
pour ces derniers de librement consentir à travailler. La Chambre d’appel
considère que la seule conclusion à laquelle un juge du fait aurait dû raisonnablement
aboutir est la culpabilité de Krnojelac en tant que coauteur pour persécutions
à raison de travaux forcés des détenus non serbes et ce, pour les raisons
suivantes : Krnojelac était au courant de la décision initiale de faire travailler
les détenus du KP Dom323, il était responsable
de toutes les unités économiques et lieux de travail liés à la prison324
et jouait donc un rôle central en la matière. En outre, Krnojelac a librement
accepté le poste en sachant pertinemment que des civils non serbes étaient
détenus illégalement au KP Dom en raison de leur origine ethnique et savait
aussi qu’aucune des procédures en vigueur instituées pour les personnes détenues
légalement n’était suivie au KP Dom325.
Il contrôlait, en dernier ressort, le travail effectué par les détenus dans
et pour le KP Dom. Il rencontrait régulièrement les responsables de la fabrique
de meubles, de l’atelier de travail des métaux et de la ferme, où travaillaient
les détenus 326.
- De l’avis de la Chambre d’appel, compte tenu de ce qui précède, il est
impossible que Krnojelac n’ait pas partagé l’intention de faire travailler
des détenus non serbes illégalement détenus. La Chambre d’appel estime donc
que la conclusion de la Chambre de première instance relative à l’acquittement
de Krnojelac pour le crime de persécution à raison de travaux forcés doit
être annulée et que doit être prononcée, sur la base de l’article 7 1) du
Statut, la culpabilité de Krnojelac pour persécution à raison de travaux forcés
en tant que coauteur de l’entreprise criminelle commune visant à persécuter
les détenus non serbes en exploitant leur travail forcé.
G. Septième motif d’appel du Procureur : persécutions
à raison de déportation et d’expulsion
- Le Procureur avance cinq arguments dans la cadre de ce motif d’appel relatif
aux conclusions de la Chambre de première instance concernant le premier chef
dans l’Acte d’accusation – persécutions à raison de « déportation et d’expulsion »327.
1. Persécutions à raison de déportation et d’expulsion
- Le Procureur soutient que la Chambre de première instance a versé dans
l’erreur en considérant « que les déplacements forcés qui entrent dans le
cadre des persécutions par voie de déportation et d’expulsion visées par l’article 5 h)
du Statut nécessitaient la preuve que les victimes ont été déplacées de force
par-delà les frontières nationales »328.
Il ajoute que « la déportation envisagée à l’article 5 du Statut comprend
les déplacements illégaux opérés aussi bien au-delà, qu’à l’intérieur des
frontières nationales d’un État »329
et que « le Jugement Blaskic a donné une définition exacte du terme »330.
Il affirme également que les « cas de déplacement forcé ont été qualifiés
de persécutions (crimes contre l’humanité) et non d’infractions aux règles
de droit régissant les conflits armés internationaux »331 .
Le Procureur avance en outre que la Chambre de première instance s’est méprise
sur le sens du terme « expulsion »332
en estimant qu’il suppose également le franchissement d’une frontière nationale333.
- Dans ce moyen, le Procureur invoque principalement une erreur de la Chambre
de première instance quant à la définition de la déportation et, dans une
certaine mesure, une erreur dans la définition de l’expulsion. La Chambre
d’appel ne considère pas qu’en l’espèce la question principale soit la définition
de ces termes. L’objet des débats devant la Chambre de première instance était
la persécution et la Chambre d’appel estime que deux questions découlent des
conclusions du Procureur : a) celle de savoir si la Chambre de première instance
a bien interprété les allégations de persécutions figurant dans l’Acte d’accusation
et b) celle de savoir si les actes de déplacement constatés par la Chambre
sont tels qu’ils peuvent constituer des crimes sous-jacents aux persécutions.
a) Les persécutions alléguées par le Procureur
- Dans l’Acte d’accusation, Krnojelac est accusé de persécutions, sanctionnées
par l’article 5 h) du Statut, pour des actes de déportation et d’expulsion.
Il n’est pas accusé séparément d’« expulsion » (crime contre l’humanité)334.
Les allégations du Procureur sont les suivantes :
Dans le cadre de ces persécutions, MILORAD KRNOJELAC
a participé à l’exécution d’un plan commun ou a aidé et encouragé l’exécution
d’un plan commun comprenant : […]
f) la déportation et l’expulsion de civils, Musulmans
et autres non-Serbes, emprisonnés au centre de détention du KP Dom, vers
le Monténégro et d’autres destinations inconnues. […]
En outre, MILORAD KRNOJELAC a contribué à la déportation
ou à l’expulsion de la majorité des hommes musulmans et non serbes de
la municipalité de Foca, en sélectionnant des détenus du KP Dom en vue
de leur déportation ou de leur transfert vers le Monténégro et d’autres
destinations inconnues. Plusieurs groupes de détenus ont été transportés
vers d’autres centres de détention à Kalinovik, Rudo et Kula. À la fin
d’août 1992, 35 détenus âgés ou malades ont été conduits en car du KP Dom
à Rozaj, au Monténégro. Le même jour, des prisonniers musulmans, qui avaient
été choisis avec les 35 détenus devant être déportés au Monténégro, ont
été emmenés pour un soi-disant échange à Gorazde. On ne les a jamais revus
vivants. De juin 1992 à mars 1993, au moins 266 Musulmans et autres non-Serbes
détenus au KP Dom ont été déportés et transférés à des endroits inconnus,
où ils ont été tués. La plupart de ces disparitions ont eu lieu entre
août et octobre 1992. La raison principale donnée par les autorités de
la prison pour expliquer le transfert de ces détenus portés disparus était
qu’ils devaient être utilisés lors d’échanges de prisonniers335.
- Comme évoqué ci-dessus, le Procureur a allégué la persécution dans les
termes suivants : « [la] déportation ou [le] transfert vers le Monténégro
et d’autres destinations inconnues » ; « ont été transportés vers d’autres
centres de détention à Kalinovik, Rudo et Kula » ; « 35 détenus âgés ou malades
ont été conduits en car du KP Dom à Rozaj, au Monténégro [et] ont été emmenés
pour un soi-disant échange à Gorazde ». La Chambre d’appel relève que les
municipalités de Kalinovik, Rudo, Kula et Gorazde sont situées en Bosnie-Herzégovine
et que celle de Rozaj se trouve au Monténégro. Le Procureur a, de toute évidence,
visé aussi bien des déplacements à l’intérieur de la Bosnie-Herzégovine qu’au-delà
de ses frontières. Il a utilisé le terme de déportation pour les déplacements
allégués hors de Bosnie-Herzégovine et les termes « transférés », « transportés »,
ou « emmenés » dans les cas de déplacements à l’intérieur de la Bosnie-Herzégovine.
Dans l’Acte d’accusation, ces faits étaient reprochés en tant que persécutions
ayant pris la forme de déportations et d’expulsions. Il n’y figure pas d’accusation
distincte d’expulsion. La Chambre d’appel relève en outre que, dans son Mémoire
préalable au procès, le Procureur a fait valoir que le terme de « déportation »
visait des déplacements aussi bien à l’intérieur d’un État qu’au-delà des
frontières de celui-ci336. De plus,
il n’a fourni aucune définition du terme d’expulsion.
- La Chambre de première instance a estimé que « la majorité des faits dont
l’Accusation [avait] estimé qu’ils constituaient une déportation et une expulsion
(ont( bien eu lieu »337. Autrement dit,
elle a constaté que la majorité des faits essentiels sous-jacents à cette
partie de l’accusation de persécutions était établie. En faisant application
de ces constatations dans son analyse du crime de persécution, la Chambre
de première instance a considéré que la déportation « suppose un déplacement
par-delà les frontières nationales et se distingue par là du transfert forcé,
qui peut s’effectuer à l’intérieur des frontières d’un pays »338.
Elle a relevé que le Procureur n’avait pas tenté de « définir l’expulsion
ou de la distinguer de la déportation » et que l’expulsion n’était pas un
terme technique339. En outre, elle a
fait remarquer que « l’expulsion n’est pas clairement définie en droit international
pénal, elle entre dans la définition de la déportation, ce qui semble indiquer
qu’elle suppose un déplacement par-delà les frontières nationales »340 .
Elle a rejeté l’allégation de persécutions en définissant juridiquement la
déportation et l’expulsion comme comprenant uniquement les déplacements au-delà
d’une frontière nationale et a ajouté qu’étant donné que « l’Accusation n’a
pas fait état d’un transfert forcé dans l’Acte d’accusation, […] la Chambre
ne [pouvait] donc pas considérer que cette infraction fonde le chef de persécution »341 .
- La Chambre d’appel considère que la Chambre de première instance a négligé
le fait que le crime allégué en l’espèce était la persécution à raison de
déportations et d’expulsions et non les crimes distincts d’expulsion ou de
transfert forcé. La Chambre d’appel est d’avis qu’en l’espèce le Procureur
a utilisé les termes de déportation et d’expulsion dans l’Acte d’accusation
en tant que termes généraux afin de traduire les actes de déplacement forcé
au moyen desquels, d'après le Procureur, le crime de persécution a été perpétré.
- La Chambre d’appel est d’avis que si la formulation retenue par l’Acte
d’accusation n’était pas des plus adaptées, elle ne contenait cependant aucune
ambiguïté quant au fait que Krnojelac était poursuivi pour avoir commis le
crime de persécution au moyen de déplacements forcés à l’intérieur comme à
l’extérieur des frontières de la Bosnie Herzégovine.
- La Chambre d’appel relève que la Chambre de première instance a en l’espèce
constaté l’existence de déplacements par-delà une frontière nationale ainsi
qu’à l’intérieur de la Bosnie-Herzégovine, dont le déplacement d’un « groupe
de 35 hommes [...] au-delà de la frontière nationale avec le Monténégro »342,
les prétendus échanges ayant eu lieu « le 15 ou le 19 août 1992 (15 à 20 hommes),
pendant l’été 1992, le 22 août 1992 (8 hommes), le 25 août 1992 (environ 18 à
25 hommes), du 31 août au 2 septembre 1992 (environ 71 hommes), le 10 septembre
1992 (de 10 à 40 hommes), le 12 septembre 1992 (50 hommes), à une date indéterminée
entre le 11 et le 16 décembre 1992 (7 hommes), en février ou mars 1993 (Dr. Aziz
Torlak), et le 21 mars 1993 (Sucrija Softic) »343
ainsi que le déplacement d’« une vingtaine d’hommes jeunes [qui] ont été emmenés,
peut-être à Gorazde »344 . La Chambre
d’appel estime que la Chambre de première instance était tenue de se prononcer
sur les faits essentiels allégués et de juger si ces actes étaient constitutifs
de persécutions au sens de l’article 5 h) du Statut. En omettant de le faire,
elle a commis une erreur de droit. La Chambre d’appel examinera ci-après si
cette erreur est de nature à invalider la décision.
b) Les actes de déplacement pouvant être qualifiés
de persécutions (crime contre l’humanité)
- La Chambre d’appel examinera ci-dessous quels sont les actes de déplacement
qui peuvent être constitutifs de persécutions lorsqu’ils sont perpétrés avec
l’intention discriminatoire requise et si les actes allégués par le Procureur
étaient bien de nature à constituer des actes sous-jacents au crime de persécution.
Pour ce faire, la Chambre d’appel est d’avis qu’il n’est pas nécessaire, contrairement
à ce qu’affirme le Procureur, de définir l’expulsion comme un « terme général
applicable aux déplacements forcés aussi bien à l’intérieur qu’au-delà des
frontières »345 afin de rechercher si
ces actes pourraient constituer des actes sous-jacents au crime de persécution.
- La Chambre d’appel considère que les actes de déplacement forcé sous-jacents
au crime de persécution sanctionné par l’article 5 h) du Statut ne sont pas
limités à des déplacements effectués au-delà d’une frontière nationale. La
prohibition des déplacements forcés vise à garantir le droit et l’aspiration
des individus à vivre dans leur communauté et leur foyer sans ingérence extérieure.
C’est le caractère forcé du déplacement et le déracinement forcé des habitants
d’un territoire qui entraînent la responsabilité pénale de celui qui le commet,
et non pas la destination vers laquelle ces habitants sont envoyés.
- La Chambre d’appel estime en effet que le crime de persécution peut revêtir
différentes formes. Il peut s’agir de l’un des autres actes constitutifs de
crimes visés à l’article 5 du Statut346
ou de l’un des actes constitutifs de crimes visés par d’autres articles du
Statut 347.
- Encore faut-il que la condamnation soit prononcée sur la base d’une
incrimination qui existait à l’époque où ont été commis les actes ou omissions
dont la personne est accusée et qui était suffisamment prévisible et accessible348.
Ainsi, il convient de rechercher les actes de déplacement que le droit international
coutumier considère comme des crimes. On s’accorde à reconnaître les Conventions
de Genève comme l’expression du droit international coutumier349.
L’article 49 de la IVe Convention de Genève interdit les déplacements vers
un autre État, à l’intérieur d’un territoire occupé ou hors de celui-ci. Cet
article dispose notamment que « [l]es transferts forcés, en masse ou individuels,
ainsi que les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé
dans le territoire de la Puissance occupante ou dans celui de tout autre État,
occupé ou non, sont interdits, quel qu’en soit le motif »350.
En outre, l’article 85 du Protocole additionnel I interdit « le transfert
par la Puissance occupante d’une partie de sa population civile dans le territoire
qu’elle occupe, ou la déportation ou le transfert à l’intérieur ou hors du
territoire occupé de la totalité ou d’une partie de la population de ce territoire,
en violation de l’article 49 de la IVe Convention »351.
De plus, l’article 17 du Protocole Additionnel II aux Conventions de Genève
interdit explicitement les déplacements forcés de population à l’intérieur
d’un pays où un conflit armé interne a éclaté et hors de celui-ci. Il est
ainsi rédigé :
Article 17 - Interdiction des déplacements forcés [forced
movement] - 1. Le déplacement [displacement] de la population
civile ne pourra être ordonné pour des raisons ayant trait au conflit
sauf dans les cas où la sécurité des personnes civiles ou des raisons
militaires impératives l’exigent. Si un tel déplacement doit être effectué,
toutes les mesures possibles seront prises pour que la population civile
soit accueillie dans des conditions satisfaisantes de logement, de salubrité,
d’hygiène, de sécurité et d’alimentation. 2. Les personnes civiles ne
pourront être forcées de quitter leur propre territoire pour des raisons
ayant trait au conflit 352.
L’article 17 du Protocole additionnel II utilise le terme de « déplacements
forcés » (forced movement) pour décrire les déplacements (displacements)
à l’intérieur des frontières et par-delà celles-ci dans le cadre d’un conflit
armé interne. Cependant, le Commentaire dudit Protocole précise que le terme
de déplacement forcé (forced movement) recouvre aussi les « mesures
d’expulsion qui oblige [nt] un individu à quitter son pays »353 .
Les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels interdisent les
déplacements forcés, que ce soit dans le cadre d’un conflit armé interne
ou international. Ceci est pertinent pour déterminer la gravité des actes
en question, que la Chambre d’appel va maintenant considérer.
- Pour que ces actes puissent être considérés comme des actes sous-jacents
au crime de persécution, ils doivent, séparément ou cumulativement, être commis
avec une intention discriminatoire et constituer un crime de persécution de
même gravité que les autres crimes visés à l’article 5 du Statut. À plusieurs
reprises, les Chambres de première instance du Tribunal ont reconnu que les
déplacements forcés de population, que ce soit à l’intérieur d’un État ou
par-delà ses frontières, constituaient des persécutions354.
Le Rapport du Secrétaire Général, approuvé par le Conseil de sécurité355,
indique que « [l]es crimes contre l’humanité sont dirigés contre une population
civile quelle qu’elle soit et ils sont interdits qu’ils aient ou non été commis
au cours d’un conflit armé de caractère international ou de caractère interne356
». Il précise en outre que « [l]es crimes contre l’humanité désignent des
actes inhumains d’une extrême gravité, tels que l’homicide intentionnel, la
torture ou le viol » et que « [d]ans le conflit qui a éclaté sur le territoire
de l’ex-Yougoslavie, de tels actes inhumains ont pris la forme de la pratique
dite du “nettoyage ethnique ” […] et de viols généralisés et systématiques357
». Le Conseil de sécurité était donc particulièrement préoccupé par les actes
de nettoyage ethnique et souhaitait conférer au Tribunal la compétence pour
en juger, qu’ils aient été commis au cours d’un conflit armé interne ou international.
Les déplacements forcés, pris séparément ou cumulativement, peuvent constituer
un crime de persécutions de même gravité que d’autres crimes énumérés à l’article 5 du Statut.
Cette analyse est également consacrée par la pratique récente des États, telle
qu’exprimée dans le Statut de Rome, qui prévoit que les déplacements aussi
bien à l’intérieur d’un État qu’au-delà des frontières nationales peuvent
constituer un crime contre l’humanité et un crime de guerre358.
- La Chambre d’appel conclut que les déplacements à l’intérieur d’un pays
ou au-delà d’une frontière nationale, commis pour des motifs que n’autorise
pas le droit international, sont des crimes sanctionnés en droit international
coutumier et que ces actes, s’ils sont commis avec l’intention discriminatoire
requise, sont constitutifs du crime de persécutions visé à l’article 5 h) du
Statut. Selon la Chambre d’appel, les faits constatés par la Chambre de première
instance entrent dans la catégorie des déplacements qui peuvent être constitutifs
de persécution.
- La Chambre d’appel estime, pour les raisons précédemment invoquées, qu'à
l’époque du conflit en ex-Yougoslavie, les déplacements aussi bien à l’intérieur
d’un État qu’au-delà d’une frontière nationale étaient considérés comme constitutifs
de crimes en droit international coutumier. Par conséquent, le principe de
légalité est respecté 359.
- La Chambre d’appel constate qu’en ne déterminant pas si les actes de déplacement
forcé allégués constituaient des persécutions, la Chambre de première instance
a commis une erreur de droit qui invalide sa décision. Compte tenu de ce qui
précède, la Chambre d’appel est d’avis qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer,
ni pour l’infirmer ni pour la confirmer, sur la définition donnée par la Chambre
de première instance des termes « déportation » et « expulsion ». En effet,
la question posée en l’espèce était celle de savoir si les actes de déplacement
forcé allégués, à supposer qu’ils aient été commis avec une intention discriminatoire,
pouvaient constituer le crime de persécution. La Chambre d’appel remarque
que les termes « déportation » et « expulsion » visés au paragraphe 5.2 f)
de l’Acte d’accusation ont manifestement été utilisés par le Procureur comme
des termes génériques englobant l’ensemble des comportements allégués en l’espèce
comme sous-jacents au crime de persécution. Aucune référence n’a été faite
dans l’Acte d’accusation à l’article 5 d) du Statut visant l’expulsion. Il
n’est pas donc nécessaire de définir un terme qui n’apparaît pas dans la disposition
sur la base de laquelle l’Acte d’accusation est fondé.
- La Chambre d’appel s’attachera à déterminer, dans le cadre des autres arguments
présentés à l’appui de ce moyen d’appel, si les faits tels qu’établis en l’espèce
constituent des persécutions dont Krnojelac serait pénalement responsable.
2. L’exercice d’un choix véritable
- Le Procureur soutient que la Chambre de première instance a commis une
erreur de fait en considérant que les 35 détenus non serbes du KP Dom conduits
de l’autre côté de la frontière avec le Monténégro ont librement choisi d’être
échangés360. Il avance que la Chambre
de première instance a eu tort de ne pas tenir compte du régime de coercition
auquel étaient soumis les détenus du KP Dom. Par analogie avec l’examen mené
dans l’Arrêt Kunarac sur la question du viol et des violences sexuelles,
le Procureur avance que les conditions de vie au KP Dom étaient de nature
à exclure toute possibilité de consentement réel et fait remarquer que les
prisonniers ne pouvaient en rien choisir leur destination361.
La Défense répond à cela que, pour des raisons indépendantes de la volonté
de l’accusé, les habitants musulmans de Foca avaient déjà abandonné la ville
et qu’il était par conséquent raisonnable que ces prisonniers choisissent
d’aller au Monténégro 362.
- La Chambre de première instance a constaté que « ce groupe de 35 hommes
a été déplacé au-delà de la frontière nationale avec le Monténégro. Cependant,
tout porte à croire que les détenus souhaitaient être échangés, et que les
personnes sélectionnées pour ces échanges ont choisi de partir, sans qu’il
soit besoin de les y contraindre. [Elle n’a pas été] convaincue que leur départ
de Foca, qui découlait de ce choix, n’ait pas été volontaire » 363.
La Chambre de première instance a divisé les actes allégués en tant qu’expulsions
et déportations dans l’Acte d’accusation en trois catégories : « le transfert
de détenus vers d’autres camps de détention, les soi-disant échanges et les
soi-disant réquisitions »364. Elle a
considéré que le cas des 35 prisonniers relevait des « soi-disant échanges »365.
Elle s’est basée pour ce faire sur six témoignages, qui sont examinés ci-dessous.
- Dans la partie de son témoignage sur laquelle la Chambre de première instance
s’est fondée, le témoin FWS-54 a déclaré :
Q. Est-ce qu’on faisait sortir les détenus afin de les
échanger pendant votre séjour, avant que vous-même vous ne soyez emmené ?
R. On les emmenait. Tous, en fait, étaient emmenés sous
prétexte d'être échangés. Peut-être ne sont-ils jamais arrivés à destination.
Jamais on ne leur disait qu'ils allaient être emmenés pour être liquidés.
Tous étaient emmenés… je veux dire, ils avaient l’air tout à fait satisfaits
parce qu'ils croyaient qu’ils allaient être échangés. Malheureusement
[...]366.
La Chambre de première instance s’est également appuyée sur les déclarations
des témoins suivants. Le témoin FWS-65 a déclaré :
R. En se basant sur cette liste de détenus, le gardien
se rendait dans la pièce dans laquelle se trouvaient les détenus, il ouvrait
la pièce en question pour appeler les détenus qui s'y trouvaient, et il
leur disait : « Préparez vos affaires, vous partez pour être échangés ».
Q. Lorsque cela avait lieu, vouliez-vous faire l’objet
d’un échange ?
R: Cela se passait pendant le jour. Après deux ou trois
échanges de ce genre, comme je souffre de problèmes cardiaques, j'étais
agité et je devenais impatient. Je pensais : « ah, si seulement je pouvais
sortir, si seulement je pouvais sortir! » Quand le policier disait : « vous
allez être échangé », pour moi cela voulait dire être libéré, sortir du
camp et peut-être même retrouver ma famille de l’autre côté367.
Et le témoin FWS-249 :
Q. Que leur est-il arrivé ? Les a-t-on aussi emmenés
pour un prétendu échange ou autre chose ?
R. Ils ont tous été emmenés pour être échangés. En fait,
nous nous réjouissions de ces échanges, en pensant que ce serait bientôt
notre tour. En réalité, il y a eu très peu d’échanges, de véritables échanges.
La plupart du temps, la mort était au bout368.
Le témoin FWS-109 :
Q : Est-ce que vous avez essayé vous-même de vous faire
échanger, puisque vous venez de nous dire que vous vous réjouissiez de
cette possibilité ? Est-ce que vous avez essayé de vous faire échanger ?
R. J’ai essayé, j’ai supplié, je l’ai même demandé par
écrit [...]369
Le témoin Rasim Taranin :
R. Je parle de tous ceux qui sortaient. Ils disaient
qu’ils seraient échangés et nous étions tous contents, nous avons tous
essayé de faire partie de ces groupes, de ces échanges. Et quand je suis
sorti, mon téléphone n’arrêtait pas de sonner. Des gens me demandaient
où se trouvaient ces personnes. Des femmes m’appelaient pour m’interroger
au sujet de leur mari ou d’autres et tout le monde voulait savoir. Tout
ce que je pouvais leur dire c’est « Il est parti pour être échangé » et
vous voyez, ils sont toujours portés disparus370.
Le témoin RJ :
Q : Savez-vous ce qui arrivait à ceux qu’on emmenait ?
Est-ce qu’ils étaient échangés ou est-ce qu’ils disparaissaient ? Avez-vous
eu des informations à ce sujet ?
R : Je n’ai pas eu d’informations à ce sujet et personne
ne sait ce qui est arrivé aux gens qui avaient quitté le KP Dom. Nous
étions heureux comme des enfants quand les policiers venaient avec des
listes. Ils disaient un tel part, tel autre part etc. Nous étions tous
heureux. Mais ce qui se passait après, une fois passées les portes, je
n’en sais rien371.
- La Chambre de première instance a considéré que « tout port[ait] à croire »
que les détenus souhaitaient être échangés. La Chambre d’appel a examiné les
témoignages sur lesquels la Chambre de première instance s’est fondée372
et estime qu’ils revêtent un caractère général et ne concernent pas spécifiquement
les 35 détenus en question. Il en ressort que les prisonniers se réjouissaient
de ces échanges, qui éveillaient leur espoir et leur vif désir d’être libérés,
et que certains détenus sont même allés jusqu’à demander d’être échangés.
Cependant, la Chambre d’appel estime que tout cela ne signifie pas nécessairement
qu’il s’agissait là d’un « choix véritable ». Or, c’est l’absence de choix
véritable qui conditionne le caractère illicite du déplacement. On ne peut
pas non plus déduire l’existence d’un choix véritable du fait qu’un consentement
ait été exprimé dans la mesure où les circonstances peuvent priver ce consentement
de toute valeur373. Par conséquent,
les éléments de preuve concernant ces expressions générales de consentement
doivent être analysés dans le contexte, en tenant compte de la situation et
de l’atmosphère qui régnaient au KP Dom, de la détention illégale, des menaces,
de l’usage de la force et d’autres formes de coercition, de la crainte de
la violence, de la vulnérabilité des détenus. Or, la Chambre de première instance
s’est contentée d'examiner ces témoignages isolément.
- Pourtant, la Chambre de première instance a conclu par ailleurs dans son
Jugement que « [b]eaucoup de détenus ont été victimes de coups et autres mauvais
traitements »374 et que les personnes
détenues au KP Dom l’étaient illégalement375.
- Le témoignage de FWS-54, un des 35 détenus, illustre le climat de peur
et de contrainte qui régnait au KP Dom. La Chambre de première instance a
relevé que le 8 août 1992, environ 20 jours avant le déplacement, « FWS-54
a été battu par un gardien du KP Dom dénommé Pilica Blagojevic pour avoir
donné à un compagnon détenu une tranche de pain en plus, contrairement aux
ordres. FWS-54 a eu de nombreuses ecchymoses et a perdu plusieurs dents suite
à ces sévices. Après avoir été battu, FWS-54 a été envoyé au cachot pour trois
ou quatre jours »376 . En outre, à partir
du témoignage de FWS-54, la Chambre de première instance a constaté qu’en
juin ou juillet 1992, à cinq reprises, des détenus ont été appelés à l’extérieur
et ont été roués de coups. Les autres détenus ont entendu les cris et les
gémissements des victimes377.
- Aucun des détenus n’est revenu378.
Le témoin FWS-54 a entendu le bruit des coups diminuer, puis il a entendu
des coups de feu et a entendu qu’un véhicule quittait les lieux379.
La Chambre d’appel estime que cet épisode a dû exacerber la peur que ressentait
FWS-54.
- La Chambre d’appel constate que les conditions de vie au KP Dom soumettaient
les détenus non serbes à un régime carcéral coercitif tel qu’ils n’étaient
pas en mesure d’exercer un choix véritable. La Chambre d’appel en conclut
que les 35 détenus ont été soumis à la contrainte et que la Chambre de première
instance a eu tort de considérer qu’ils avaient librement choisi d’être échangés.
3. La nature discriminatoire des déplacements
- Le Procureur avance qu’aucune Chambre de première instance n’aurait pu
raisonnablement conclure qu’il n’était pas établi que le transfert des 35 détenus
au Monténégro avait été opéré pour les motifs discriminatoires requis380.
Le Procureur renvoie, d’une manière générale, aux arguments mis en avant pour
justifier son cinquième moyen d’appel381
et, en particulier, au climat de violence et de discrimination systématiques
dans lequel vivaient les détenus du KP Dom en raison de leur appartenance
ethnique382.
- La Chambre de première instance a déclaré qu’« il n’y a pas de preuve directe
que ce déplacement ait été opéré pour un motif discriminatoire prohibé383
». La Chambre d’appel rappelle que l’intention discriminatoire des déplacements
forcés ne peut être directement déduite du caractère discriminatoire général
d’une attaque qualifiée de crime contre l’humanité384.
La Chambre d’appel est cependant d’avis qu’il existe, au regard des faits
de l’espèce, des circonstances entourant la commission des actes reprochés
qui permettent de déduire l’existence d’une telle intention.
- En l’espèce, la Chambre de première instance a abouti à la conclusion suivante
:
[L]’expulsion, l’échange ou la déportation des non-Serbes,
détenus au KP Dom ou non, ont parachevé l’attaque que les Serbes avaient
lancée contre la population civile non serbe de la municipalité de Foca.
Initialement, ordre avait été donné dans l’armée d’empêcher les habitants
de quitter Foca. Cependant, la majeure partie de la population civile
non serbe a été par la suite contrainte de quitter Foca. En mai 1992,
on a fait venir des cars pour emmener les civils hors de la ville et,
vers le 13 août 1992, les derniers Musulmans de Foca, des femmes et des
enfants principalement, ont été emmenés à Rozaje (Monténégro). Le 23 octobre 1992,
des femmes et des enfants de la municipalité, qui avaient été détenus
pendant un mois au Centre sportif Partizan, ont été déportés en car à
Gorazde. […] Fin 1994, les derniers détenus musulmans qui restaient au
KP Dom ont été échangés, cet échange venant parachever l’attaque lancée
contre ces civils et le nettoyage ethnique de la région. À l’issue de
la guerre en 1995, Foca était devenue une ville presque exclusivement
serbe385.
- Compte tenu de ces conclusions, ainsi que du caractère discriminatoire
ayant présidé à l’incarcération illégale et à l’imposition aux détenus non
serbes du KP Dom de conditions de vie telles que précédemment décrites386,
la Chambre d’appel estime qu’il était déraisonnable pour la Chambre de première
instance de conclure que rien ne démontrait que le transfert des 35 détenus
au Monténégro avait été opéré pour les motifs discriminatoires requis.
- La Chambre d’appel considère que le raisonnement qui précède, relatif au
caractère forcé des déplacements des 35 détenus non serbes vers le Monténégro,
s’applique mutatis mutandis aux autres déplacements reconnus par la
Chambre de première instance. Il en va de même s’agissant de l’intention discriminatoire
qui animait Krnojelac.
4. Responsabilité de Krnojelac
- S’agissant de la quatrième branche de son moyen d’appel, l’Accusation soutient
que la Chambre de première instance a eu tort de juger que Krnojelac n’était
pas responsable du déplacement de détenus à l’intérieur de la Bosnie-Herzégovine
qui lui était reproché au chef 1 (persécutions) et que l’acquittement devrait
être infirmé. En outre, concernant la cinquième branche de ce même moyen,
l’Accusation avance que la Chambre de première instance a commis une erreur
en ne déclarant pas Krnojelac coupable, au regard de l’article 7 1) du Statut,
du transfert de 35 détenus non serbes au Monténégro et de celui d’autres détenus
non serbes en d’autres lieux de Bosnie-Herzégovine387.
- La Chambre d’appel examine conjointement les deux branches du moyen d’appel.
La Défense affirme que les déplacements échappaient au contrôle de Krnojelac
et que la liste des personnes échangées était établie par les autorités militaires388.
Arguant du fait que Krnojelac avait connaissance de l’existence d’un système
de déplacement et d’échange des détenus du KP Dom, l’Accusation affirme qu’il
était responsable en tant que coauteur dans le cadre de l’entreprise criminelle
commune389. À titre subsidiaire, elle
soutient que Krnojelac était responsable en tant que complice dans la mesure
où il savait que des détenus étaient emmenés de force et ce, pour des motifs
discriminatoires 390.
- La Chambre d’appel s’estime convaincue au-delà de tout doute raisonnable
de la responsabilité de Krnojelac en tant que coauteur d’une entreprise criminelle
commune visant à persécuter les détenus du KP Dom en les déportant et en les
expulsant.
- La Chambre d’appel rappelle que les déportations et les expulsions alléguées
étaient reprochées à l’accusé comme participant à une entreprise criminelle
commune, non de la deuxième catégorie (reposant sur la notion de système)
mais de la première, ce qui suppose que Krnojelac ait partagé l’intention
de l’auteur principal. Cependant, Krnojelac est responsable pour avoir pris
part à l’entreprise criminelle commune ayant pour but les échanges des prisonniers
non serbes du KP Dom et dont il partageait le but commun. Par conséquent,
il n’est pas nécessaire de prouver qu’il a personnellement participé à l’établissement
des listes des prisonniers non serbes échangés. La responsabilité de Krnojelac
sera donc analysée dans le cadre de la première catégorie d’entreprise criminelle
commune. Certains des participants à cette entreprise criminelle commune travaillaient
au KP Dom, alors que d’autres, comme les autorités militaires, y étaient étrangers.
- Dans le Jugement, il a été constaté que :
La Chambre est convaincue que pendant la période couverte
par l’Acte d’accusation, des détenus ont été sortis du KP Dom pour faire
l’objet d’échanges. Ces échanges se déroulaient généralement selon le
même schéma. Un gardien ou policier du KP Dom, venu de l’entrée, allait
dans les cellules appeler les détenus qui devaient être échangés, selon
une liste fournie par l’administration de la prison. Les personnes choisies
étaient conduites hors du KP Dom. Il arrivait qu’elles soient d’abord
battues par des gardiens du KP Dom ou des militaires. Si certains échanges
ont « effectivement 391 »
permis à des détenus de rejoindre le territoire contrôlé par les Musulmans
de Bosnie, de nombreux détenus emmenés pour être échangés ont purement
et simplement disparu. Des témoins ont confirmé qu’après avoir eux-mêmes
été relâchés ou échangés, ils avaient appris la disparition des détenus
« échangés » de la bouche des familles des disparus, d’autres détenus
plusieurs années plus tard, ou du CICR auprès duquel ils s’étaient enquis
du sort de parents392.
- Dans son Mémoire d’appel, l’Accusation ne conteste pas que c’était avant
tout l’armée qui prenait les décisions au sujet des « échanges », comme l’affirme
la Défense393. Renvoyant à son Mémoire
préalable, l’Accusation soutient que c’était l’administration du KP Dom placée
sous l’autorité de Krnojelac qui « exécutait la décision » des autorités militaires394.
Dans son Mémoire, elle affirmait « qu’un gardien qui se trouvait à l’intérieur
de la prison [recevait] une feuille de papier d’un gardien posté à l’entrée
du bâtiment administratif puis qu’il entrait dans la cellule pour appeler
les détenus qui devaient être échangés395 ».
- La Chambre d’appel est convaincue que l’administration du KP Dom exécutait
les ordres des autorités militaires et que les gardiens du KP Dom remettaient
les détenus en vue de leur transfert. Elle n’est toutefois pas convaincue
que Krnojelac ait eu le pouvoir de peser dans le choix des détenus qui allaient
être déplacés. Il apparaît que Krnojelac a tenté en vain d’aider le témoin RJ
qui souhaitait être échangé et qu’il pensait aider celui-ci à se mettre en
lieu sûr et à rejoindre sa famille396.
En outre, l’Accusation avance que Krnojelac « savait que le transport des
détenus posait problème et qu’il y avait lieu de veiller à la sécurité des
détenus après leur départ du camp397
». La Chambre d’appel considère que Krnojelac connaissait en fait les conséquences
du transport des détenus mais qu’il n’a joué aucun rôle dans celui-ci.
- Cependant, Krnojelac est pénalement individuellement responsable de ces
échanges qui s’inscrivaient dans le cadre de l’entreprise criminelle commune
où il a personnellement joué un rôle dans le but ultime d’obtenir le déplacement
forcé des détenus qui se trouvaient sous son contrôle au KP Dom. Même s’il
n’avait pas le contrôle sur une étape précise de l’opération, il a accepté
le résultat final de cette entreprise. Par conséquent, il n’est pas nécessaire
de prouver qu’il a personnellement participé à l’établissement des listes.
Les « échanges » ont débuté durant l’été 1992 et se sont poursuivis jusqu’en
mars 1993 au moins398. Comme elle l’a
constaté plus haut, la Chambre d’appel est convaincue que les détenus non
serbes étaient emmenés du KP Dom avec une intention discriminatoire. Selon
son propre témoignage, Krnojelac savait que les détenus étaient emmenés du
KP Dom399. En outre, la Chambre de première
instance a établi que Krnojelac, de par ses fonctions de directeur de la prison,
savait que les prisonniers non serbes étaient détenus illégalement en raison
de leur appartenance ethnique400. En
sa qualité de directeur, Krnojelac a autorisé le personnel du KP Dom à remettre
des détenus non serbes. Il a favorisé ces départs en permettant qu’ils se
poursuivent. Sans emprisonnement illégal, il n’aurait pas été possible de
continuer à procéder aux échanges. La Chambre d’appel est convaincue que Krnojelac
partageait l’intention des principaux auteurs de l’entreprise criminelle commune
visant à emmener les détenus non serbes du KP Dom.
- Elle considère que Krnojelac est responsable, en tant que coauteur, de
persécutions ayant pris la forme de déplacements forcés, tels qu’allégués
par le Procureur comme « déportation » et « expulsion ».
- Il est donc fait droit à ce moyen d’appel.
V. PEINE
- Les deux parties ont en l’espèce présenté des motifs d’appel relatifs à
la peine de sept ans et demi fixée par la Chambre de première instance401.
La Chambre d’appel a procédé à l’examen des différents motifs d’appel en appliquant
le critère d’examen des erreurs alléguées, tel que fixé dans sa jurisprudence402.
Elle entend brièvement rappeler la teneur desdits motifs d’appel.
- Pour sa part, la Défense fait valoir en substance que la Chambre de première
instance se serait méprise sur le poids à accorder aux circonstances aggravantes
et atténuantes. La Chambre d’appel rejette ce motif d’appel présenté par la
Défense et ce, pour les raisons principales suivantes.
- La Défense fait valoir que la Chambre de première instance n’a pas sérieusement
tenu compte dans la sentence de la situation personnelle de Krnojelac, à savoir
de son âge avancé, de ses quatre fils et neuf petits-enfants, du fait que
deux de ses fils étaient mutilés de guerre, qu’il a exercé toute sa vie durant
le métier mal rémunéré d’enseignant, et que son union harmonieuse avec une
Croate dure depuis 40 ans403. La Chambre
d’appel considère qu’en l’espèce, rien ne permet de penser que la Chambre
de première instance n’a pas accordé de poids suffisants aux éléments précités
par la défense, et en tout état de cause, celle-ci ne l’a pas démontré. En
outre, s’agissant de deux éléments expressément cités par la Défense, en l’occurrence
le métier d’enseignant exercé par Krnojelac et l’age de ce dernier, force
est de constater que la Chambre de première instance en a tenu compte dans
son analyse. Celle-ci a en effet déclaré avoir pris en compte le « fait qu’avant
sa nomination au poste de directeur du KP Dom, l’Accusé avait bonne réputation
et que depuis qu’il a quitté ce poste, il a repris son métier d’enseignant
sans que rien de répréhensible ne puisse lui être reproché »404.
S’agissant de l’âge, la Chambre de première instance a indiqué avoir tenu
compte « dans sa sentence du fait que l’Accusé Mirolad Krnojelac est aujourd’hui
âgé de 62 ans ».
- La Défense fait ensuite valoir que la Chambre de première instance a procédé
à une analyse erronée de la gravité des crimes commis. La Chambre d’appel
rejette tous les arguments principaux de Krnojelac rappelés ci-après.
- Premièrement, la Défense déclare que pour déterminer la peine à imposer
à un accusé dont la responsabilité pénale repose sur les actes d’autrui –
l’accusé ayant été reconnu coupable en tant que complice ou supérieur hiérarchique
– la gravité de ses agissements criminels doit être appréciée séparément de
celle des auteurs des crimes405. Compte
tenu de la jurisprudence établie en la matière406,
la Chambre d’appel ne discerne aucune erreur commise par la Chambre de première
instance.
- Deuxièmement, la Défense avance que la Chambre de première instance n’a
pas correctement apprécié la gravité de ses agissements criminels, en ce qu’elle
a accordé trop peu de poids à son manque d’expérience en tant que directeur
de prison et à sa personnalité – c’est-à-dire au fait qu’il n’aime pas s’opposer
aux autorités. Selon la Chambre d’appel, rien ne permet d’affirmer que la
Chambre de première instance ait commis une erreur en ne considérant pas le
manque d’expérience et la nature de sa personnalité de Krnojelac comme des
circonstances atténuantes. De l’avis de la Chambre d’appel, la Défense n’a
pas démontré qu’en appréciant la gravité de son comportement de complice des
actes d’autrui, la Chambre ait commis une erreur en ne retenant pas les éléments
précités comme des circonstances atténuantes, mais plutôt comme des motifs
d’accorder moins de poids qu’elle ne l’aurait normalement fait à la circonstance
aggravante tirée du fait qu’il était le directeur de la prison 407.
- Troisièmement, la Défense affirme que la Chambre de première instance n’a
pas accordé un poids convenable à l’attitude des témoins et des détenus musulmans
à son égard, et que la gravité de ses agissements est le mieux rendue par
les dépositions de témoins tels que FWS-144 et le témoin à décharge A. La
Défense affirme également que la Chambre de première instance n’a pas accordé
suffisamment de poids à ses tentatives d’améliorer les conditions de vie des
détenus408. Là encore, rien n’indique
que la Chambre ait fait un mauvais usage de son pouvoir discrétionnaire de
détermination de la peine dans la manière dont elle a apprécié les tentatives
de Krnojelac d’améliorer les conditions de vie des détenus. La Chambre d’appel
estime que la Chambre de première instance avait toute latitude pour conclure
qu’en l’espèce, les faits se rapportant à l’attitude de Krnojelac vis-à-vis
de détenus non serbes ne pouvaient pas constituer des circonstances atténuantes
importantes, compte tenu de son appréciation d’ensemble de la gravité du comportement
criminel de Krnojelac en tant que directeur du KP Dom sur une période de 15 mois.
- Quatrièmement, la Défense fait valoir que la Chambre de première instance
n’a pas pris en compte le fait que le KP Dom était loué aux militaires, ce
qui a limité l’autorité de Kronjelac au sein du KP Dom et a entraîné un changement
dans le fonctionnement de l’établissement. Ensuite, elle soutient qu’il n’avait
pas de « pouvoir particulièrement coercitif, propre à lui permettre d’encourager
les auteurs principaux des crimes à agir comme ils l’ont fait »409.
Selon la Chambre d’appel, la Chambre de première instance avait toute latitude
de considérer que la prééminence de Krnojelac au sein de la prison aggravait
à tout le moins la complicité de traitements cruels et de persécutions dont
il s’était rendu coupable à l’égard des détenus. La Défense n’a pas démontré
en quoi la Chambre de première instance a abusé de son pouvoir discrétionnaire.
- Cinquièmement, la Défense déclare que la Chambre de première instance a
commis une erreur en déclarant que Krnojelac « n’a exprimé aucun regret pour
le rôle qu’il a joué dans ces infractions, et n’a guère regretté que ces infractions
aient eu lieu »410. La Chambre d’appel
remarque que rien n’indique que la Chambre de première instance ait considéré
l’absence de regret comme une circonstance aggravante et qu’elle a alourdi
la peine pour ce motif. Selon la Chambre d’appel, en relevant que Krnojelac
n’éprouvait pas de remords, la Chambre de première instance n’a rien fait
de plus qu’indiquer qu’il ne pourrait bénéficier de la circonstance atténuante
tirée de l’expression de remords par un accusé. Quant à l’affirmation de la
Défense selon laquelle il avait déploré les actes commis par ceux qui ont
maltraité les détenus, la Chambre d’appel est d’avis que la Chambre de première
instance s’est simplement contentée d’indiquer que les faibles regrets exprimés
par Krnojelac ne peuvent être retenus comme une circonstance atténuante importante.
- Quant aux arguments présentés par le Procureur, ce dernier fait valoir
en substance que la Chambre de première instance s’est fourvoyée en prononçant
une peine qui ne rend compte ni de la gravité des infractions ni de la part
de culpabilité de Krnojelac, et en prenant à tort certains éléments en considération411.
Il demande à la Chambre d’appel de revoir la peine à la hausse412.
La Chambre d’appel rejette tous les arguments allégués par le Procureur. Elle
a cependant relevé deux erreurs commises par la Chambre de première instance.
La première de ces erreurs n’est pas de nature à entraîner une intervention
de la Chambre d’appel. La seconde sera en revanche prise en considération
par la Chambre d’appel lors de la détermination de la peine résultant des
nouvelles condamnations.
- Premièrement, le Procureur conteste la conclusion formulée au paragraphe
512 du Jugement, à savoir que les conséquences d’un crime pour la famille
des victimes directes sont sans rapport avec la culpabilité de l’auteur ou
la peine413. Au paragraphe 512 du Jugement,
la Chambre de première instance a indiqué ce qui suit :
L’Accusation a avancé que ce qu’elle appelle l’ « appréciation
in personam » de la gravité du crime peut ou doit également s’étendre
aux conséquences que celui -ci a eues pour la famille des victimes directes.
La Chambre de première instance considère que des telles conséquences
sont sans rapport avec la culpabilité de l’auteur, et qu’il serait injuste
d’en tenir compte dans la sentence. En revanche, les conséquences d’un
crime pour la victime directe sont toujours à prendre en compte dans la
sentence. Lorsque ces conséquences font partie intégrante de la définition
de l’infraction, elles peuvent ne pas être retenues comme une circonstance
aggravante, mais l’intensité des souffrances physiques, psychologiques
et affectives durablement endurées par les victimes directes est à prendre
en compte pour apprécier la gravité des infractions 414.
- Selon la Chambre d’appel, la distinction entre réparation et sanction est
bien connue. Sans franchir la ligne de partage entre ces deux notions, la
jurisprudence de certaines juridictions internes415
montre qu’une chambre de première instance peut cependant tenir compte de
l’incidence d’un crime sur la famille de la victime pour décider de la sanction.
La Chambre d’appel considère que, même lorsque le lien de parenté n’a pas
été établi, une chambre de première instance aurait raison de supposer que
l’accusé savait que sa victime ne vivait pas coupée de tout, mais qu’elle
était liée à des individus. En l’espèce, il n’a pas été tenu compte de l’effet
des crimes sur ces personnes. Cependant, aux yeux de la Chambre d’appel, le
fait que la Chambre de première instance n’ait pas tenu compte de cet élément
n’a pas eu de répercussions importantes sur la peine et par conséquent, il
n’est pas justifié de modifier celle-ci. En effet, le Procureur n’a pas apporté
à la Chambre d’appel d’éléments suffisants permettant d’apprécier en l’espèce
les conséquences effectives des crimes sur les familles des victimes.
- Deuxièmement, le Procureur conteste le poids accordé par la Chambre de
première instance à la coopération de la Défense - et non de Krnojelac - avec
le Tribunal et l’Accusation en tant que circonstance atténuante416.
Selon le Procureur, le comportement diligent et coopératif du conseil de
la Défense ne saurait constituer une circonstance atténuante justifiant
une réduction de la peine pour l’accusé, pas plus que le comportement
inverse dudit conseil ne saurait être considéré comme une circonstance aggravante
justifiant un alourdissement de la peine417.
Au paragraphe 520 du Jugement, la Chambre de première instance a déclaré ce
qui suit :
Enfin, la Chambre a crédité l’Accusé de l’étendue de
la coopération que son Conseil a fournie à la Chambre et au procureur
pour la conduite efficace du procès. Tout en veillant à ne pas trahir
ses devoirs envers son client, le Conseil n’a soulevé que les questions
véritablement litigieuses, permettant ainsi à la Chambre de clore le procès
en beaucoup moins de temps qu’il n’en aurait autrement fallu418.
- La Chambre d’appel considère que le comportement tel que décrit dans le
paragraphe du Jugement contesté est le comportement normal que tout conseil
devrait adopter devant une Chambre de première instance. La Chambre d’appel
considère donc que la Chambre de première instance a commis une erreur en
créditant l’accusé pour le comportement de son conseil. La Chambre d’appel
conclut que la commission de cette erreur implique, comme indiqué précédemment,
que le comportement du conseil de Krnojelac ne doit pas être pris en compte
pour la fixation de la peine prononcée sur la base des nouvelles condamnations
en appel.
- La Chambre d’appel s’attache maintenant à fixer la peine compte tenu des
nouvelles condamnations prononcées en appel. Le Procureur a demandé, en cas
d’annulation par la Chambre d’appel d’une ou plusieurs décisions d’acquittement,
un alourdissement en conséquence de la peine419.
Elle a fait valoir que la Chambre d’appel est en mesure de réviser elle-même
la peine au lieu de renvoyer la question devant la Chambre de première instance420.
Cette dernière affirmation n’a pas été contestée par Krnojelac et est acceptée
par la Chambre d’appel.
- Ayant dûment pris en considération la gravité des crimes et la responsabilité
de Krnojelac telle qu’établis par la Chambre de première instance, et prenant
en considération la responsabilité de Krnojelac établie sur la base des nouvelles
condamnations en appel, la Chambre d’appel conclut en vertu de son pouvoir
discrétionnaire et à la lumière des circonstances atténuantes et aggravantes
retenues, que la nouvelle peine doit être fixée à la peine unique de 15 ans
d’emprisonnement.
VI. DISPOSITIF
Par ces motifs, LA CHAMBRE D’APPEL,
VU l’article 25 du Statut et les articles 117 et 118 du Règlement ;
VU les écritures respectives des parties et les arguments qu’elles
ont présentés à l’audience des 14 et 15 mai 2003 ;
SIÉGEANT en audience publique ;
ACCUEILLE le premier motif d’appel du Procureur et ANNULE les
condamnations de Krnojelac en tant que complice des persécutions (crime
contre l’humanité, pour emprisonnement et actes inhumains) et traitements
cruels (violations des lois ou coutumes de la guerre pour les conditions
de vie imposées) pour les chefs 1 et 15 de l’Acte d’accusation en vertu
de l’article 7 1) du Statut ;
ACCUEILLE le troisième motif d’appel du Procureur et INFIRME
l’acquittement de Krnojelac des chefs 2 et 4 de l’Acte d’accusation
(torture en tant que crime contre l’humanité et violations des lois ou coutumes
de la guerre) en vertu de l’article 7 3) du Statut ;
ACCUEILLE le quatrième motif d’appel du Procureur et INFIRME
l’acquittement de Krnojelac des chefs 8 et 10 de l’Acte d’accusation
(assassinat en tant que crime contre l’humanité et meurtre en tant que violations
des lois ou coutumes de la guerre ) en vertu de l’article 7 3) du Statut ;
ACCUEILLE le cinquième motif d’appel du Procureur visant à réviser
la condamnation de Krnojelac du chef 1 de l’Acte d’accusation (persécutions
en tant que crime contre l’humanité) en vertu de l’article 7 3) du Statut
pour y inclure un certain nombre de sévices421
;
ACCUEILLE le sixième motif d’appel du Procureur et INFIRME l’acquittement
de Krnojelac du chef 1 de l’Acte d’accusation (persécution en tant que crime
contre l’humanité) à raison des travaux forcés imposés aux détenus non Serbes ;
ACCUEILLE le septième motif d’appel du Procureur et INFIRME
l’acquittement de Krnojelac du chef 1 de l’Acte d’accusation (persécution
en tant que crime contre l’humanité) à raison des déportations et expulsions
de détenus non Serbes ;
REJETTE le second motif d’appel du Procureur relatif à la forme
de l’Acte d’accusation ;
REJETTE tous les motifs d’appel soulevés par Krnojelac ;
DÉCLARE Krnojelac coupable des chefs 1 et 15 de l’Acte d’accusation
en tant que coauteur du crime contre l’humanité de persécutions (emprisonnement
et actes inhumains) et de violations des lois ou coutumes de la guerre de
traitements cruels (pour les conditions de vie imposées) en vertu de l’article
7 1) du Statut ;
DÉCLARE Krnojelac coupable des chefs 2 et 4 de l’Acte d’accusation
(torture en tant que crime contre l’humanité et violations des lois ou coutumes
de la guerre ) en vertu de l’article 7 3) du Statut pour les faits suivants :
paragraphes 5. 21 (concernant FWS-73), 5.23 (à l’exception de FWS-03)422,
5.27 (concernant Nurko Nisic et Zulfo Veiz), 5.28 et 5.29 (concernant Aziz
Šahinovic ) de l’Acte d’accusation et des faits décrits aux points B 4,
B 14, B 22, B 31, B 52 et B 57 de la liste C de l’Acte d’accusation ;
DÉCLARE Krnojelac coupable des chefs 8 et 10 de l’Acte d’accusation
(assassinat en tant que crime contre l’humanité et meurtre en tant que violations
des lois ou coutumes de la guerre) en vertu de l’article 7 3) du Statut ;
RÉVISE la condamnation de Krnojelac du chef 1 de l’Acte d’accusation
(persécutions en tant que crime contre l’humanité) en vertu de l’article
7 3) pour y inclure les sévices décrits aux paragraphes 5.9, 5.16, 5.18,
5.20, 5.21 (s’agissant de FWS-110, FWS-144, Muhamed Lisica et de plusieurs
autres détenus non identifiés), 5.27 ( s’agissant de Salem Bico) et 5.29
(s’agissant de Vahida Dzemal, Enes Uzunovic et Elvedin Cedic) de l’Acte
d’accusation, ainsi que décrits dans les faits correspondant aux numéros
A2, A7, A10, A12, B15, B17, B18, B19, B20, B21, B25, B26, B28, B30, B33,
B34, B37, B45, B46, B48, B51 et B59 de la liste C de l’Acte d’accusation
;
DÉCLARE Krnojelac coupable du chef 1 de l’Acte d’accusation en
tant que coauteur du crime contre l’humanité de persécutions (travaux forcés,
déportations et expulsions ) en vertu de l’article 7 1) du Statut ;
ANNULE toutes les condamnations au titre du chef 5 de l’Acte d’accusation
(actes inhumains en tant que crime contre l’humanité) en vertu de l’article
7 3) du Statut ainsi que les condamnations au titre du chef 7 de l’Acte
d’accusation (traitement cruel en tant que violations des lois ou coutumes
de la guerre) en vertu de l’article 7 3) du Statut pour les faits suivants :
paragraphes 5.21 (concernant FWS-73), 5.23, 5.27 (concernant Nurko Nisic
et Zulfo Veiz), 5.28 et 5.29 (concernant Aziz Šahinovic) de l’Acte d’accusation
et des faits décrits aux points B 4, B 14, B 22, B 31, B 52 et B 57 de la
liste C de l’Acte d’accusation423
;
REJETTE les appels formés par Krnojelac et par le Procureur (à
l’exception du moyen d’appel accueilli au paragraphe 262 du présent Arrêt)
contre la sentence et FIXE une nouvelle peine, compte tenu de la
responsabilité de Krnojelac établie sur la base des nouvelles condamnations
en appel et en vertu de son pouvoir discrétionnaire ;
CONDAMNE Krnojelac à une peine d’emprisonnement de 15 ans à compter
de ce jour, sous réserve que soit déduit de cette peine, conformément à
l’article 101 C) du Règlement, la durée de la période que Krnojelac a déjà
passée en détention, soit du 15 juin 1998 à ce jour.
Fait en français et en anglais, le texte en français faisant foi.
Les Juges Schomburg et Shahabuddeen joignent chacun une opinion individuelle
au présent Arrêt.