Affaire no.:IT-97-25-A

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Claude Jorda, Président

M. le Juge Wolfgang Schomburg
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge Mehmet Güney
M. le Juge Carmel Agius

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Arrêt du :
17 septembre 2003

LE PROCUREUR

c/

MILORAD KRNOJELAC

________________________________________________

ARRÊT

________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Christopher Staker
Mme Helen Brady
M. Anthony Carmona
Mme Norul Rashid

Le Conseil de la Défense :

M. Mihajlo Bakrac
M. Miroslav Vasic

La Chambre d’appel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international » ou le « Tribunal ») est saisie des appels interjetés contre le Jugement de la Chambre de première instance II le 15 mars 2002 dans l’affaire Le Procureur c/ Milorad Krnojelac (le « Jugement »)1.

Après examen des conclusions écrites et orales des parties, la Chambre d’appel

REND LE PRESENT ARRET.

    I. INTRODUCTION

  1. L’Acte d’accusation, en date du 25 juin 2001, a retenu douze chefs d’accusation de crimes contre l’humanité et violations des lois ou coutumes de la guerre à l’encontre de Milorad Krnojelac (« Krnojelac »). En tant que commandant de la prison Foca Kazneno-Popravni Dom (le « KP Dom ») entre avril 1992 et août 1993, Krnojelac était accusé d’avoir agi de concert et dans un but commun avec les gardes du KP Dom afin de persécuter des détenus civils musulmans et non serbes pour des raisons politiques, raciales ou religieuses, de commettre des tortures, sévices corporels et homicides et d’avoir détenu illégalement des civils non Serbes sur la base des articles 7 1) et 7 3) du Statut. Dans son Jugement, la Chambre de première instance l’a reconnu coupable, en vertu de l’Article 7 1) du Statut en raison de sa responsabilité individuelle en tant que complice, du crime de persécutions (à raison d’emprisonnement, de conditions de vie et de sévices) en tant que crime contre l’humanité (chef 1) ainsi que du crime de traitements cruels (à raison des conditions de vie) en tant que violations des lois ou coutumes de la guerre (chef 15). En vertu de l’Article 7 3) du Statut, Krnojelac a également été reconnu responsable des crimes de persécutions (sévices ) en tant que crime contre l’humanité (chef 1), d’actes inhumains en tant que crime contre l’humanité (à raison des sévices- chef 5) ainsi que de traitement cruels (à raison des sévices) en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre ( chef 7). Il a été acquitté par la Chambre de première instance des chefs de torture, meurtre, assassinat, emprisonnement et autres actes inhumains et condamné à une peine unique de sept ans et demi d’emprisonnement.

  2. Le 12 avril 2002, Krnojelac a fait appel de ces condamnations et invoque six motifs au soutien de son appel. Selon Krnojelac, la Chambre de première instance aurait commis des erreurs de fait en appréciant la fonction de directeur de prison qu’il occupait2. La Chambre de première instance aurait commis une erreur de droit en affirmant que Krnojelac s’était rendu complice de persécutions (emprisonnement et conditions de vie). La Chambre de première instance aurait commis une erreur de fait en concluant que Krnojelac s’était rendu complice de traitements cruels (conditions de vie). La Chambre de première instance aurait commis une erreur de fait en jugeant que Kronojelac était, en tant que supérieur hiérarchique, responsable de persécutions (sévices). Enfin, la Chambre de première instance aurait commis une erreur de fait en concluant que Kronojelac était, en tant que supérieur hiérarchique, responsable d’actes inhumains et de traitements cruels (sévices).

  3. Le 15 avril 2002, le Procureur a déposé son acte d’appel, invoquant des erreurs de droit et de fait commis par la Chambre de première instance. Il présente sept motifs au soutien de son appel. Selon le premier motif d’appel du Procureur, la Chambre de première instance aurait commis une erreur de droit dans sa définition de la responsabilité découlant de la participation à une entreprise criminelle commune et dans l’application de cette définition aux faits de l’espèce. Deuxièmement, la Chambre de première instance aurait commis une erreur de droit en exigeant que l’Acte d’accusation fasse état d’une « forme élargie » de l’entreprise criminelle commune. Selon le troisième motif d’appel du Procureur, la Chambre de première instance aurait commis une erreur de fait en concluant que Krnojelac ne savait pas et n’avait pas raison de savoir que ses subordonnés torturaient les détenus et en estimant, en conséquence, qu’il ne pouvait être tenu responsable au regard de l’article 7 3) du Statut. Quatrièmement, la Chambre de première instance aurait commis une erreur de fait en concluant qu’aux fins de l’article 7 3) du Statut, les informations dont disposait Krnojelac n’étaient pas suffisantes pour l’avertir que ses subordonnés étaient impliqués dans le meurtre de détenus du KP Dom. Cinquièmement, la Chambre de première instance aurait commis une erreur de fait en concluant que les sévices constituant des actes inhumains et des traitements cruels n’ont pas été infligés pour des motifs discriminatoires et qu’en conséquence, Krnojelac ne pouvait être tenu responsable de persécutions en tant que supérieur hiérarchique. Sixièmement, la Chambre de première instance se serait fourvoyée en acquittant Kronojelac du chef de persécutions (travaux forcés). Enfin, selon le Procureur, la Chambre de première instance a commis une erreur en acquittant Krnojelac du chef de persécution (déportation et expulsion)3. La Chambre d’appel rappelle en outre que les deux appelants ont interjeté appel contre la peine. Avant d’examiner plus avant les motifs d’appel de Krnojelac et du Procureur, la Chambre d’appel estime qu’il convient d’apporter quelques précisions sur le critère applicable à l’examen des constatations de la Chambre de première instance.

    II. LE DROIT APPLICABLE

    A. Critères applicables à l’examen des erreurs alléguées

  4. Si les parties n’ont en l’espèce pas contesté les critères applicables à l’examen en appel des allégations d’erreurs de droit et de fait, la Chambre d'appel considère néanmoins utile de rappeler ces critères, dans la mesure où, d’une part, certaines des erreurs de droit invoquées par le Procureur l’ont été à titre de questions d’intérêt général et où d’autre part le Procureur a allégué que s’agissant de diverses questions de fait, les erreurs présentées par la Défense ne satisfont pas aux critères d’examen fixés dans la jurisprudence du Tribunal.

  5. A la différence des procédures en vigueur dans certains systèmes nationaux, la procédure d’appel prévue par l’article 25 du Statut du TPIY est de nature corrective et n’est donc « pas l’occasion pour examiner une cause de novo ». Ce régime d’appel entraîne des conséquences sur la nature des arguments qu’une partie peut légitimement présenter en appel, ainsi que sur la charge générale de la preuve dont celle-ci doit s’acquitter afin que la Chambre d’appel intervienne. Ces critères ont été rappelés à maintes reprises par les Chambres d’appel du Tribunal et du TPIR 4, et sont repris à la sous-section 2, infra.

    1. Questions d’intérêt général

  6. L’article 24 1) du Statut ne mentionne que les erreurs de droit qui invalident la décision, c’est-à-dire les erreurs sur un point de droit qui, si elles sont avérées, ont un impact sur la déclaration de culpabilité. Toutefois, la jurisprudence des tribunaux ad hoc admet qu’il existe des situations dans lesquelles la Chambre d’appel pourra soulever des questions proprio motu ou accepter d’examiner des allégations d’erreurs dont le traitement n’aura aucun impact sur le verdict mais qui, en revanche, soulèvent une question d’importance générale pour la jurisprudence ou le fonctionnement du Tribunal.

  7. Ainsi, dans l’affaire Tadic, le Procureur avait soulevé plusieurs motifs d’appel, dont trois qui posaient des questions d’importance générale pour la jurisprudence ou le fonctionnement du Tribunal. Le Procureur avait reconnu que la décision de la Chambre d’appel n’aurait aucune influence sur le verdict de la Chambre de première instance relativement aux chefs d’accusation pertinents. Mais la Chambre d’appel a considéré qu’elle était compétence pour connaître de questions qui, si elles n’influent pas sur le verdict auquel est parvenue une Chambre de première instance, présentent un intérêt général pour la jurisprudence du Tribunal. Il s’agit principalement d’assurer l’évolution de la jurisprudence du Tribunal et l’unification du droit applicable. L’examen d’une question d’intérêt général est approprié dans la mesure où la réponse à cette dernière s’avère être déterminante pour l’évolution de la jurisprudence du Tribunal et où ce qui est en jeu est un point de droit important, qui mérite d’être analysé. La Chambre d’appel doit en effet guider les Chambres de première instance dans leur interprétation du droit. Ce rôle d’arbitre ultime du droit appliqué par le Tribunal doit être défini à la lumière de la spécificité du Tribunal et, en particulier, de son caractère ad hoc et temporaire.

  8. Dans l’Arrêt Akayesu, la Chambre d’appel du TPIR a jugé que le fait qu’un appel soit exclusivement fondé sur des questions d’intérêt général ne changeait pas fondamentalement les données du problème. Elle a rappelé que l’examen de questions d’intérêt général ne vise pas à créer une nouvelle voie de recours ou un éventuel pouvoir consultatif :

    23. […] En revanche, (la Chambre d’appel( peut juger nécessaire de répondre à des questions d’intérêt général si elle estime que leur résolution est de nature à contribuer substantiellement au développement de la jurisprudence du Tribunal. L’exercice de cette faculté n’est pas subordonné à la présentation de motifs d’appel entrant strictement dans le champ de l’article 24 du Statut. En d’autres termes, il relève de son pouvoir d’appréciation. Si la Chambre d’appel peut estimer nécessaire de répondre à des questions, elle peut aussi refuser d’y répondre. Dans ce cas (si la Chambre d’appel n’exprime pas son point de vue sur une question posée), le point de vue de la Chambre de première instance demeure le seul exprimé officiellement par le Tribunal sur le sujet donné. Il aura donc un certain poids5.

    24. Toutes les questions d’intérêt général ne seront donc pas examinées par la Chambre d’appel. Encore faut-il que les questions soumises intéressent la pratique judiciaire du Tribunal et comportent un lien de connexité avec l’affaire considérée.

  9. En l’espèce, le Procureur a soulevé plusieurs questions générales dont la Chambre d’appel a examiné la recevabilité et a, le cas échéant, traité le bien-fondé.

    2. Critères applicables à l’examen des allégations d’erreurs en général, et des erreurs de fait en particulier

  10. S’agissant des allégations d’erreurs de droit, la Chambre d’appel rappelle qu’en sa qualité d’arbitre du droit applicable devant le Tribunal international, elle est en principe tenue de déterminer si une erreur a effectivement été commise sur une question de fond ou de procédure, lorsqu’une partie soulève une telle allégation. La jurisprudence reconnaît que la charge de la preuve en appel n’est pas absolue en matière d’erreur de droit. En effet, la Chambre d’appel ne contrôle pas les conclusions de la Chambre de première instance à l’égard des questions de droit simplement pour déterminer si elles sont raisonnables, mais bien pour déterminer si elles sont correctes. Il n’en demeure pas moins que la partie qui allègue une erreur de droit doit, au minimum, identifier l’erreur alléguée, présenter des arguments étayant sa prétention et expliquer en quoi l’erreur invalide la décision. Une allégation d’erreur de droit qui n’a aucune chance d’aboutir à l’annulation ou à la révision d’une décision contestée n’est a priori pas légitime et peut donc être rejetée comme telle.

  11. En matière d’erreur de fait, la partie qui allègue ce type d’erreur au soutien d’un appel contre une condamnation doit rapporter la double preuve de la commission de l’erreur et du déni de justice qui en a résulté. La Chambre d’appel a régulièrement rappelé qu’elle ne modifie pas à la légère les conclusions factuelles dégagées en première instance. Cette retenue repose essentiellement sur le fait que la Chambre de première instance est la seule à pouvoir observer et entendre les témoins lors de leur déposition, et qu’elle est donc mieux à même de choisir entre deux versions divergentes d’un même événement. Les juges de première instance sont mieux placés que la Chambre d’appel pour apprécier la fiabilité et la crédibilité d’un témoin, ainsi que pour déterminer la valeur probante des éléments de preuve présentés au procès.

  12. S’agissant de ce type d’erreurs, la Chambre d’appel applique donc le critère dit du « caractère raisonnable » de la conclusion contestée. Ce n’est que dans les cas manifestes où aucune personne douée d’une capacité normale de raisonnement n’accueillerait les éléments de preuve sur lesquels s’est fondée la Chambre de première instance ou lorsque l’appréciation de ces éléments de preuve est totalement entachée d’erreur que la Chambre d’appel pourra intervenir et substituer sa conclusion à celle du juge du fond. Ainsi, la Chambre d’appel ne remettra pas en cause les conclusions factuelles, lorsqu’il existait des éléments de preuve fiables sur lesquels la Chambre de première instance pouvait raisonnablement fonder ses conclusions. Il est par ailleurs admis que deux juges du fait raisonnables peuvent parvenir à des conclusions différentes bien qu’également raisonnables. Une partie qui se limite à proposer des variantes de conclusions auxquelles la Chambre de première instance aurait pu parvenir a donc peu de chance de voir son appel prospérer, à moins qu’elle établisse qu’aucun juge du fait raisonnable n’aurait pu conclure à la culpabilité au -delà de tout doute raisonnable.

  13. Lorsqu’une partie parvient à établir qu’une erreur de fait a été commise au regard des critères précités, la Chambre d’appel doit encore reconnaître que cette erreur a entraîné un déni de justice de nature à annuler ou réviser la conclusion contestée. La partie qui allègue un déni de justice doit notamment établir que l’erreur a lourdement pesé dans la décision de la Chambre de première instance et qu’une injustice flagrante en a résulté, tel que cela est le cas lorsqu’une personne accusée est condamnée, malgré l’absence de preuves sur un élément essentiel du crime.

  14. La Chambre d’appel du TPIR dans l’affaire Bagilishema a jugé que le critère du caractère déraisonnable et la même retenue à l’égard des conclusions factuelles de la Chambre de première instance s’appliquent en cas d’appel du Procureur contre un verdict d’acquittement. La Chambre d’appel ne conclura à l’existence d’une erreur de fait que s’il est démontré qu’aucun juge du fait raisonnable n’aurait pu rendre la décision contestée. Cependant, considérant que c’est au Procureur qu’il incombe d’établir la culpabilité de l’accusé au procès, l’importance d’une erreur de fait entraînant un déni de justice revêt un caractère particulier lorsqu’elle est alléguée par le Procureur. Celui-ci a, en effet, la tâche plus ardue de prouver qu’aucun doute raisonnable ne subsiste au regard de la culpabilité de l’intimé, lorsqu’on tient compte des erreurs factuelles commises par la Chambre de première instance.

  15. Compte tenu de ce qui précède, le respect par la partie alléguant une erreur de fait ou sur un point de droit, des critères d’examen en appel, est primordial pour que l’appel puisse prospérer. La Chambre d’appel n’est pas, en principe, tenue d’examiner les arguments d’une partie qui ne concernent pas une erreur de droit invalidant la décision ou une erreur de fait ayant entraîné un déni de justice. Il est donc tout à fait inutile pour une partie de répéter en appel des arguments ayant échoué en première instance, à moins de démontrer que leur rejet a entraîné une erreur telle qu’elle justifie l’intervention de la Chambre d’appel. La Chambre d’appel dans l’Arrêt Kupreskic a indiqué que lorsqu’une partie n’est pas en mesure d’expliquer de quelle manière une prétendue erreur invalide la décision, elle doit, en règle générale, s’abstenir de faire appel sur ce point. La Chambre d’appel considère que ce principe vaut tant pour les allégations d’erreurs de droit que les allégations d’erreurs de fait. De manière conséquente, lorsque les arguments présentés par une partie n’ont aucune chance d’aboutir à l’annulation ou à la révision de la décision contestée, la Chambre d’appel pourra les rejeter d’emblée, en tant que motifs non valables, et n’aura pas à les examiner sur le fond.

  16. En ce qui concerne les exigences de forme, la Chambre d’appel dans l’Arrêt Kunarac a précisé qu’on ne saurait s’attendre à ce qu’elle examine en détail les conclusions des parties si elles sont obscures, contradictoires ou vagues, ou si elles sont entachées d’autres vices de forme flagrants. A cet égard, la Directive pratique relative aux conditions formelles applicables au recours en appel contre un jugement du 16 septembre 2002 indique dans son paragraphe 13 que « [l]orsqu’une partie ne respecte pas les conditions énoncées dans la […] Directive pratique, ou lorsque les termes d’une écriture déposée sont équivoques ou ambigus, le juge de la mise en état en appel ou la Chambre d’appel peut, à sa discrétion, imposer une sanction appropriée, notamment en délivrant une ordonnance aux fins de clarification ou de nouveau dépôt. La Chambre d’appel peut également refuser l’enregistrement de la ou des écritures en question ou les arguments qui y sont avancés ». La partie appelante doit donc exposer clairement ses moyens et arguments d’appel et renvoyer précisément la Chambre d’appel aux passages du dossier d’appel qu’elle invoque à l’appui de ses prétentions. D’un point de vue procédural, la Chambre d’appel dispose d’un pouvoir discrétionnaire, aux termes de l’article 25 du Statut, pour déterminer quels sont les arguments des parties qui méritent une réponse motivée par écrit. La Chambre d’appel n’a pas à motiver abondamment par écrit sa position sur des arguments manifestement dénués de fondement. Elle doit concentrer son attention sur les questions essentielles du recours. En principe, elle rejettera donc sans motivation détaillée les arguments soulevés par les Appelants dans leurs mémoires ou lors de l’audience d’appel qui sont manifestement mal fondés.

  17. En l’espèce, le Procureur a, dans sa Réponse6, soulevé de façon préliminaire le problème des critères d’examen en appel. Il soutient en effet que certaines parties du Mémoire de la Défense manquent d’élucidation des erreurs alléguées de droit et de fait et qu’en relation avec diverses erreurs factuelles, Krnojelac a présenté les arguments soulevés devant la Chambre de première instance (parfois quasiment mots pour mots) sans référence à une quelconque partie du Jugement ou sans pointer dans son analyse ou ses conclusions une quelconque erreur entraînant un déni de justice7. Le Procureur soutient que, dans ces circonstances, Krnojelac n’a pas rempli la charge de la preuve en appel8.

  18. Selon la Chambre d’appel, et compte tenu de sa jurisprudence susmentionnée, la question qu’il convient donc de se poser est celle de savoir si la Défense a présenté des motifs d’appel illégitimes, au sens où l’entend la jurisprudence du Tribunal, qui seraient donc susceptibles d’être rejetés d’emblée en raison du non -respect par la Défense des critères d’examen en appel.

    3. Recevabilité des motifs d’appel présentés par les parties en l’espèce

  19. De l’avis de la Chambre d’appel, la quasi-totalité des moyens et motifs d’appel de la Défense soulevant des erreurs de fait est en l’espèce non valable et ce, pour les raisons exposées ci-après. La Chambre d’appel souligne qu’il s’agit de déterminer, pour chaque motif d’appel, si la Défense s’acquitte de sa charge de la preuve, telle que précédemment rappelée. L’analyse des motifs d’appel est donc effectuée sous cette unique perspective. En aucun cas, il ne s’agit d’une analyse sur le fond des arguments présentés à l’appui des motifs d’appel.

  20. D’une manière générale, il ressort du Mémoire de la Défense qu’à l’exception d’un motif d’appel, cette dernière n’a avancé aucun argument tendant à démontrer le caractère déraisonnable des conclusions de la Chambre de première instance. Il est en effet impossible pour la Chambre d’appel d’identifier l’erreur qu’aurait commise la Chambre de première instance. Il apparaît que la Défense ne fait en réalité que contester les conclusions de la Chambre de première instance et proposer une appréciation alternative des éléments de preuve. Or, cette simple contestation du Jugement ne constitue en rien une démonstration adéquate du caractère erroné des conclusions de la Chambre de première instance. En n’indiquant pas en quoi l’appréciation par la Chambre de première instance des éléments de preuve cités est déraisonnable et erronée, la Défense n’assume pas la charge de la preuve qui lui est imposée dans le cadre des allégations d’erreurs de fait.

  21. En particulier, le premier motif d’appel consacré à la question de la place occupée par Krnojelac en tant que directeur de la prison comporte, comme indiqué précédemment9, quatre moyens d’appel soulevant tous des erreurs de fait10. S’agissant plus particulièrement du premier moyen d’appel du premier motif d’appel, selon lequel la Chambre de première instance aurait conclu à tort que la structure interne du KP Dom n’avait pas changé après l’éclatement du conflit et que la place et les pouvoirs du directeur au sein de la hiérarchie de la prison n’avaient pas évolué par rapport à la période antérieure au 18 avril 199211, il apparaît que la Défense ne fait que citer un certain nombre d’éléments de preuve, lesquels, selon elle, mis en relation avec certains faits, montrent notamment que « la structure du KP Dom n’a pas pu rester la même »12. Cette affirmation ne permet pas à la Chambre d’appel de déterminer quelle est l’erreur spécifique alléguée commise par la Chambre de première instance. En l’occurrence, il est impossible de déduire du Mémoire de la Défense en quoi l’interprétation des éléments de preuve donnée par la Chambre de première instance était entièrement entachée d’erreur. De même, il est impossible de savoir quel est l’impact des éléments de preuve cités par la Défense sur le raisonnement et les conclusions de la Chambre de première instance. Dans ces circonstances, la Chambre d’appel ne saurait donc considérer ce moyen d’appel comme légitime.

  22. Au titre du deuxième moyen d’appel se rapportant au premier motif d’appel, la Défense affirme que la Chambre de première instance a conclu à tort que Krnojelac avait librement accepté le poste de directeur du KP Dom13. Il ressort de son Mémoire que la Défense se contente simplement de proposer une autre interprétation des éléments de preuve et n’indique pas en quoi l’appréciation des éléments de preuve par la Chambre de première instance est entachée d’erreur. La Chambre d’appel rappelle qu’il ne suffit pas d’affirmer que les dépositions des témoins jettent un doute quant à la conclusion de la Chambre de première instance, encore faut-il présenter des arguments relatifs à l’erreur éventuelle commise par la Chambre de première instance, et ce, non pas en référence à l’interprétation qu’il est possible d’en faire mais, par exemple, à l’évaluation erronée par ladite Chambre des témoignages, l’omission par la Chambre de la prise en compte de certains éléments de preuve ou par rapport aux éventuelles contradictions dans le raisonnement et les conclusions factuelles de la Chambre de première instance. Par conséquent, la Chambre d’appel ne saurait considérer ce moyen d’appel comme valable.

  23. S’agissant du troisième moyen d’appel relatif au premier motif d’appel, la Défense soutient en substance que la Chambre de première instance a conclu à tort qu’« il n’y avait pas réelle séparation entre les personnels militaires et civils au KP Dom et que tous étaient responsables devant le directeur qui avait le pouvoir […] de prendre des sanctions disciplinaires contre eux, et que [Krnojelac], en sa qualité de directeur, avait autorité sur tous les détenus du KP Dom »14. Elle présente un certain nombre de témoignages qui, selon elle, « suffisent […] à jeter un doute raisonnable sur […] les conclusions erronées de la Chambre de première instance selon lesquelles la hiérarchie n’avait pas changé à l’intérieur du KP Dom alors que l’armée en avait assumé la direction »15. De même, elle mentionne un certain nombre d’éléments de preuve qui, selon elle, « ne permettent pas du tout de conclure au-delà de tout doute raisonnable que l’Accusé, compte tenu du poste qu’il occupait au KP Dom pendant la période considérée, était responsable des détenus musulmans au camp »16. La Défense soutient donc que Krnojelac « a été présenté à tort comme étant le supérieur hiérarchique pour ce qui est des personnes détenues au sein du KP Dom, y compris les gardiens de la prison »17 et que les éléments de preuve cités valident cette interprétation des faits. Comme la Chambre d’appel l’a précédemment indiqué, la simple référence aux dépositions des témoins et la simple proposition d’une autre interprétation de ces dépositions ne suffisent pas à démontrer que les conclusions de la Chambre de première instance étaient déraisonnables. Les arguments présentés par la Défense s’agissant de ce moyen d’appel se bornant à proposer une interprétation alternative des éléments de preuve présentés au procès, la Chambre d’appel déclare ce moyen d’appel non valable.

  24. Quant au quatrième moyen d’appel soulevé à l’appui du premier motif d’appel, relatif à la question de la « hiérarchie au sein du KP Dom et la position de l’Accusé selon les témoins à charge non serbes qui y étaient détenus »18, la Défense « se propose d’examiner les vues exprimées par de très nombreux témoins non serbes qui ont passé une longue période de détention au KP Dom, à propos de la hiérarchie qui prévalait au KP Dom et la position de l’Accusé Krnojelac »19. Aucune erreur spécifique n’est alléguée à l’appui de ce moyen d’appel. En outre, il apparaît que le Mémoire de la Défense reprend pour l’essentiel des conclusions développées devant la Chambre de première instance dans le Mémoire en clôture. Celui -ci ne peut donc qu’être déclaré non valable.

  25. Au soutien des troisième et quatrième motifs d’appel, dont la Chambre d’appel comprend qu’il s’agit d’allégations d’erreurs de fait, la Défense conteste, d’une part, les conclusions de la Chambre de première instance relatives à la responsabilité individuelle de Krnojelac pour s’être rendu complice de traitements cruels assimilables à une violation des lois ou coutumes de la guerre (conditions de vie)20, et, d’autre part, les conclusions de la Chambre de première instance relatives à la responsabilité de Krnojelac en sa qualité de supérieur hiérarchique, au sens de l’article 7 3) du Statut, pour persécutions assimilables à un crime contre l’humanité à raison de sévices21. En réalité, s’agissant des deux motifs d’appel précités, la Défense ne fait, là encore, que substituer sa propre interprétation des éléments de preuve présentés au procès au soutien de sa démonstration du caractère erroné des conclusions de la Chambre de première instance. A l’appui du troisième motif d’appel, elle « se propose de considérer, parmi l’ensemble des éléments de preuve, ceux qui contredisent les conclusions de la Chambre de première instance et qui mettent raisonnablement en doute »22 ses conclusions, sans toutefois préciser quelle est l’erreur précise commise par la Chambre de première instance. En ne faisant que proposer une conclusion différente pouvant être tirée du dossier de première instance, sans même préciser quel type d’erreur la Chambre de première instance aurait commise quant aux éléments de preuve présentés, la Défense n’a pas rempli la charge de la preuve qui lui incombe en appel23. Quant au quatrième motif d’appel, la Défense rappelle en substance un certain « nombre de pièces et témoignages  », présentés au soutien du premier motif d’appel, montrant que Krnojelac ne faisait pas partie de la structure hiérarchique en vigueur. Mais, là encore, il ne suffit pas d’affirmer que la Chambre de première instance a commis une erreur, encore faut -il désigner et spécifier l’erreur alléguée, de telle sorte que la Chambre d’appel soit en mesure d’y répondre. De même, il ne suffit pas d’affirmer que la Chambre de première instance n’a pas fourni de justifications convaincantes s’agissant de l’intention discriminatoire avec laquelle les sévices infligés à Dzemo Balic ont été commis, pour démontrer que la conclusion de la Chambre de première instance était déraisonnable sur ce point24. Par conséquent, ces motifs d’appel sont, pour toutes ces raisons, non valables.

  26. La Chambre d’appel souligne que, lors de l’audience en appel, les critères d’examen ont été rappelés aux parties25. En particulier, la Défense a été interpelée sur ce sujet par le Président de la Chambre d’appel26, puis par les Juges de celle-ci27. En dépit de ces rappels, la Défense n’a pas spécifié plus avant les erreurs alléguées à l’appui des motifs et moyens d’appel précités et, en tout état de cause, n’a pas donné d’éléments utiles à la Chambre d’appel pour traiter ces motifs.

  27. Ainsi, compte tenu de ce qui précède, la Chambre d’appel n’examinera pas les premier, deuxième, troisième et quatrième moyens d’appel du premier motif d’appel, ainsi que les troisième et quatrième motifs d’appel de la Défense. S’agissant du cinquième motif d’appel restants, certains arguments avancés par la Défense satisfont à la charge de la preuve qui lui incombe. La Chambre d’appel analysera donc ces arguments sur le fond.

    B. Le droit applicable à l’entreprise criminelle commune et la complicité

    1. L’entreprise criminelle commune

  28. L’article 7 1) du Statut prévoit plusieurs formes de responsabilité pénale individuelle, qui s’appliquent à tous les crimes relevant de la compétence du Tribunal. Il est libellé comme suit :

    Article 7
    Responsabilité pénale individuelle

    1. Quiconque a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter un crime visé aux articles 2 à 5 du présent statut est individuellement responsable dudit crime.

  29. Cette disposition énumère les formes de comportement criminel qui, lorsque toutes les autres conditions sont remplies, peuvent engager la responsabilité pénale d’un accusé s’il a commis l’un quelconque des crimes prévus par le Statut de l’une des manières envisagées dans cet article. L’article 7 1) du Statut ne fait pas explicitement référence à l’« entreprise criminelle commune ». Toutefois, la Chambre d’appel rappelle qu’après avoir examiné la question dans l’Arrêt Tadic28, elle a conclu d’une part que la participation à une entreprise criminelle commune en tant que forme de responsabilité, ou la théorie du but commun comme elle l’a appelée, était implicitement consacrée dans le Statut et existait en droit international coutumier à l’époque des faits (à savoir en 1992). D’autre part, la Chambre d’appel a précisé que la commission de l’un des crimes visés aux articles 2, 3, 4 ou 5 du Statut pouvait aussi revêtir la forme d’une participation à la réalisation d’un dessein ou d’un but commun :

    220. En résumé, la Chambre d’appel estime que la notion de dessein commun en tant que forme de responsabilité au titre de coauteur est bien établie en droit international coutumier et qu’elle est de plus consacrée, implicitement il est vrai, dans le Statut du Tribunal international. […].

    226. La Chambre d’appel considère que la cohérence et la force de la jurisprudence et des traités susmentionnés, ainsi que leur conformité avec les principes généraux de la responsabilité pénale consacrés tant par le Statut que par le droit pénal international et le droit interne, permettent de conclure que la jurisprudence reflète les règles coutumières du droit pénal international.

    188. Cette disposition [l’article 7 1) du Statut] couvre d’abord et avant tout la perpétration physique d’un crime par l’auteur lui-même, ou l’omission coupable d’un acte requis en vertu d’une règle de droit pénal. Toutefois, on considère que la perpétration29 de l’un des crimes visés aux articles 2, 3 4 ou 5 du Statut peut aussi revêtir la forme d’une participation à la réalisation d’un dessein ou d’un but commun.

    191. […] Bien que le crime puisse être physiquement commis par certains membres du groupe (meurtre, extermination, destruction arbitraire de villes et villages, etc.), la participation et la contribution des autres membres du groupe est souvent essentielle pour favoriser la perpétration des crimes en question. Il s’ensuit que sur le plan de l’élément moral, la gravité d’une telle participation est rarement moindre – ou différente – de celle des personnes ayant effectivement exécuté les actes visés.

    192. Dans ces circonstances, le fait de tenir pénalement responsable en tant qu’auteur d’un crime uniquement la personne qui a matériellement exécuté l’acte criminel revient à négliger le rôle de coauteur joué par tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont permis à l’auteur principal d’exécuter physiquement cet acte criminel. De même, selon les circonstances, les tenir responsables uniquement en tant que complices (aiders and abettors) peut minimiser leur degré de responsabilité pénale.

    Ces conclusions ont été récemment confirmées par la Chambre d’appel statuant sur l’exception préjudicielle d’incompétence soulevée par Dragoljub Ojdanic :

    19. Comme le rappelle l’Arrêt Tadic, le Rapport du Secrétaire général indique que « toutes les personnes » qui participent à la planification, à la préparation ou à l’exécution de violations graves du droit international humanitaire contribuent à commettre la violation et sont donc individuellement responsables30. De plus, la liste énumérée à l’article 7 1) semble, à première vue, non exhaustive ainsi que le laisse entendre l’expression « ou de toute autre manière aidé et encouragé ». Toutefois, la Chambre d’appel ne voit pas l’utilité d’examiner si, hormis les formes de responsabilité expressément visées au Statut, d’autres formes de responsabilité pourraient entrer dans le champ d’application de l’article 7 1 ). De fait, la Chambre est convaincue que l’entreprise criminelle commune entre dans les prévisions de cet article31.

    20. En l’espèce, Ojdanic est accusé d’avoir participé, en tant que coauteur, à une entreprise criminelle commune visant, entre autres objectifs, l’expulsion d’une partie importante de la population albanaise du Kosovo hors du territoire de cette province, afin de maintenir cette dernière sous contrôle serbe32. Dans l’Acte d’accusation établi à l’encontre de Ojdanic, l’Accusation a signalé que par le terme « commettre », elle n’entendait pas suggérer que l’un quelconque des accusés ait perpétré physiquement les crimes qui lui sont imputés personnellement. Par « commettre », l’Accusation entend la participation, en qualité de coauteur, à une entreprise criminelle commune33. Si l’on fait abstraction de la question de savoir si l’on peut parler de « coauteur  » dans un tel contexte, il semblerait donc que l’Accusation met en cause la participation en qualité de coauteur à une entreprise criminelle commune comme étant une forme de « commission » visée à l’article 7 1) du Statut plutôt qu’une forme de complicité. L’approche de l’Accusation est justifiée dans la mesure où, pour autant que le participant partage (et c’est là une condition impérative) le dessein de l’entreprise criminelle commune et ne se contente pas d’en avoir seulement connaissance, il ne saurait être considéré comme un simple complice du crime prévu. Aussi, la Chambre d’appel considère-t--elle la participation à une entreprise criminelle commune comme une forme de « commission » visée à l’article 7 1) du Statut34.

  30. Au vu de l’examen de la jurisprudence pertinente, pour l’essentiel relative à de nombreuses affaires de crimes de guerre jugées après la Deuxième Guerre mondiale, l’Arrêt Tadic  distingue trois catégories d’affaires relatives à l’entreprise criminelle commune :

    La première de ces catégories concerne les affaires où tous les coaccusés, agissant de concert dans un but criminel commun, ont la même intention criminelle : par exemple, dans le cas de la formulation par les coauteurs d’un projet visant à tuer, en réalisant cet objectif commun (même si chacun des coauteurs joue un rôle différent dans l’affaire) tous sont animés de l’intention de tuer. Les éléments objectifs et subjectifs permettant d’établir la responsabilité pénale d’un coauteur qui n’a pas commis les meurtres ou dont il n’a pas été prouvé qu’il l’ait fait sont les suivants : i) l’accusé doit participer de son propre chef à l’un des aspects du but commun (par exemple, en infligeant des violences non mortelles à la victime, en apportant une aide matérielle ou en facilitant les actes des coauteurs), et ii) l’accusé, même s’il n’a pas personnellement commis le meurtre, doit toutefois avoir eu l’intention d’atteindre ce résultat35.

    […] La deuxième catégorie d’affaires est à de nombreux égards similaire à celle décrite ci-dessus et englobe ce qu’il est convenu d’appeler les affaires des camps de concentration. La notion de but commun a été appliquée dans les cas où les faits reprochés étaient supposés avoir été commis par des membres des unités militaires ou administratives chargées des camps de concentration, c’est-à-dire par des personnes agissant en application d’un plan concerté. Les affaires les plus représentatives de cette catégorie sont celles du Camp de concentration de Dachau36, jugée par un tribunal des États-Unis siégeant en Allemagne et de Belsen37, jugée par un tribunal militaire britannique siégeant également en Allemagne. Dans ces deux affaires, les accusés occupaient un poste d’un échelon relativement élevé dans la hiérarchie des camps de concentration. D’un point de vue général, ils étaient accusés d’avoir agi conformément à un but commun visant à tuer des prisonniers ou leur faire subir des mauvais traitements, commettant ainsi des crimes de guerre38. Dans sa récapitulation de l’affaire de Belsen, l’assesseur a retenu les trois critères jugés nécessaires par l’Accusation pour établir la culpabilité des accusés : i) l’existence d’un système organisé visant à maltraiter les détenus et à commettre les divers crimes reprochés ; ii) le fait que les accusés avaient connaissance de la nature dudit système ; iii) le fait que les accusés aient d’une certaine manière directement participé à la mise en œuvre du système, c’est-à-dire qu’ils aient encouragé ou aidé ou de toute autre manière participé à la réalisation d’un but criminel commun. Il semble que plusieurs des accusés aient été explicitement condamnés sur la base de ces critères. Cette catégorie d’affaires est en réalité une variante de la première catégorie39.

    […] La troisième catégorie concerne les affaires de but commun dans lesquelles l’un des auteurs commet un acte qui, s’il ne procède pas du but commun, est néanmoins une conséquence naturelle et prévisible de sa mise en œuvre. Il peut s’agir par exemple d’une intention commune et partagée par un groupe d’expulser par la force les membres d’un groupe ethnique de leur ville, village ou région (en d’autres termes, de procéder à un “nettoyage ethnique”), avec pour conséquence qu’une ou plusieurs personnes soient tuées dans l’opération. Alors que le meurtre peut n'avoir pas été explicitement envisagé dans le cadre du but commun, il était néanmoins prévisible que l’expulsion de civils sous la menace des armes pouvait très bien se solder par la mort de l’un ou de plusieurs de ces civils. La responsabilité pénale de tous les participants à l’entreprise commune est susceptible d’être engagée quand le risque que des meurtres soient commis était à la fois une conséquence prévisible de la réalisation du but commun et du fait que l’accusé était soit imprudent, soit indifférent à ce risque […]. La jurisprudence relative à cette catégorie concerne avant tout les affaires de violence collective, c’est-à-dire des situations où, le désordre aidant, plusieurs personnes commettent des actes dans un but commun, et où chacune d’elles commet des violences à l’encontre de la victime, sans que l’on puisse attribuer de façon claire tel acte à telle personne, ou établir un lien de cause à effet entre un acte donné et le préjudice éventuel subi par les victimes. Les exemples les plus représentatifs à cet égard sont les affaires des lynchages d’Essen et de l’île de Borkum40.

  31. Le même Arrêt définit ensuite les éléments matériels (actus reus) et intentionnels (mens rea) constitutifs de cette forme de responsabilité. S’agissant de l’actus reus de ce type de participation à l’un des crimes visés dans le Statut, il est selon la Chambre d’appel commun à chacune des trois catégories d’affaires susvisées et comprend les trois éléments qui suivent :

    i. Pluralité des accusés. Ceux-ci ne doivent pas nécessairement relever d’une structure militaire, politique ou administrative, comme le montrent clairement l’affaire du lynchage d’Essen et l’affaire Kurt Goebell.

    ii. Existence d’un projet, dessein ou objectif commun qui consiste à commettre un des crimes visés dans le Statut ou en implique la perpétration. Ce projet, dessein ou objectif ne doit pas nécessairement avoir été élaboré ou formulé au préalable. Le projet ou objectif commun peut se concrétiser de manière inopinée et se déduire du fait que plusieurs individus agissent de concert en vue de mettre à exécution une entreprise criminelle commune.

    iii. Participation de l’accusé au dessein commun impliquant la perpétration de l’un des crimes prévus au Statut. Cette participation n’implique pas nécessairement la consommation d’un des crimes spécifiques repris dans les dispositions du Statut (meurtre, extermination, torture, viol, etc.) mais peut prendre la forme d’une assistance ou d’une contribution en vue de la réalisation du projet ou objectif commun41.

  32. S’agissant de la mens rea, la Chambre d’appel a considéré qu’elle varie en fonction de la catégorie dont relève le dessein commun en question :

    - Pour la première catégorie d’affaires, l’élément requis est l’intention de commettre un crime précis (cette intention étant partagée par l’ensemble des coauteurs).

    - Pour la deuxième catégorie – qui, comme on l’a vu ci-dessus, constitue une variante de la première – il faut que l’accusé ait eu personnellement connaissance du système de mauvais traitements (que cela soit prouvé par un témoignage précis ou déduit des pouvoirs que détenait l’accusé), et qu’il ait eu l’intention de contribuer à ce système concerté de mauvais traitements.

    - Pour la troisième catégorie, l’élément requis est l’intention de participer et de contribuer à l’activité criminelle ou au dessein criminel d’un groupe et de contribuer à l’entreprise criminelle commune ou, en tout état de cause, à la consommation d’un crime par le groupe. Par ailleurs, la responsabilité pour un crime autre que celui envisagé dans le projet commun ne s’applique que si, dans les circonstances de l’espèce, i) il était prévisible qu’un tel crime soit susceptible d’être commis par l’un ou l’autre des membres du groupe, et ii) l’accusé a délibérément pris ce risque42).

    2. Différences entre la participation à l’entreprise criminelle commune comme coauteur et la complicité

  33. Dans le même Arrêt Tadic, la Chambre d’appel fait une nette distinction entre, d’une part, un acte commis en vue de réaliser l'objectif ou dessein commun de commettre un crime et, d’autre part, le fait d’aider ou d’encourager la perpétration d’un crime.

    i) La personne qui aide ou encourage est toujours le complice d’un crime commis par une autre personne, qualifiée d’auteur principal.

    ii) Dans le cas du complice, il n’est pas nécessaire de prouver l’existence d’un projet concerté et, a fortiori, la formulation préalable d’un tel plan. Aucun projet ou accord n’est nécessaire ; d’ailleurs, il peut arriver que l’auteur principal ne sache rien de la contribution apportée par son complice.

    iii) Le complice commet des actes qui visent spécifiquement à aider, encourager ou fournir un soutien moral en vue de la perpétration d’un crime spécifique (meurtre, extermination, viol, torture, destruction arbitraire de biens civils, etc.), et ce soutien a un effet important sur la perpétration du crime. En revanche, dans le cas d’actes commis en vertu d’un objectif ou dessein commun, il suffit que la personne qui y participe commette des actes qui visent d’une manière ou d’une autre à contribuer au projet ou objectif commun.

    iv) S’agissant de la complicité (aiding and abetting), l’élément moral requis est le fait de savoir que les actes commis par la personne qui aide et encourage favorisent la perpétration d’un crime spécifique par l’auteur principal. Par contre, cela ne suffit pas lorsqu’il existe un objectif ou dessein commun tel qu'exposé ci-dessus : il faut que soit avérée l’intention de perpétrer le crime ou l’intention de réaliser le dessein criminel commun à laquelle vient s’ajouter la possibilité pour le coauteur de prévoir que des crimes qui n’étaient pas envisagés dans l’objectif criminel commun étaient susceptibles d’être commis43.

    III. APPEL DE KRNOJELAC

  34. Comme indiqué précédemment, et compte tenu de l’application des critères d’examen en appel, la Chambre d’appel n’analysera sur le fond que les deuxième et cinquième motif d’appel présentés par Krnojelac à l’appui de son appel.

    A. Deuxième motif d’appel de Krnojelac : complicité de persécution (emprisonnement et conditions de vie)

  35. Krnojelac demande à la Chambre d’appel d’infirmer la déclaration de culpabilité prononcée par la Chambre de première instance pour persécutions (emprisonnement et actes inhumains à raison des conditions de vie imposées aux détenus civils non serbes), un crime contre l’humanité44. Il articule son argumentation autour de trois moyens principaux, présentés comme des erreurs de droit. Il reproche en effet à la Chambre de première instance de l’avoir considéré comme complice du crime de persécution à raison de l’emprisonnement 1) sans préciser sur quels actes ou omissions se fonde cette conclusion, ni en quoi il avait joué un rôle important dans la commission des crimes en question par les auteurs principaux, 2) en n’établissant pas sans équivoque qu’il savait que par ses actes ou omissions il contribuait largement au crime sous-jacent commis par les auteurs principaux (emprisonnement comme persécution) et qu’il connaissait l’intention discriminatoire de leurs auteurs, et 3) en n’exigeant pas d’un complice du crime de persécutions qu’il partage l’intention discriminatoire du ou des auteurs de l’infraction. Krnojelac a formulé les mêmes allégations d’erreur de droit s’agissant de sa condamnation comme complice du crime de persécution à raison des conditions de vie. La Chambre d’appel examinera séparément la première allégation au regard de chacun des deux crimes sous-jacents au crime de persécution (emprisonnement et conditions de vie ). Elle procèdera de même s’agissant de la seconde allégation. Puis la Chambre d’appel examinera la troisième allégation d’erreur de droit, sans qu’il soit nécessaire sur ce point de distinguer entre les deux crimes sous-jacents.

    1. Premier moyen : les actes ou omissions de Krnojelac et leur importance pour la commission du crime de persécution à raison de l’emprisonnement et des conditions de vie

  36. Krnojelac affirme que la Chambre de première instance a commis une erreur de droit en le déclarant coupable de complicité de persécutions à raison de l’emprisonnement des détenus civils non serbes et des conditions de vie imposées à ces derniers sans préciser en quoi il avait contribué de façon importante à la commission de ces crimes par leurs auteurs principaux.

  37. La Chambre d’appel examinera le bien-fondé de ce moyen dans un premier temps au regard de l’emprisonnement et dans un second temps au regard des conditions de vie. La Chambre d’appel analyse ce moyen comme une allégation d’insuffisante motivation touchant à l’actus reus de la complicité. Elle rappelle à titre liminaire que le complice doit par ses actes ou omissions apporter à l’auteur principal du crime une aide, un encouragement ou un soutien moral ayant un effet important sur la perpétration du crime45.

    a) L’emprisonnement

  38. D’après Krnojelac, la Chambre de première instance a uniquement établi sa présence sur les lieux du crime. Or, il est indiqué dans le Jugement que cette présence ne saurait, à elle seule, constituer une complicité46. Selon Krnojelac, la Chambre de première instance a omis de préciser de façon claire et sans équivoque par quels actes et omissions concrets il avait largement favorisé la perpétration du crime de persécution à raison de l’emprisonnement. Le Procureur répond qu’au contraire, la Chambre de première instance a soigneusement analysé les fonctions exercées par Krnojelac, en sa qualité de directeur de prison et a clairement observé que, dans l’exercice de ses fonctions, il avait aidé les auteurs principaux des crimes à maintenir un système illégal. Le Procureur soutient en outre que Krnojelac n’a pas démontré que cette constatation était déraisonnable47. Le Procureur fait également valoir que la Chambre de première instance pouvait, en droit, conclure que Krnojelac s’était rendu complice du crime par omission, faute par exemple de l’avoir empêché, si cette omission avait eu un effet direct et important sur la perpétration du crime48.

  39. La Chambre d’appel relève que la lecture du Jugement dément l’affirmation de Krnojelac selon laquelle la Chambre de première instance n’aurait pas précisé par quels actes ou omissions il aurait apporté aux auteurs principaux du crime de persécution à raison de l’emprisonnement des détenus civils non serbes une aide, un encouragement ou un soutien moral ayant un effet important sur la perpétration du crime par ces derniers. La Chambre d’appel relève en particulier que la Chambre de première instance a, dans le chapitre du Jugement consacré à la place occupée par Krnojelac en tant que directeur de prison, conclu qu’il « occupait le poste de directeur […] au sens général du terme »49 et a expliqué que le « poste de directeur de prison, au sens ordinaire du terme, implique forcément un contrôle sur toutes les affaires carcérales »50. La Chambre de première instance a en outre conclu que Krnojelac avait librement accepté ce poste et n’en avait démissionné qu’en juin 199351. La Chambre de première instance a analysé plus en détail la nature de ses fonctions de directeur aux paragraphes 102 à 107 du Jugement. Elle s’est dite convaincue que le contrat de bail signé par Krnojelac ne portait que sur l’utilisation par l’armée, des biens du KP Dom, et que Krnojelac a conservé tous les pouvoirs que conférait le poste de directeur de la prison avant le conflit, y compris les mesures prises pour éviter les évasions et la supervision de l’approvisionnement du camp52.

  40. La Chambre d’appel constate que la Chambre de première instance n’a pas repris les conclusions qui précèdent dans la partie du Jugement consacrée à la responsabilité de Krnojelac au titre des persécutions à raison de l’emprisonnement. La Chambre d’appel note que la Chambre de première instance a cependant conclu dans cette dernière partie que Krnojelac était la plus haute autorité au KP Dom53 et qu’il avait permis la détention de civils tout en sachant qu’elle était illégale 54. La Chambre de première instance a également rappelé sa conclusion selon laquelle Krnojelac avait accepté de son plein gré le poste de directeur et qu’il aurait pu refuser ce poste ou en démissionner, mais qu’il avait choisi de ne pas le faire55. La Chambre de première instance a également jugé que Krnojelac savait que ses actes et omissions contribuaient au maintien de ce système illégal d’emprisonnement par les auteurs principaux56. Ce faisant, de l’avis de la Chambre d’appel, la Chambre de première instance s’est implicitement référée à ses conclusions du chapitre précédent du jugement décrivant les actes de Krnojelac.

  41. La Chambre d’appel rejette en conséquence la première branche du moyen tiré du défaut de motivation invoqué par Krnojelac s’agissant de la détermination de ses actes ou omissions ayant largement concouru à la perpétration du crime sous- jacent d’emprisonnement.

    b) Les conditions de vie

  42. Krnojelac soutient tout d’abord que la Chambre de première instance n’a pas précisé sur la base de quelles omissions et quels actes concrets elle avait conclu qu’il avait favorisé les persécutions à raison des conditions de vie au KP Dom. Il soutient également que la Chambre de première instance n’a établi ni la part qu’il avait prise aux persécutions, ni son importance57. Le Procureur répond tout d’abord que cette affirmation est dépourvue de tout fondement. Il ajoute que la Chambre de première instance a conclu que Krnojelac avait pris part aux persécutions 1) en exerçant ses fonctions de directeur de prison, la plus haute autorité au KP Dom, et 2) en s’abstenant de prendre les mesures qu’appelaient les infractions qui, à sa connaissance, étaient commises contre les détenus sous son contrôle, et en encourageant ainsi les auteurs principaux58. Krnojelac avance ensuite que la Chambre de première instance n’a pas précisé la part qu’il aurait prise à « la création de telles conditions de vie »59, ce à quoi le Procureur répond qu’un complice ne doit pas obligatoirement avoir pris une part dans la création d’un système60.

  43. La Chambre d’appel considère tout d’abord qu’il n’était pas nécessaire pour le Procureur de prouver que Krnojelac avait été à l’origine de la création des conditions de vie imposées aux détenus non serbes pour établir sa responsabilité comme complice des auteurs principaux de la mise en place et du maintien de ces conditions. Il suffisait que Krnojelac ait consciemment et largement contribué au maintien de ces conditions de vie. La Chambre d’appel relève ensuite que la Chambre de première instance a conclu que Krnojelac savait dans quelles conditions les prisonniers non serbes étaient détenus et les effets qu’avaient ces conditions sur leur santé physique et mentale61, qu’il connaissait en outre l’intention des auteurs principaux, gardiens et autorités militaires, et qu’il savait qu’en ne prenant pas, en sa qualité de directeur, de mesures en conséquence, il avait encouragé les auteurs principaux à maintenir ces conditions et largement contribué de ce fait à leur maintien62. La Chambre d’appel constate en conséquence que la Chambre de première instance a bien, contrairement aux affirmations de Krnojelac, caractérisé l’omission sous-tendant sa condamnation comme complice des auteurs des conditions de vie inhumaines imposées aux détenus non serbes.

  44. La Chambre d’appel rejette en conséquence la seconde branche du moyen tiré du défaut de motivation invoqué par Krnojelac s’agissant de la détermination des actes ou omissions de son fait ayant largement concouru au maintien des conditions de vie. La Chambre d’appel examine à présent le deuxième moyen de ce motif d’appel.

    2. Deuxième moyen : la connaissance par Krnojelac de ce que par ses actes ou omissions il contribuait largement aux crimes sous-jacents commis par les auteurs principaux (persécutions à raison de l’emprisonnement et des conditions de vie) ainsi que de l’intention discriminatoire de leurs auteurs

  45. Contrairement au moyen précédent ce moyen concerne la mens rea et non l’actus reus de la complicité de persécution. De même, la Chambre d’appel considère qu’il relève davantage d’une allégation d’erreur de fait que d’une erreur de droit. La Chambre d’appel examinera successivement les deux branches de ce second moyen, à savoir, dans un premier temps celle relative à l’emprisonnement puis dans un second temps celle relative aux conditions de vie.

    a) L’emprisonnement

  46. Krnojelac soutient en effet que la Chambre de première instance n’a pas établi sans équivoque qu’il savait que par ses actes ou omissions il concourait largement à la perpétration du crime d’emprisonnement par ses auteurs et que ces derniers poursuivaient un but discriminatoire63.

  47. La Chambre d’appel relève en premier lieu que la Chambre de première instance a conclu que Krnojelac savait que ses actes et omissions contribuaient au système d’emprisonnement illégal en place au KP Dom64. La Chambre d’appel relève en second lieu que la Chambre de première instance a conclu que Krnojelac avait librement accepté le poste de directeur du KP Dom en sachant pertinemment que des civils non serbes y étaient détenus illégalement en raison de leur origine ethnique. La Chambre de première instance a indiqué qu’à son arrivée à la prison, Krnojelac avait demandé qui y était détenu, et pour quelles raisons, et qu’il lui avait été répondu que les prisonniers étaient musulmans et se trouvaient là à ce titre. Elle a en outre précisé que Krnojelac savait qu’aucune des procédures en vigueur instituées pour les personnes détenues légalement n’était suivie au KP Dom65. La Chambre d’appel rappelle que la Chambre de première instance est, a priori, mieux placée qu’elle pour juger de la valeur probante des éléments de preuve présentés au procès66. En l’espèce, Krnojelac ne s’efforce pas de démontrer que les conclusions factuelles en question étaient déraisonnables. La Chambre d’appel rejette en conséquence les arguments allégués.

    b) Les conditions de vie

  48. La Chambre d’appel relève premièrement que la Chambre de première instance a précisé qu’un certain nombre de détenus ont déclaré avoir rencontré Krnojelac, et lui avoir fait part de leurs souffrances et que, par ailleurs, Krnojelac a reconnu qu’il rencontrait couramment les prisonniers, et a confirmé qu’au cours de ces conversations, ceux-ci parlaient de leurs conditions de vie au KP Dom67. La Chambre d’appel rappelle que le Jugement contient par ailleurs de nombreuses conclusions factuelles quant au détail des dites conditions de vie imposées aux détenus non serbes. La Chambre d’appel relève deuxièmement que la Chambre de première instance a conclu expressément qu’il était manifeste pour Krnojelac, comme cela aurait été pour toute autre personne présente au KP Dom, que l’inégalité de traitement entre les détenus serbes et non serbes était délibérée, et qu’elle résultait de la volonté des auteurs principaux d’opérer à l’encontre des détenus non serbes une discrimination pour des motifs religieux et politiques68. La Chambre d’appel constate que Krnojelac ne s’efforce pas de démontrer en quoi lesdites conclusions de la Chambre de première instance seraient déraisonnables. La Chambre d’appel rejette en conséquence les arguments sur ce point.

    3. Troisième moyen : La mens rea du complice d’un acte de persécution

  49. La Chambre d’appel examine à présent le troisième moyen du second motif d’appel de Krnojelac. Il s’agit de l’erreur de droit alléguée par Krnojelac qui pose la question de savoir s’il suffit pour établir la mens rea du complice d’un acte de persécution de démontrer que l’intéressé a apporté volontairement son aide ou encouragement à l’auteur principal en sachant que ce dernier poursuivait une intention discriminatoire ou s’il faut également démontrer que le complice était lui aussi animé d’une telle intention.

  50. Krnojelac soutient que pour le crime de persécution, le complice doit partager l’intention coupable, discriminatoire, des auteurs principaux69, et qu’il n’a pas été établi que lui-même partageait une telle intention70. Le Procureur conteste le bien-fondé de ce critère et estime qu’il convient d’appliquer celui dégagé par la Chambre de première instance : à savoir que le complice doit savoir que l’auteur principal a l’intention de commettre les crimes et, ce faisant, d’exercer une discrimination71. Le Procureur soutient, à titre subsidiaire, que si le moyen soulevé par Krnojelac devait être retenu, la Chambre d’appel devrait remplacer la déclaration de culpabilité prononcée sur la base du chef 1 de l’acte d’accusation (persécutions à raison de l’emprisonnement) par une autre (pour emprisonnement en tant que crime contre l’humanité ) sur la base du chef 1172.

  51. La Chambre d’appel rappelle la distinction relative à l’élément intentionnel requis entre complicité et coaction. S’agissant de la complicité, l’élément moral requis est le fait de savoir que les actes commis par la personne qui aide et encourage favorisent la perpétration d’un crime spécifique par l’auteur principal. S’agissant du coauteur, il faut que soit avérée l’intention de perpétrer le crime ou l’intention de réaliser le dessein criminel commun73. La Chambre d’appel rappelle également que, dans l’Arrêt Aleksovski, elle a considéré, en s’appuyant sur le Jugement Furundzija, que « s’il n’est pas nécessaire de démontrer que le complice partageait la mens rea de l’auteur principal, il est en revanche nécessaire de démontrer ?...g que le complice était conscient des éléments essentiels du crime qui allait être en définitive commis par l’auteur ».74 La Chambre d’appel a également déclaré que « le complice doit avoir conscience des éléments essentiels du crime commis par l'auteur principal (y compris sa mens rea spécifique) ». La Chambre d’appel constate qu’aucune raison impérieuse n’a été avancée qui justifierait de modifier cette jurisprudence en l’espèce75.

  52. De l’avis de la Chambre d’appel, le complice de persécutions, infraction comportant un dol spécial, doit non seulement avoir connaissance du crime dont il facilite la perpétration, mais doit aussi être conscient de l’intention discriminatoire des auteurs de ce crime. Il ne doit pas nécessairement partager cette intention, mais doit être conscient du contexte discriminatoire dans lequel le crime va être commis et savoir que son soutien ou ses encouragements ont un effet important sur sa perpétration. La Chambre d’appel constate qu’il s’agit précisément du critère appliqué par la Chambre de première instance en l’espèce aux paragraphes 489 et 490 du Jugement. La Chambre d’appel constate que le troisième moyen du second motif d’appel de Krnojelac est donc également mal fondé.

  53. La Chambre d’appel rejette en conséquence ce deuxième motif d’appel.

    B. Cinquième motif d’appel de Krnojelac : responsabilité du supérieur hiérarchique pour les sévices infligés à l’encontre de détenus

  54. Krnojelac soutient que la Chambre de première instance a eu tort de le déclarer coupable en tant que supérieur hiérarchique, au sens de l’article 7 3) du Statut, d’actes inhumains et de traitements cruels à raison des sévices commis76. Il demande à la Chambre d’appel d’annuler les déclarations de culpabilité prononcées sur la base des chefs 5 et 7 de l’Acte d’accusation77.

  55. D’une manière générale, Krnojelac soutient que la Chambre de première instance a eu tort de conclure qu’il savait que des sévices étaient infligés aux détenus. Il conteste les trois principaux éléments de preuve sur lesquels la Chambre de première instance s’est appuyée pour déterminer s’il avait la connaissance requise, tels que présentés ci-après. La Chambre d’appel remarque que la Défense avance un certain nombre d’arguments, parmi lesquels figurent des allégations de contradictions ou d’erreurs dans le raisonnement de la Chambre de première instance s’agissant de ces trois éléments de preuve. Il est à noter que conformément aux critères applicables à l’examen des erreurs en appel78, la Chambre d’appel traitera uniquement les arguments satisfaisant à la charge de la preuve en appel et non ceux visant à simplement contredire les conclusions de la Chambre de première instance.

    1. Les sévices infligés à Ekrem Zekovic

  56. La Défense conteste le paragraphe 309 du Jugement dans lequel la Chambre de première instance n’a pas considéré comme crédible l’affirmation de Krnojelac selon laquelle il nie avoir assisté aux sévices ou avoir vu une quelconque marque ou indication qui aurait pu l’amener à la conclusion que Zekovic avait pu être battu. La Défense conteste en particulier la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle  :

    […] l’Accusé était intervenu pour mettre un terme aux sévices que l’un des gardiens du KP Dom infligeait à Zekovic. Le gardien en question, Milenko Burilo, a continué de s’en prendre à Zekovic tandis que l’Accusé l’emmenait. A un moment donné, Burilo a projeté contre le mur Zekovic, qui a perdu connaissance. La Chambre ne voit dans les propos de l’Accusé aucune raison de douter que Zekovic ait dit la vérité79.

    La Défense fait valoir en substance que « la Chambre de première instance a établi que ces faits s’étaient produits le 8 ou le 9 juillet 1993, c’est-à-dire à une date à laquelle [Krnojelac] n’était plus le directeur du KP Dom, même officiellement  »80. Elle affirme que la responsabilité de Krnojelac en tant que supérieur hiérarchique ne pouvait donc être engagée81.

  57. Contrairement à ce qu’affirme la Défense, la Chambre d’appel ne voit aucune contradiction ou incohérence dans les conclusions de la Chambre de première instance. Cette dernière a indiqué au paragraphe 96 du Jugement que, « [d](e son propre aveu, [Krnojelac] a été directeur du KP Dom du 18 avril 1992 jusqu’à la fin juillet 1993 ». Elle a en outre précisé que, « [d](ans sa déposition, [Krnojelac] a déclaré avoir cessé de travailler au KP Dom à la fin de juillet 1993 »82. Les sévices commis à l’encontre de Zekovic ayant eu lieu le 9 juillet 1993, soit plusieurs semaines avant son départ en tant que directeur de la prison, il n’est pas déraisonnable pour la Chambre de première instance de considérer que Krnojelac était directeur de la prison au moment des faits.

    2. Krnojelac était informé de l’existence de sévices

  58. La Défense soutient que la Chambre de première instance s’est fondée à tort, au paragraphe 310 du Jugement, sur le fait que plusieurs détenus avaient informé Krnojelac des sévices infligés pour conclure qu’il en avait connaissance83. Elle fait valoir qu’« [i](l est logique de penser que les détenus n’ont pas nécessairement dit la vérité à [Krnojelac], ou que celui-ci n’était pas forcé d’accepter leurs affirmations sans réserve ni doute […] [En outre,] [a](ucun élément fiable n’a montré la crédibilité de ces allégations et la Défense est d’avis que la Chambre de première instance ne peut les considérer comme une preuve que l’Accusé avait été mis au courant des sévices pratiqués  »84. De plus, la Défense fait valoir que les exemples cités concernant les prétendus bruits, dénotant les sévices, rapportés à Krnojelac, remontent à la période à laquelle Krnojelac venait tout juste de commencer à travailler au KP Dom.

  59. Selon la Chambre d’appel, la question que devait résoudre la Chambre de première instance n’était pas celle de savoir si ce qui était rapporté à Krnojelac était effectivement vrai mais si les informations que lui fournissaient les détenus étaient suffisantes pour constituer « des informations alarmantes » lui faisant obligation en tant que supérieur hiérarchique, de mener une enquête ou de se renseigner. En l’espèce, la Défense n’a pas démontré que la conclusion de la Chambre de première instance sur ce point est déraisonnable. En outre, le fait que Krnojelac venait tout juste de commencer à travailler au KP Dom n’est raisonnablement pas un élément atténuant son devoir d’enquête et sa responsabilité.

    3. Des traces de sévices visibles sur les détenus

  60. La Défense fait valoir les incohérences suivantes :

    - la Chambre de première instance elle-même a jugé que certains détenus portaient déjà des traces de coups à leur arrivée au KP Dom, et c’est donc à tort qu’elle en a conclu que Krnojelac savait forcément que les détenus étaient battus dans le camp pour cette raison85 ;

    - qu’un grand nombre de témoins à charge ont indiqué que les sévices avaient généralement et presque exclusivement été pratiqués le soir lorsque, d’après leur déposition, Krnojelac ne se trouvait pas au KP Dom86  ;

  61. S’agissant de la première allégation, la Chambre d’appel est d’avis qu’elle ne prouve nullement que la conclusion de la Chambre de première instance figurant au paragraphe 311 du Jugement est entachée d’erreur. La Chambre d’appel rappelle la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle « les conséquences des sévices pour les détenus, les difficultés que certains avaient à marcher et les douleurs qu’ils ressentaient suite aux sévices endurés n’ont pu échapper à personne »87. Le fait que certains détenus avaient des blessures en arrivant ne rend pas déraisonnable la conclusion de la Chambre de première instance.

  62. Concernant la seconde allégation, la Chambre d’appel rappelle que ce qui est important, c’est ce que Krnojelac voyait quand il était au KP Dom. Or, il n’est pas déraisonnable pour une Chambre de première instance de considérer que Krnojelac disposait de suffisamment d’informations pour être averti que des sévices étaient commis et que les gardiens du KP Dom étaient impliqués dans la commission de ces sévices88.

  63. Ce motif d’appel doit donc être rejeté.

    IV. APPEL DU PROCUREUR

    A. Premier motif d’appel du Procureur : la définition de la participation à une entreprise criminelle commune et son application à l’espèce

  64. Le premier motif d’appel soulevé par le Procureur allègue des erreurs de droit dans la définition par la Chambre de Première instance des éléments constitutifs de la participation à une entreprise criminelle commune89 ainsi que dans l’application de cette définition aux faits de l’espèce. Selon le Procureur une application correcte de la définition de l’entreprise criminelle commune aurait conduit à retenir la responsabilité de Krnojelac comme coauteur et non comme complice des crimes de persécution (emprisonnement et actes inhumains) et de traitements cruels (conditions de vie) sur la base des chefs 1 et 15 de l’acte d’accusation. Le Procureur sollicite la modification en conséquence de la condamnation et l’augmentation de la peine prononcée90.

    1. Les prétendues erreurs de droits relatives à la définition de la participation à une entreprise criminelle commune

  65. Le Procureur se fonde sur la définition de la participation à une entreprise criminelle commune comme une forme de « commission » au sens de l’article 7 1) du Statut telle qu’elle résulte de l’Arrêt Tadic. Il fait valoir que cette conclusion a été reprise dans les Jugements Krstic et Kvocka91, tout en concédant l’existence de certaines décisions de première instance qui s’en écartent92. Selon le Procureur, la « commission » d’un crime au sens de l’article 7 1) du Statut s’entend non seulement de la commission directe des différents éléments constitutifs du crime par l’accusé, mais encore de la commission avec d’autres comme coauteur, à travers la participation à une entreprise criminelle commune93.

  66. Le Procureur soutient que la Chambre de première instance a commis quatre erreurs de droit en définissant les éléments de la responsabilité découlant de la participation à une entreprise criminelle commune.

    a) Identification d’une troisième catégorie de « participants »

  67. Le Procureur soutient que la Chambre de première instance a commis une erreur de droit en assimilant la responsabilité du participant à l’entreprise criminelle commune à une forme de coaction « accomplice liability » distincte de la commission du crime94. Selon le Procureur cette approche revient à distinguer trois formes de responsabilité : celle de l’auteur principal (« principal offender ») qui commet physiquement le crime ; celle du coauteur « accomplice » qui participe à l’entreprise criminelle commune sans le commettre physiquement, et le complice (« aider and abettor ») qui a conscience d’apporter sa contribution à l’entreprise criminelle sans en partager l’intention 95. Selon le Procureur, la distinction ainsi opérée entre l’auteur principal et le coauteur est contraire à l’Arrêt Tadic qui met sur le même plan ceux qui exécutent les éléments matériels du crime et ceux qui y contribuent de façon significative et en partagent l’intention 96. Le Procureur conteste également les conclusions de la Chambre de première instance aux paragraphes 75 et 77 du Jugement dont il ressort selon lui que la distinction entre les différents types de participants au crime ne serait pas nécessaire au regard de la détermination de la peine97.

  68. A l’appui de son argument, le Procureur se réfère au paragraphe 77 du Jugement, dont la partie pertinente se lit comme suit dans la version anglaise qui fait autorité :

    […] This Trial Chamber, moreover, does not, with respect, accept the validity of the distinction which Trial ChamberI has sought to draw between a co-perpetrator and an accomplice. This Trial Chamber prefers to follow the opinion of the Appeals Chamber in Tadic, that the liability of the participant in a joint criminal enterprise who was not the principal offender is that of an accomplice. For convenience, however, the Trial Chamber will adopt the expression “co-perpetrator” (as meaning a type of accomplice) when referring to a participant in a joint criminal enterprise who was not the principal offender98.

  69. Krnojelac répond que cet argument relève de la spéculation pure et simple dans la mesure où il n’a pas été déclaré coupable en tant que participant à une entreprise criminelle commune mais en tant que complice. Il ajoute, qu’à supposer valable les arguments théoriques avancés par le Procureur au sujet de l’entreprise criminelle commune, la preuve n’a pas été faite qu’il partageait l’intention des participants à l’entreprise criminelle commune, et qu’il devrait donc, si l’on suit le raisonnement du Procureur, être déclaré coupable comme coauteur99. A cet argument, le Procureur réplique que « cette question a été soulevée dans le but d’amener la Chambre d’appel à corriger une conclusion juridique erronée et ne se rapporte pas, au sens strict, au comportement de Krnojelac et aux crimes qui lui ont été imputés »100 .

  70. La Chambre d’appel considère que l’argument du Procureur pose la question du sens donné par la Chambre de première instance au terme accomplice. La Chambre d’appel relève tout d’abord que dans la jurisprudence du Tribunal, y compris dans un même arrêt, ce terme est employé en fonction du contexte dans des sens différents et peut décrire un coauteur (il est alors synonyme de  co-perpetrator) ou un complice (il est alors synonyme de  aider and abettor )101.

  71. La Chambre d’appel note que si la version française de l’Arrêt Tadic reflète fidèlement le sens donné en fonction du contexte par la Chambre d’appel au terme accomplice, tel n’est pas le cas dans la version française du Jugement dont appel. Ainsi, au paragraphe 77 du Jugement en français, et bien que la note de bas de page 230 de ce jugement précise qu’un accomplice  d’une entreprise criminelle commune est une personne qui partage l’intention d’exécuter cette entreprise et dont les actes facilitent la commission du crime convenu102, le terme  accomplice  a été traduit par « complice » au lieu de « coauteur  » dans le texte du paragraphe.

  72. La Chambre d’appel analyse maintenant la question de savoir si la Chambre de première instance a correctement utilisé les termes accomplice  et co- perpetrator, c’est-à-dire le terme de coauteur s’agissant des participants à une entreprise criminelle commune autre que l’auteur principal. La Chambre d’appel note que, ce faisant, la Chambre de première instance a repris la terminologie utilisée dans l’Arrêt Tadic. La Chambre de première instance a indiqué au paragraphe 77 du Jugement dont appel que «par commodité, la Chambre de première instance adoptera le terme « coauteur » (au sens de accomplice) lorsqu’elle parlera d’un participant à une entreprise criminelle commune qui n’était pas l’auteur principal. » La note de bas de page 230 vient ensuite préciser que l’accomplice  d’une entreprise criminelle commune est une personne qui partage l’intention d’exécuter cette entreprise et dont les actes facilitent la commission du crime convenu. La Chambre d’appel considère que la Chambre de première instance n’a donc pas commis d’erreur dans l’utilisation qu’elle a faite des termes accomplice ou co-perpetrator .

  73. La Chambre d’appel examine ensuite la question de savoir si la Chambre de première instance a commis une erreur de droit en considérant que la notion de « commission  » au sens de l’article 7 1) du Statut devait être réservée à l’auteur principal du crime. En effet, tout en considérant que « les agissements d’un participant à une entreprise criminelle commune qui n’était pas l’auteur principal sont nettement plus graves que ceux d’un simple complice de l’auteur principal »103, la Chambre de première instance a estimé que le terme « commis » ne s’appliquait pas au participant à l’entreprise criminelle commune qui n’a pas personnellement et physiquement commis le crime. Sur ce point, le passage pertinent du Jugement se trouve au paragraphe 73 et se lit comme suit dans la version anglaise qui fait autorité :

    [t]he Prosecution has sought to relate the criminal liability of a participant in a joint criminal enterprise who did not physically commit the relevant crime to the word “committed” in Article 7(1), but this would seem to be inconsistent with the Appeals Chamber’s description of such criminal liability as a form of accomplice liability [note de bas de page, renvoyant à l’Arrêt Tadic, par. 192] and with its definition of the word “committed” as “first and foremost the physical perpetration of a crime by the offender himself” [note de bas de page, renvoyant à l’Arrêt Tadic, par. 188]. For convenience, the Trial Chamber proposes to refer to the person who physically committed the relevant crime as the “principal offender”104.

    Contrairement à la Chambre de première instance, la Chambre d’appel ne considère pas que la thèse du Procureur soit en contradiction avec l’Arrêt Tadic. La Chambre d’appel relève que le paragraphe 188 de cet Arrêt partiellement cité par la Chambre de première instance se lit comme suit :

    Cette disposition [l’article 7 1) du Statut] couvre d’abord et avant tout la perpétration physique d’un crime par l’auteur lui-même, ou l’omission coupable d’un acte requis en vertu d’une règle de droit pénal. Toutefois, on considère que la perpétration 105 de l’un des crimes visés aux articles 2, 3 4 ou 5 du Statut peut aussi revêtir la forme d’une participation à la réalisation d’un dessein ou d’un but commun.

    La Chambre d’appel considère que la thèse du Procureur est justifiée et rappelle qu’elle a été confirmée depuis dans l’affaire Ojdanic. La Chambre d’appel considère en effet la participation à une entreprise criminelle commune comme une forme de « commission » visée à l’article 7 1) du Statut. Pour plus de précision sur ce point, la Chambre d’appel renvoie à la partie du présent Arrêt relative au rappel du droit applicable106.

  74. La Chambre d’appel considère toutefois que l’erreur de la Chambre de première instance n’est pas de nature à invalider le Jugement et constate que le Procureur demande uniquement à ce titre la correction d’une conclusion juridique erronée.

  75. La Chambre d’appel examine enfin l’argument du Procureur relatif aux conclusions de la Chambre de première instance aux paragraphes 75 et 77 du Jugement au sujet de la nécessité ou non de distinguer entre l’auteur principal du crime et les autres participants à l’entreprise criminelle commune quand à la détermination de la peine. La Chambre de première instance a considéré qu’une telle distinction n’est pas nécessaire pour déterminer la peine maximale encourue par chacun107. Elle a ensuite rappelé que la peine devait rendre compte de la gravité des actes quelle que soit la qualification retenue, tout en précisant qu’il était des circonstances où le participant à une entreprise criminelle commune pouvait mériter une peine plus lourde que l’auteur principal108. Elle a par ailleurs affirmé que les agissements d’un participant à l’entreprise criminelle commune étaient plus graves que celui d’un complice de l’auteur principal dans la mesure où le premier doit partager l’intention de l’auteur principal alors que le second a seulement besoin d’en être informé. La Chambre d’appel considère que le Procureur n’a pas démontré en quoi de telles conclusions seraient erronées.

    b) Réunion erronée des deux premières catégories d’entreprise criminelle commune

  76. L’erreur alléguée à ce titre recouvre deux griefs qui concernent le paragraphe 81 du Jugement. Le Procureur prétend tout d’abord que la Chambre de première instance a commis une erreur de droit en réunissant les deux premières catégories d’entreprise criminelle commune pour n’en faire qu’une109.

  77. Le paragraphe 81 du Jugement se lit comme suit :

    Une personne participe à une entreprise criminelle commune soit :

    i) en prenant directement part (en tant qu’auteur principal) à l’exécution110 du crime lui-même ;

    ii) en étant présente au moment des faits et (tout en sachant que le crime est sur le point ou en train d’être commis) en aidant ou encourageant intentionnellement un autre participant à l’entreprise criminelle commune à le perpétrer 111; ou

    iii) en apportant sciemment et de propos délibéré son concours à un système dans le cadre duquel le crime est commis du fait de son pouvoir ou de ses fonctions.

  78. Le Procureur soutient que cette formulation ne rend pas compte de tout l’éventail des agissements criminels envisagés dans la définition que donne l’Arrêt Tadic des deux premières catégories d’entreprise criminelle commune. Selon lui, la formulation du paragraphe 81 précité exige qu’un participant à l’entreprise criminelle commune absent au moment des faits appartienne à un système criminel. Si l’entreprise criminelle ne peut être qualifiée de système, il est impossible de mettre en cause la responsabilité d’une personne (un dirigeant politique, par exemple ) qui a joué un rôle important dans l’organisation et la planification d’une entreprise criminelle commune mais qui était absente pendant les faits. Le Procureur fait valoir que, selon l’Arrêt Tadic, deux des éléments de l’actus reus que suppose l’entreprise criminelle commune sont : 1) la pluralité des personnes et 2) un dessein criminel commun. L’existence d’un système n’a été envisagée qu’en relation avec la seconde forme d’entreprise criminelle commune dégagée à partir des affaires reposant sur un « système de mauvais traitements » et ne constitue pas une condition générale applicable aux autres formes d’entreprise criminelle commune.

  79. De manière générale, l’intimé conteste que la Chambre de première instance ait combiné ces deux formes de responsabilité. Il fait également valoir que la deuxième forme de responsabilité, celle liée à l’existence d’un système, est présentée par l’Arrêt Tadic comme une variante de la première, propre aux affaires des camps de concentration jugées après la Deuxième Guerre mondiale et ne doit pas être appliquée à d’autres affaires de camps de détention comme en l’espèce112. Le Procureur réplique que cet argument de la Défense est infondé et a été clairement rejeté dans le Jugement Kvocka s’agissant d’évènements survenus dans un camp de détention dans le cadre du conflit de l’ex-Yougoslavie113.

  80. La Chambre d’appel comprend que, aux paragraphes 80 et 81 du Jugement dont il est fait appel, la Chambre de première instance définit les formes élémentaires de l’entreprise criminelle commune114. La Chambre d’appel note qu’au paragraphe 80 du Jugement, la Chambre de première instance définit l’entente qui caractérise l’entreprise criminelle commune et qu’au paragraphe 81, elle énumère les comportements qui caractérisent selon elle les différentes formes de participation à l’entreprise criminelle commune. Par ailleurs, la Chambre d’appel comprend que la Chambre de première instance entend décrire par cette énumération l’ensemble des formes de participation à une entreprise criminelle commune. De l’avis de la Chambre d’appel, le grief avancé par le Procureur selon lequel la Chambre de première instance aurait artificiellement réuni les deux premières formes de participation à l’entreprise criminelle commune est infondé. En effet, les trois formes de participation envisagées par la Chambre sont à l’évidence alternatives compte tenu de l’utilisation du terme « soit » dans la phrase « Une personne participe à une entreprise criminelle commune soit : », et la Chambre de première instance de décrire en suite les différentes formes de participation.

  81. La Chambre d’appel examine à présent le second grief du Procureur relatif à l’utilisation par la Chambre de première instance de l’expression « en étant présent au moment des faits » dans la seconde forme de participation envisagée à l’alinéa ii). Conformément à sa jurisprudence dans l’Arrêt Tadic, la Chambre d’appel rappelle que dès lors que le participant à l’entreprise criminelle commune partage le dessein de cette entreprise, sa participation peut prendre la forme d’une assistance ou d’une contribution en vue de la réalisation du projet ou objectif commun. Il n’est pas nécessaire que l’intéressé commette physiquement et personnellement le ou les crimes visés par l’entreprise criminelle commune. La Chambre d’appel considère que la présence du participant à l’entreprise criminelle commune au moment de la commission du crime par l’auteur principal n’est pas davantage nécessaire pour retenir cette forme de responsabilité.

  82. La Chambre d’appel considère qu’il existe sur ce point une contradiction évidente dans le Jugement entre le texte de l’alinéa ii) du paragraphe 81 et celui de la note de bas de page 236 insérée dans le paragraphe suivant et qui se lit comme suit  :

    Décision relative à la forme du deuxième acte d’accusation modifié, 11 mai 2000. Dans cette décision, le participant direct à l’entreprise criminelle commune, c'est -à-dire la personne qui commet matériellement le crime, est considéré comme un coauteur et non comme un auteur. Etant donné l’ambiguïté créée autour du terme « coauteur  » par les arguments susmentionnés de l’Accusation, la Chambre de première instance préfère utiliser le terme d’auteur principal pour indiquer clairement que le crime est commis par la personne qui l’exécute matériellement et personnellement. Au paragraphe ii), la Chambre de première instance parle d’une personne présente au moment où une autre commet le crime. Cependant la présence au moment des faits n’est pas nécessaire. Une personne peut toujours être tenue responsable d’actes criminels perpétrés par d’autres en son absence – il suffit juste qu’elle passe un accord avec ces individus en vue de l’exécution d’un crime.115

    La lecture de la décision susvisée révèle l’énumération faite au paragraphe 81 du Jugement reprend dans son intégralité celle effectuée au paragraphe 15 de ladite décision à une différence près : la note de bas de page 24 insérée dans le point ii) de la décision précise que « la présence de cette personne lors de la perpétration du crime et le fait qu’elle soit disposée à apporter son aide si nécessaire suffisent à établir que celle-ci a encouragé l’autre participant à l’entreprise criminelle commune à commettre le crime ». Dans ce contexte, la Chambre d’appel est convaincue que la Chambre de première instance a voulu dans son Jugement rectifier l’énumération empruntée à sa décision du 11 mai 2000 en précisant que la présence du participant à l’entreprise criminelle commune au moment de la commission du crime par l’auteur principal n’est pas nécessaire. Cette clarification intervient dans une note de bas de page et semble contredire le corps du Jugement. Cependant, la Chambre d’appel est convaincue qu’il s’agit là d’une erreur de rédaction et non d’une erreur de droit. Le motif d’appel du Procureur est donc également rejeté sur ce point.

    c) L’étendue du partage d’intention et l’accord supplémentaire requis

  83. La première erreur de droit soulevée à ce titre par le Procureur est relative au paragraphe 83 du Jugement. Le Procureur soutient que la Chambre de première instance a commis une erreur de droit en exigeant, pour établir la forme élémentaire de l’entreprise criminelle commune, que le Procureur démontre que « tous les accusés et (s’il n’en fait ou n’en font pas partie) le ou les auteurs principaux partageaient la même intention coupable requise pour ce crime. » Selon le Procureur cette exigence ne résulte pas de la jurisprudence Tadic. Le Procureur ajoute qu’une telle approche pourrait rendre la notion d’entreprise criminelle commune superflue dans le contexte de la criminalité d’Etat116. Le Procureur illustre ce propos par l’exemple de hauts responsables politiques et militaires ayant planifié la destruction massive et à distance d’objectifs civils (hôpitaux, écoles) situés dans une zone particulière dans le but de démoraliser l’ennemi, sans que les militaires chargés de conduire ces attaques partagent le but en question ni aient même connaissance de la nature des objectifs en question. Dans un tel contexte, de l’avis du Procureur, la condition exigée par la Chambre de première instance ne permettrait pas d’appliquer la notion d’entreprise commune.

  84. La Chambre d’appel considère que, hormis le cas particulier de la forme élargie d’entreprise criminelle commune, la notion même d’entreprise criminelle commune117 suppose que ses participants autres que le ou les auteurs principaux des crimes commis dans ce cadre partagent avec ces derniers une intention criminelle commune. La Chambre d’appel constate que le Procureur n’avance pas d’argument en sens contraire et ne démontre pas en quoi cette exigence serait contraire à l’Arrêt Tadic comme il le prétend. La Chambre d’appel précise en particulier que l’exemple développé par le Procureur pour soutenir sa thèse sur ce point s’inscrit a priori davantage dans le cadre de la planification d’un crime prévu au Statut envisagée par l’article 7 1) que dans le cadre de l’entreprise criminelle commune.

  85. La seconde erreur de droit soulevée par le Procureur concerne l’exigence par la Chambre de première instance d’un accord entre le participant à l’entreprise commune autre que le ou les auteurs principaux et ces derniers en vue de commettre divers crimes participant de l’entreprise criminelle commune. Selon le Procureur, une telle exigence est incompatible avec le contexte d’un système de mauvais traitements tel que celui envisagé par l’Arrêt Tadic dans la deuxième catégorie d’affaires 118. Le Procureur considère que la personne qui est la plus haute autorité dans une structure où des détenus sont maltraités pour des raisons discriminatoires, qui est informée des crimes commis dans ce cadre, et de surcroît y contribue, ne peut pas être considérée comme un simple complice des crimes mais comme coauteur. Selon le Procureur, l’approche de la Chambre de première instance revient à nier la spécificité du système et à le décomposer en évènements indépendants avant de rechercher s’il existait pour chaque fait ou série de faits un accord, jamais plaidé et juridiquement superflu, entre les individus ayant physiquement commis les crimes et la personne investie de cette autorité. Le Procureur soutient qu’une fois que l’accusé se joint sciemment et délibérément à un système de mauvais traitements et y contribue de manière substantielle, l’  « accord » en question est soit subsumé sous l’adhésion au système dans son ensemble, y compris à son mode de fonctionnement et aux résultats obtenus, soit remplacé par cette adhésion, qui se déduit de la connaissance qu’il a du système de mauvais traitements et de l’intention de le maintenir.

  86. À cela Krnojelac répond que « pour que soient respectés les principes élémentaires de la justice internationale pénale, il faut apprécier précisément chaque infraction commise pendant la durée de vie de l’entreprise criminelle commune, car c’est là le seul moyen d’établir précisément la responsabilité pénale des personnes accusées  »119.

  87. La Chambre d’appel comprend que le Procureur pose en réalité les deux questions suivantes :

    - La Chambre de première instance a-t-elle commis une erreur de droit en compartimentant les différents types de crimes participant de l’entreprise criminelle commune ?

    - La Chambre de première instance a-t-elle commis une erreur de droit en exigeant la preuve d’un accord entre Krnojelac et les auteurs principaux des crimes en question  ?

    La Chambre d’appel examinera ces questions successivement.

    i) La Chambre de première instance a-t-elle commis une erreur de droit en compartimentant les différents types de crimes participant de l’entreprise criminelle commune  ?

  88. Le Procureur reproche à la Chambre de première instance d’avoir compartimenté en fonction des différentes catégories des crimes sous-tendant la qualification de persécution les comportements qu’il envisageait comme participant d’un système.

  89. La Chambre d’appel considère tout d’abord que, si elle est clairement inspirée des affaires de camps d’extermination et de concentration de la seconde guerre mondiale, la seconde catégorie d’affaires définie par l’Arrêt Tadic (ci-après «systémique ») peut s’appliquer à d’autres affaires que celles-ci, notamment dans le cadre des violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991. Même si les auteurs des faits jugés dans les affaires de camps de concentration précitées étaient pour la plupart membres d’organisations criminelles, la jurisprudence Tadic n’a pas considéré qu’une telle appartenance fût nécessaire pour retenir cette forme de participation à l’entreprise criminelle commune. Ce qui caractérise cette catégorie d’affaire, variante de la première, d’après l’Arrêt Tadic, c’est l’existence d’un système organisé visant à la réalisation d’un but criminel commun. S’agissant de l’intention requise, il faut que l’accusé ait eu personnellement connaissance du système en question (que cela soit prouvé par un témoignage précis ou déduit des pouvoirs que détenait l’accusé ), et qu’il ait eu l’intention de contribuer à ce système concerté. Le Procureur pouvait donc recourir à cette forme d’entreprise criminelle commune.

  90. La Chambre d’appel constate à la lecture du Jugement que le reproche de compartimentation semble bien refléter la démarche suivie par la Chambre de première instance. En effet, la Chambre d’appel constate que la Chambre de première instance a bien considéré que les auteurs principaux de l’emprisonnement illégal participaient à un « système  »120 mais ne s’est cependant plus référée expressément à la notion de système s’agissant de déterminer si Krnojelac partageait ou non le but commun aux auteurs de chacune des catégories de crimes sous-jacents visées dans l’Acte d’accusation. Afin d’apprécier s’il s’agit en l’espèce d’une erreur de droit, la Chambre d’appel va replacer cette démarche dans son contexte en examinant quelle était la thèse retenue par l’acte d’accusation.

  91. La Chambre d’appel relève que, en l’espèce, le Procureur a initialement envisagé la responsabilité de l’accusé dans le cadre d’une commission personnelle et physique des actes sous-jacents au crime de persécution, comme en témoigne le libellé du premier acte d’accusation121. Elle a ensuite dans son second acte d’accusation modifié envisagé pour la première fois la responsabilité de l’accusé comme ayant participé à l’exécution d’un plan commun comprenant la somme des actes sous-jacents au crime de persécution poursuivis.

  92. Le Procureur a ensuite, dans son Mémoire préalable au procès, eu recours aux différentes théories d’entreprise criminelle commune s’agissant de la responsabilité de l’accusé du chef de persécution. Il a tout d’abord eu recours à la première catégorie d’entreprise criminelle commune élémentaire envisagée par l’Arrêt Tadic, s’agissant de l’emprisonnement, des conditions de vie inhumaines, du travail forcé et des déportations, et ce à raison de la participation active aux crimes participant du but commun et l’omission de les prévenir ou d’y mettre un terme122. Le Procureur a ensuite eu recours à la théorie de l’entreprise criminelle commune systémique, à savoir « un système de répression »123, ainsi qu’à la théorie de l’entreprise criminelle élargie124.

  93. Cependant, la Chambre d’appel note que l’Acte d’accusation, pourtant postérieur au Mémoire préalable au procès du Procureur, reprend, s’agissant du chef de persécution, la théorie d’un but commun avec les gardiens et soldats ayant pénétré dans le camp. Ce but n’est autrement défini que par la somme des actes sous-jacents incriminés à savoir, emprisonnement, torture et sévices, homicides, travaux forcés, conditions inhumaines, déportations et expulsion. En effet, sur la base du chef 1 de l’Acte d’accusation, Milorad Krnojelac est poursuivi pour avoir, d’avril 1992 à août 1993, alors qu’il dirigeait le camp du KP Dom à Foca, agissant de concert avec les gardiens du KP Dom placés sous son commandement et dans un but commun avec les gardiens et soldats identifiés ailleurs dans ledit Acte d’accusation, persécuté des détenus civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, pour des raisons politiques, raciales ou religieuses. Le même acte d’accusation définit le plan commun comme comprenant :

    a) l’emprisonnement et l’incarcération routiniers et prolongés, au KP Dom, de civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, habitant la municipalité de Foca et ses environs ;

    b) des tortures et des sévices corporels répétés des civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, détenus au KP Dom ;

    c) nombre d’homicides de civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, détenus au KP Dom ;

    d) des travaux forcés prolongés et fréquents imposés aux civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, détenus au KP Dom ; et

    e) la mise en place et le maintien de conditions inhumaines imposées aux civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, emprisonnés au centre de détention du KP Dom.

    f) la déportation et l’expulsion de civils, Musulmans et autres non-Serbes, emprisonnés au centre de détention du KP Dom, vers le Monténégro et d’autres destinations inconnues.

  94. La Chambre d’appel constate que la Chambre de première instance a clairement suivi l’approche retenue dans l’Acte d’accusation en recherchant pour chacun de ces éléments du but commun allégué par le Procureur si Krnojelac partageait l’intention des auteurs principaux des crimes. Il s’agit de l’avis de la Chambre d’appel d’une approche qui correspond davantage à la première catégorie d’entreprise criminelle commune qu’à la seconde mais ne constitue pas une erreur de droit dans la mesure où le Procureur n’a pas assorti son recours à la théorie de l’entreprise criminelle commune systémique d’une définition plus adaptée du but commun125. La Chambre d’appel va maintenant examiner la seconde question soulevée par ce moyen d’appel.

    ii) La Chambre de première instance a-t-elle commis une erreur de droit en exigeant la preuve d’un accord entre Krnojelac et les auteurs principaux des crimes en question  ?

  95. La Chambre d’appel constate tout d’abord que, tel que l’allègue le Procureur, il ressort du Jugement que la Chambre de première instance a exigé la preuve d’un accord entre Krnojelac et les auteurs principaux des crimes s’agissant d’apprécier s’il pouvait être tenu personnellement responsable comme participant à l’entreprise criminelle commune. Ainsi, la Chambre de première instance a-t-elle considéré que le Procureur devait établir 1) l’existence d’un accord entre Krnojelac, les gardiens de la prison et les autorités militaires en vue de soumettre les détenus non serbes à des conditions inhumaines qui constituaient des actes inhumains et un traitement cruel et que chacun des participants à cette entreprise, y compris Krnojelac, partageait l’intention de commettre ce crime126  ; 2) l’existence d’un accord entre Krnojelac et les autres participants [gardiens et soldats] pour persécuter lesdits détenus en commettant les crimes sous-jacents établis, et le fait que les auteurs principaux et Krnojelac partageaient non seulement l’intention requise pour chacun des crimes sous-jacents, mais également l’intention de discriminer en les perpétrant127.

  96. La Chambre d’appel rappelle que s’agissant des crimes envisagés dans le cadre d’une entreprise criminelle commune systémique, l’intention des participants autres que les auteurs principaux suppose la connaissance personnelle du système de mauvais traitements (que cela soit prouvé par un témoignage précis ou déduit des pouvoirs que détenait l’accusé), et l’intention de contribuer à ce système concerté de mauvais traitements. Suivant ces critères, il s’agit moins de prouver l’existence d’un accord plus ou moins formel entre l’ensemble des participants que leur adhésion au système. Comme l’a rappelé la Chambre d’appel dans l’Arrêt Tadic, dans sa récapitulation de l’affaire de Belsen, l’assesseur a résumé et approuvé l’argument juridique du Procureur dans les termes suivants :

    L’argument de l’Accusation est que tous les accusés qui faisaient partie du personnel à Auschwitz savaient qu’un certain système y était appliqué et qu’un certain état d’esprit y régnait. En contribuant d’une manière ou d’une autre d’un commun accord à administrer le camp de manière brutale, toutes ces personnes ont adhéré à cet état d’esprit128.

  97. La Chambre d’appel considère que, s’agissant d’établir l’intention de participer à une entreprise criminelle commune systémique, la Chambre de première instance a été au-delà du critère posé par la Chambre d’appel dans l’affaire Tadic, en exigeant la preuve d’un accord portant sur la commission de chacun des crimes relevant du but commun. Dès lors qu’il résulte des conclusions de la Chambre de première instance que le système en place au KP Dom visait l’imposition aux détenus non serbes, dans un but discriminatoire, des conditions de vie inhumaines et des mauvais traitements la Chambre de première instance se devait de rechercher si Krnojelac avait connaissance de ce système et adhérait à ce dernier, sans qu’il soit nécessaire d’établir qu’il avait passé avec les gardiens et soldats auteurs principaux des crimes impliqués par ce système un accord en vue de leur commission. De l’avis de la Chambre d’appel, la portée de cette erreur dépend de la question de savoir si l’application du critère posé par l’arrêt Tadic, à savoir la détermination de l’intention à partir de la connaissance du système et de l’adhésion à ce dernier, au lieu du critère retenu par la Chambre de première instance exigeant l’accord susvisé, aurait conduit à engager la responsabilité pénale de Krnojelac comme coauteur et non comme simple complice. Si tel est bien le cas, il y a lieu de considérer que l’erreur en question a invalidé le jugement. Or, la Chambre d’appel constate que la seconde erreur alléguée par le Procureur porte précisément sur l’application aux faits du critère de l’intention par la Chambre de première instance. La réponse à cette deuxième question permettra de conclure par la même occasion sur la question de la portée de l’erreur de la Chambre de première instance. Cette seconde allégation d’erreur est examinée au point 2) de la sous-section B ci-après.

    2. L’application du droit aux faits de l’espèce

  98. La Chambre d’appel examinera dans un premier temps le moyen soulevé par le Procureur au regard du crime particulier de persécution à raison de l’emprisonnement des détenus non serbes au KP Dom, puis dans un second temps le moyen tiré de l’application erronée du critère de l’intention dans le cadre de la seconde catégorie d’entreprise criminelle commune.

    a) L’allégation de conclusion erronée de la Chambre de première instance concernant le crime d’emprisonnement

  99. Le Procureur soutient que la Chambre de première instance a commis une erreur de droit et/ou de fait en considérant, au moment d’examiner si Krnojelac savait que les détenus non serbes étaient emprisonnés illégalement et que ses actes ou omissions contribuaient au maintien de ce système illégal par les auteurs principaux, qu’il était possible que celui-ci se soit contenté d’exécuter des ordres sans partager l’intention criminelle de ceux qui les lui avaient donnés. De l’avis du Procureur, la Chambre de première instance a ainsi erronément assimilé l’intention criminelle au mobile, ce qui constitue de son point de vue une erreur de droit. Selon le Procureur, il y a intention dès lors que l’accusé est conscient de l’intention criminelle des autres coauteurs et, guidé par cette connaissance, concourt délibérément à ce dessein commun, et les mobiles de l’accusé sont à cet égard indifférents129. Le Procureur cite à l’appui de son argument le Jugement de la Chambre de première instance dans l’affaire Krstic. En tout état de cause, dans l’hypothèse où la conclusion de la Chambre de première instance serait considérée comme factuelle, le Procureur affirme qu’elle est infondée130. Krnojelac, pour sa part, estime que la Chambre de première instance n’a commis aucune erreur et ajoute que, si l’intention reste en droit un élément important, le mobile peut mettre en lumière l’intention131.

  100. La Chambre d’appel est d’accord avec le Procureur lorsqu’il affirme que l’intention criminelle partagée ne suppose pas, de la part du coauteur, un enthousiasme, une satisfaction personnelle ou une initiative personnelle en vue de contribuer à l’entreprise commune132.

  101. La Chambre d’appel se réfère au passage pertinent du Jugement qui se lit comme suit :

    La Chambre de première instance n’est pas convaincue non plus que l’Accusation ait établi que l’Accusé partageait l’intention d’emprisonner illégalement les détenus non serbes qu’impliquait l’entreprise criminelle commune. La Chambre a déjà conclu que l’Accusé savait que l’emprisonnement des détenus non serbes était illégal, et elle juge également qu’il savait que ses actes et omissions contribuaient au maintien de ce système illégal par les auteurs principaux. Elle n’est toutefois pas convaincue que la seule conclusion que l’on puisse raisonnablement en tirer est que l’Accusé partageait l’intention d’exécuter l’entreprise criminelle commune. En particulier, elle juge que l’Accusation n’a pas exclu la possibilité raisonnable que l’Accusé se soit contenté d’exécuter des ordres qui lui avaient été donnés par ceux qui l’ont nommé au poste de directeur du KP Dom, sans partager leur intention criminelle. Dans ces circonstances, la Chambre de première instance est d’avis qu’il convient de considérer le comportement criminel de l’Accusé comme celui d’un complice, au sens de l’article 7 1) du Statut, des auteurs principaux de l’entreprise criminelle commune visant à l’emprisonnement illégal des détenus non serbes. […]133.

  102. La Chambre d’appel rappelle que l’existence d’un mobile purement personnel n’est pas requise en droit international coutumier pour établir l’existence d’un crime contre l’humanité134. La Chambre d’appel rappelle également sa jurisprudence dans l’affaire Jelisic selon laquelle s’agissant de l’intention spécifique requise pour le crime de génocide « il est nécessaire de distinguer entre l’intention spécifique et le mobile. Le mobile personnel du génocidaire peut, par exemple, être la perspective d’un profit économique personnel, d’avantages politiques ou d’une certaine forme de pouvoir. L’existence d’un mobile personnel n’empêche pas que l’auteur soit également animé de l’intention spécifique de perpétrer un génocide »135. La Chambre d’appel est d’avis que cette distinction entre l’intention et le mobile s’impose également dans le cas des autres crimes visés au Statut.

  103. S’agissant de l’expression « l’Accusation n’a pas exclu la possibilité raisonnable que l’Accusé se soit contenté d’exécuter des ordres qui lui avaient été donnés par ceux qui l’ont nommé au poste de directeur du KP Dom, sans partager leur intention criminelle », utilisée en l’espèce par la Chambre de première instance, la Chambre d’appel ne l’interprète pas comme signifiant que la Chambre de première instance a confondu intention et mobile, ni estimé que l’existence d’un mobile tel que l’exécution d’un ordre serait en tant que telle exclusive de l’intention de participer à l’entreprise criminelle commune. De l’avis de la Chambre d’appel, la Chambre de première instance a considéré que cette intention n’était pas établie au-delà de tout doute raisonnable par le Procureur.

  104. La Chambre d’appel considère en conséquence que l’erreur de droit soulevée par le Procureur n’est pas établie. Elle examinera à présent s’il était déraisonnable pour la Chambre de première instance de conclure que l’intention n’était pas établie en l’espèce, dans le cadre de l’examen du moyen soulevé par le Procureur au regard de l’application aux faits de l’intention requise s’agissant de la seconde forme d’entreprise criminelle commune.

    b) L’application erronée du critère de l’intention dans le cadre de la seconde catégorie d’entreprise criminelle commune

  105. Le Procureur soutient que, vu les conclusions que la Chambre de première instance a elle-même tirées136, une application correcte du droit aux faits de l’espèce aurait dû conduire à déclarer Krnojelac coupable en tant que coauteur et non complice des crimes de persécutions (emprisonnement et actes inhumains) et traitements cruels (à raison des conditions de vie imposées ) poursuivis sur la base des chefs 1 et 15137. Le Procureur demande en conséquence à la Chambre d’appel de réviser le Jugement sur ce point. Selon le Procureur, selon les propres conclusions de la Chambre de première instance, les éléments suivants avaient été établis au-delà de tout doute raisonnable :

    - existence d’un système de détention illégale ;

    - cas multiples de sévices, d’actes inhumains et de traitements cruels commis dans ce système, tous dans l’intention de discriminer ;

    - position d’autorité de Krnojelac ;

    - connaissance qu’avait Krnojelac du système de détention illégale, des sévices, actes inhumains et traitements cruels, ainsi que de l’intention discriminatoire à l’origine de la commission de ces crimes (mauvais traitements) ;

    - intention de Krnojelac de faciliter la commission des crimes en tant que complice (implicite dans la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle il a aidé et encouragé les crimes en question138.

    De l’avis du Procureur, tous les éléments constitutifs de la seconde catégorie de responsabilité découlant de la participation à une entreprise criminelle commune identifiée dans l’Arrêt Tadic sont ainsi réunis dans les conclusions de la Chambre de première instance et il était déraisonnable de le considérer comme un simple complice139.

  106. Krnojelac répond que la Chambre de première instance n’a pas conclu qu’il disposait de pouvoirs suffisants pour avoir été l’un des participants à l’entreprise criminelle commune140. Il fait, en outre, valoir que si l’argument du Procureur devait être retenu, il n’existerait plus de différence entre complice et participant à l’entreprise criminelle commune141.

  107. La Chambre d’appel prend tout d’abord en considération les conclusions de la Chambre de première instance s’agissant de la commission des crimes en question par leurs auteurs principaux, à savoir : 1) que des conditions de vie inhumaines constitutives d’actes inhumains et de traitements cruels avaient été imposées aux détenus non serbes du KP Dom avec l’intention de les discriminer pour des raisons politiques ou religieuses et, en conséquence, que le crime de persécution était établi142 ; 2) que les tortures, actes inhumains ou traitements cruels relevés aux paragraphes 5.15 et 5.23 de l’Acte d’accusation (pour ce qui est de FWS-03 uniquement) ont été inspirés par des raisons discriminatoires143 ; 3) que la privation de liberté des détenus non serbes du KP Dom constituait un emprisonnement au sens de l’article 5 e) du Statut.

  108. S’agissant de la détermination de l’intention de Krnojelac, la Chambre de première instance a conclu que Krnojelac ne partageait pas l’intention de commettre, dans le cadre d’une entreprise criminelle commune, les crimes suivants :

    - Conditions de vie constitutives d’actes inhumains : aux motifs que le Procureur n’a établi ni que Krnojelac avait conclu un accord avec les gardiens de la prison et les autorités militaires en vue de soumettre les détenus non serbes à des conditions inhumaines qui constituaient des actes inhumains et un traitement cruel, ni qu’il avait l’intention d’imposer à ces détenus de telles conditions de vie inhumaines quand il était directeur du KP Dom144. La Chambre de première instance a cependant conclu que Krnojelac connaissait l’intention animant les auteurs principaux, gardiens et autorités militaires, des dites conditions de vie imposées aux détenus non serbes du KP Dom et qu’il savait qu’en ne prenant pas, en sa qualité de directeur, de mesures en conséquence, il a encouragé les auteurs principaux à maintenir ces conditions et contribué largement de ce fait à leur maintien. La Chambre de première instance a ainsi conclu que Krnojelac était pénalement responsable, en tant que complice, d’actes inhumains et de traitements cruels pour avoir aidé et encouragé le maintien, au KP Dom, de conditions de vie inhumaines quand il dirigeait la prison.

    - Sévices et tortures : aux motifs qu’il n’existe aucun élément de preuve acceptable attestant que Krnojelac a participé à une entreprise commune consistant à infliger des sévices et des tortures aux détenus non serbes145. La Chambre de première instance a toutefois considéré que Krnojelac était au courant de la commission de sévices et tortures et que, en ne prenant aucune des mesures appropriées qu’il était tenu de prendre en sa qualité de chef, il a encouragé ses subordonnés à commettre de tels actes. La Chambre de première instance a ainsi conclu que la responsabilité de Krnojelac pour avoir aidé et encouragé les sévices était engagée, tout en considérant préférable, compte tenu de la nature de sa participation, de retenir sa responsabilité comme supérieur hiérarchique146.

    - Emprisonnement : La Chambre d’appel renvoie sur ce point à l’extrait du paragraphe 127 du Jugement précité ainsi qu’aux conclusions de la Chambre de première instance selon laquelle Krnojelac, de par ses fonctions de directeur de la prison, savait que les prisonniers non serbes étaient détenus illégalement et qu’il avait admis qu’il savait que des non-Serbes étaient détenus précisément parce qu’ils étaient non-Serbes, et qu’aucune des procédures instituées pour les personnes détenues légalement n’était suivie au KP Dom147.

  109. La Chambre d’appel va à présent établir si, au vu des conclusions factuelles de la Chambre de première instance et du critère applicable à la détermination de l’existence de l’intention requise d’un participant à un système dont le but commun visait à soumettre les détenus civils non serbes du KP Dom à des persécutions (à raison de leur emprisonnement et actes inhumains) et à des traitements cruels (à raison des conditions de vie imposées), aucun juge des faits n’aurait pu raisonnablement conclure que Krnojelac partageait l’intention des coauteurs de ces crimes.

  110. La Chambre de première instance a constaté que, de son propre aveu, Krnojelac a été directeur du KP Dom du 18 avril 1992 jusqu’à la fin juillet 1993 (soit 15 mois)148. Elle a conclu que c’est de son plein gré que Krnojelac avait exercé les fonctions de directeur par intérim puis de directeur jusqu’à son départ du KP Dom149  ; que Krnojelac avait conservé pendant cette période tous les pouvoirs que conférait le poste de directeur avant le conflit150. Il a été rappelé plus haut que la Chambre de première instance avait établi que Krnojelac, de par ses fonctions de directeur de la prison, savait que les prisonniers non serbes étaient détenus illégalement et qu’il avait admis qu’il savait que des non-Serbes étaient détenus précisément parce qu’ils étaient non-Serbes, et qu’aucune des procédures instituées pour les personnes détenues légalement n’était suivie au KP Dom. Il a également été établi qu’il connaissait l’intention animant les auteurs principaux, gardiens et autorités militaires, des dites conditions de vie imposées aux détenus non serbes du KP Dom et était au courant de la commission de sévices et tortures et que, en ne prenant aucune des mesures appropriées qu’il était tenu de prendre en sa qualité de chef, il a encouragé ses subordonnés à maintenir ces conditions et encouragé la commission de ces actes.

  111. La Chambre d’appel considère qu’un juge des faits aurait dû raisonnablement déduire des conclusions qui précèdent, s’agissant des fonctions exercées par Krnojelac, de la durée pendant laquelle il les avait exercées ainsi que de la connaissance qu’il avait du système en place et des crimes commis dans ce cadre et de leur caractère discriminatoire, qu’il avait adhéré à ce système et qu’il avait donc l’intention d’y contribuer. La même conclusion s’impose s’agissant de la question de savoir si ces conclusions auraient dû conduire un juge des faits à conclure raisonnablement que Krnojelac partageait l’intention discriminatoire des auteurs des crimes d’emprisonnement et actes inhumains151. Une telle intention doit en effet être établie comme l’a justement rappelé la Chambre de première instance pour retenir la responsabilité pénale de Krnojelac du chef de persécution à ce titre152.

  112. La Chambre d’appel fait en conséquence droit au motif d’appel du Procureur et infirme les conclusions de la Chambre de première instance selon lesquelles Krnojelac a été déclaré coupable en tant que complice et non coauteur des persécutions (emprisonnement et actes inhumains) et des traitements cruels (pour les conditions de vie imposées) reprochés aux chefs 1 et 15.

  113. La Chambre d’appel examine enfin la question de la portée de l’erreur de droit tenant à l’exigence par la Chambre de première instance de la preuve d’un accord entre Krnojelac et les auteurs principaux des crimes en vue de la commission de ces derniers. La Chambre d’appel avait laissé cette question en suspens, le temps de déterminer si l’application du critère Tadic au lieu d’exiger un tel accord aurait dû conduire à retenir la responsabilité de Krnojelac comme coauteur et non comme complice des faits pour lesquels sa responsabilité à été retenue sur le fondement de l’article 7 1) du Statut. Tel est bien le cas, ainsi que cela vient d’être démontré plus haut. En conséquence, la Chambre d’appel considère que l’erreur de droit commise par la Chambre de première instance était de nature à invalider le jugement. En conséquence, la Chambre d’appel déclare Krnojelac coupable des chefs 1 et 15 pour le crime de persécution (emprisonnement et actes inhumains) et traitements cruels (à raison des conditions de vie imposées) comme coauteur.

  114. Avant de traiter du second motif d’appel du Procureur la Chambre d’appel va examiner une autre question qui est indirectement soulevée par l’appel du Procureur. La Chambre d’appel a en effet considéré plus haut que l’approche adoptée par le Procureur pour définir le plan commun dans son Acte d’accusation relevait davantage de la première catégorie d’entreprise criminelle commune que de la seconde. La Chambre d’appel considère que la question de savoir quelle démarche paraît la plus appropriée pour rechercher si la responsabilité, à titre de coauteur ou de complice d’un participant à une entreprise criminelle commune « systémique » peut être retenue pour des crimes commis par les auteurs principaux dans un contexte tel que celui du KP Dom est d’intérêt général pour la jurisprudence du Tribunal ; elle va en conséquence l’examiner en se limitant à l’examen des actes poursuivis comme persécutions.

    3. Question d’intérêt général

  115. La Chambre d’appel rappelle, à titre liminaire, que c’est au Procureur de déterminer la théorie juridique qui lui apparaît la plus à même de démontrer que les faits qu’il entend soumettre à l’appréciation de la Chambre de première instance permettent d’établir la responsabilité de la personne poursuivie. Le Procureur peut à cette fin alléguer à titre cumulatif ou alternatif une ou plusieurs théories juridiques, à condition de le faire clairement, suffisamment tôt et en tous cas à temps, pour permettre à l’accusé de savoir ce qui lui est précisément reproché et de pouvoir organiser sa défense en conséquence.

  116. De l’avis de la Chambre d’appel, l’utilisation de la notion d’entreprise criminelle commune pour définir la responsabilité d’une personne à raison de crimes physiquement commis par d’autres suppose une définition stricte du but commun. Ce principe s’applique quelle que soit la catégorie d’entreprise commune alléguée. Il convient également d’identifier aussi précisément que possible quels sont les auteurs principaux des actes participant du but commun (autorités civiles et militaires et/ou gardes et militaires présents au KP Dom) ou qui en constituent la conséquence prévisible.

  117. En d’autres termes, l’accusé doit savoir si le système auquel il lui est reproché d’avoir contribué englobe la totalité des actes faisant l’objet des poursuites ou certains d’entre eux seulement. Dans ce dernier cas, le Procureur doit préciser à quel titre il considère que la responsabilité de l’accusé peut être engagée s’agissant des actes échappant au but commun des participants au système (commission physique, participation à une autre entreprise criminelle commune dont les auteurs principaux doivent être identifiés ainsi que le but commun). Il serait en effet contraire aux droits de la Défense que la Chambre de première instance, saisie d’un acte d’accusation à géométrie valable sans que le Procureur ait précisément déterminé en temps utile la ou les théories lui apparaissant à même de démontrer la responsabilité de l’accusé, puisse choisir à l’issue du procès une théorie non expressément alléguée par l’Accusation.

  118. De l’avis de la Chambre d’appel, la recherche du dénominateur commun résultant des preuves que le Procureur a présentées aurait dû le conduire à définir le but commun des participants au système en place au KP Dom d’avril 1992 à août 1993 comme étant limité aux actes visant à contribuer à l’emprisonnement illégal au KP Dom des civils non serbes, principalement musulmans et pour des raisons discriminatoires liées à leur origine ; à leur imposer des conditions de vie inhumaines et des mauvais traitements en violation de leurs droits fondamentaux153. Le système en question fonctionnait parce que le personnels du camp ainsi que les militaires, impliqués dans la commission des crimes ou ayant prêté leur concours à leurs auteurs, savaient que le KP Dom ne fonctionnait plus comme une prison ordinaire à partir du moment où les autorités serbes après la chute de la ville de Foca y ont incarcéré des civils non serbes de façon arbitraire. En effet, à partir de ce moment, le KP Dom était devenu pour ces participants un système destiné à imposer aux détenus civils non serbes, principalement musulmans et pour des raisons discriminatoires liées à leur origine, des conditions de vie inhumaines et des mauvais traitements en violation de leurs droits fondamentaux.

  119. Par ailleurs, il est indéniable que la décision d’arrêter et d’incarcérer de façon arbitraire au KP Dom les hommes civils non serbes de la région puis de les expulser de cette région, voire d’en éliminer physiquement un certain nombre doit être rattachée au but criminel visant le nettoyage ethnique de la région de Foca poursuivi par certaines de ses autorités civiles et militaires154. Cela ne signifie pas nécessairement que tous les coauteurs des conditions de vie et mauvais traitements infligés aux détenus non serbes dans le KP Dom avaient l’intention, au moment où ils commettaient physiquement les crimes et/ou contribuaient au système en place, de s’associer au nettoyage ethnique de la région, ni même en avaient connaissance 155.

  120. En conséquence, de l’avis de la Chambre d’appel, la démarche la plus appropriée en l’espèce aurait consisté pour le Procureur à limiter la définition du but commun dans le « système » KP Dom à la commission des crimes qui, compte tenu du contexte et des preuves présentées, pouvaient au-delà de tout doute raisonnable être considérés comme ayant été communs à tous les auteurs. Cela revient à retenir le dénominateur commun évoqué plus haut. A titre au moins alternatif, le Procureur aurait alors dû préciser sous quelle forme la responsabilité de l’accusé lui apparaissait pouvoir être retenue s’agissant des crimes ne s’inscrivent pas clairement dans le but commun au système ainsi défini. De l’avis de la Chambre d’appel, la démarche suivante pouvait être envisagée.

  121. S’agissant des crimes allégués, comme les meurtres, qui tout en ayant été commis au KP Dom dépassaient manifestement le but commun au système : la responsabilité d’un participant au système pourra être engagée pour de tels actes commis par un autre participant s’il était prévisible qu’un tel crime était susceptible d’être commis par l’un ou l’autre des participants et que le premier a délibérément pris ce risque (ou s’y est montré indifférent). La Chambre d’appel observe que telle était la thèse soutenue par le Procureur s’agissant des meurtres dans son Mémoire préalable au procès156.

  122. S’agissant des crimes allégués, qui tout en réunissant plusieurs coauteurs au sein du KP Dom n’apparaissent pas, au-delà de tout doute raisonnable, constituer un objectif commun à l’ensemble des participants au système, il conviendra de les traiter, sans recourir à la notion de système, comme faisant partie d’une entreprise criminelle commune de la première catégorie. La Chambre d’appel est d’avis que le crime allégué de travaux forcés doit être traité comme tel. Une personne ayant participé à sa commission pourra être considérée comme coauteur d’une entreprise criminelle commune ayant pour but la commission du crime en question à condition que l’intéressé partage l’intention commune des auteurs principaux. Alternativement, l’intéressé pourra être considéré comme complice du crime s’il avait simplement connaissance de l’intention de ses auteurs et leur a apporté un soutien ayant eu un effet important sur la perpétration du crime.

  123. S’agissant des crimes allégués s’inscrivant dans un plan plus vaste tel l’emprisonnement et la déportation, il conviendra de distinguer suivant que les crimes en question font à la fois partie du but commun à l’ensemble des participants au système et à d’autres coauteurs extérieurs au système ou qu’ils s’inscrivent dans un but commun partagé par une partie seulement des participants au système et des personnes extérieures à ce dernier. Dans le premier cas, auquel s’apparente le crime d’emprisonnement, le concept de système pourra être retenu pour l’ensemble de ses participants. La particularité de ces crimes toutefois tiendra au fait que certains de leurs auteurs principaux, à savoir, dans le cas de l’emprisonnement, certaines autorités civiles et/ou militaires ayant ordonné les arrestations arbitraires et les internements au KP Dom, sont des personnes extérieures au système en place dans le camp. Dans le deuxième cas, auquel s’apparente l’expulsion ou transfert de certains détenus non serbes, il conviendra de considérer les crimes en question, sans recourir au système. Une personne ayant participé à leur commission pourra être considérée comme coauteur d’une entreprise criminelle commune ayant pour but la commission des crimes en question à condition que l’intéressé partage l’intention commune des auteurs principaux. Alternativement, l’intéressé pourra être considéré comme complice des crimes s’il avait simplement connaissance de l’intention des auteurs principaux et leur a apporté un soutien ayant eu un effet important sur la perpétration des crimes.

  124. La Chambre d’appel va à présent examiner le second motif d’appel du Procureur qui a trait à la forme de l’acte d’accusation.

    B. Deuxième motif d’appel du Procureur : la forme de l’Acte d’accusation

  125. Le Procureur soutient que la Chambre de première instance a commis une erreur de droit lorsqu’elle a estimé qu’à moins qu’il ne soit fait expressément état d’une entreprise criminelle commune « élargie » dans l’acte d’accusation, l’accusé ne pouvait être tenu responsable pour avoir participé à la troisième catégorie d’entreprise criminelle commune décrite dans l’Arrêt Tadic, s’agissant de l’un quelconque des crimes allégués157. Le Procureur ne demande pas que le Jugement en première instance soit infirmé ou révisé sur ce point. Elle soulève ce moyen d’appel en raison de son importance générale pour la jurisprudence du Tribunal158.

  126. Selon le Procureur, l’exigence posée par les articles 18 (4) du Statut et 47 C) du Règlement, à savoir qu’un acte d’accusation doit exposer de manière circonstanciée les crimes reprochés à l’accusé, n’impose pas que « la forme de responsabilité particulière  » imputée à l’accusé y soit précisée159. Elle soutient qu’en tout état de cause il ne pourrait s’agir d’une cause de nullité de l’acte. Le Procureur invoque au soutien de son argumentation le fait que, dans l’Arrêt Tadic, la Chambre d’appel a reconnu l’accusé responsable du meurtre de cinq hommes du village de Jaskici pour avoir participé à la troisième catégorie d’entreprise criminelle commune, bien que cette forme de responsabilité, ni aucune autre, n’ait été alléguée dans l’Acte d’accusation. Le Procureur ajoute qu’il a, en l’espèce, à la fois dans son Mémoire préalable au procès et dans sa déclaration liminaire d’octobre 2000, précisé qu’il entendait se fonder sur la troisième catégorie d’entreprise criminelle commune. Il ajoute que, au cours du procès, l’intimé n’a pas fait valoir que le fait que l’acte d’accusation ne se réfère pas à l’entreprise criminelle commune élargie aurait porté atteinte à la qualité de sa défense et que, de fait, dans son mémoire en clôture, la Défense a explicitement abordé toutes les catégories d’entreprise criminelle commune.

  127. Krnojelac soutient que, bien au contraire, la Chambre de première instance a eu raison d’adopter cette approche dans la mesure où « la formulation des accusations  » participe de la nature et des motifs des accusations portées contre un accusé, ce dont il doit être informé sans délai160. Il ajoute que l’Acte d’accusation a été retourné par deux fois au Procureur pour plus de précisions161, et, s’agissant de son argument selon lequel l’accusé ne s’était pas opposé à cette forme de responsabilité évoquée quand le Procureur s’y était référé dans sa déclaration liminaire, Krnojelac fait valoir que son rôle n’est pas de corriger les erreurs de la partie adverse162. Dans sa Réplique, le Procureur rappelle le principe de désistement et soutient que le fait que Krnojelac ait traité la troisième catégorie dans son mémoire en clôture indique qu’il a considéré que les accusations avaient été suffisamment précises. C’est là un élément important que la Chambre de première instance aurait dû prendre en compte pour déterminer si ce serait faire preuve d’injustice envers l’accusé que de permettre au Procureur de se fonder sur cette forme de responsabilité163.

  128. La Chambre d’appel considère que la question posée par le Procureur, en ce qu’elle touche au degré de précision requis de l’acte d’accusation s’agissant des formes de l’entreprise criminelle commune envisagées par l’Accusation, présente un intérêt général certain pour le développement de la jurisprudence du Tribunal et mérite d’être analysée alors même que le Procureur ne sollicite pas la révision du Jugement sur ce point.

  129. La Chambre d’appel rappelle qu’aux termes de l’article 18 4) du Statut, l’acte d’accusation doit exposer « succinctement les faits et le crime ou les crimes qui sont reprochés à l’accusé ». De même, l’article 47 C) du Règlement dispose que l’acte d’accusation, non seulement précise le nom et les renseignements personnels concernant le suspect, mais aussi « présente une relation concise des faits de l’affaire ».

  130. L’obligation qui est faite au Procureur de présenter dans l’acte d’accusation un exposé concis des faits de l’espèce doit être interprétée à la lumière des dispositions des articles 21 2), 4 a) et b) du Statut, lesquelles précisent que toute personne contre laquelle des accusations sont portées a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, et, plus particulièrement, à être informée de la nature et des motifs des accusations portées contre elle et à disposer du temps et des moyens nécessaires à la préparation de sa défense.

  131. La jurisprudence du Tribunal impose au Procureur de présenter les faits essentiels qui fondent les accusations portées dans l’acte d’accusation, mais non les éléments de preuve qui doivent établir ces faits164. Dès lors, pour qu’un acte d’accusation soit suffisamment précis, il faut en particulier qu’il expose de manière suffisamment circonstanciée les faits incriminés essentiels pour informer clairement un accusé des accusations portées contre lui afin qu’il puisse préparer sa défense.

  132. La Chambre d’appel dans l’affaire Kupreskic a souligné que l’on ne peut décider dans l’abstrait qu’un fait est ou non essentiel. Tout dépend de l’objet de la poursuite. Un élément décisif pour déterminer le degré de précision avec lequel l’Accusation est tenue de détailler les faits de l’espèce dans l’acte d’accusation est la nature du comportement criminel reproché à l’accusé. Ainsi, lorsque l’Accusation reproche à un accusé d’avoir personnellement commis des actes criminels, les faits essentiels, tels que l’identité de la victime, le moment et le lieu du crime et son mode d’exécution, doivent être exposés en détail. À l’évidence, il peut exister des cas où l’ampleur même des crimes exclut que l’on puisse exiger un degré de précision aussi élevé sur l’identité des victimes et la date des crimes165  :

    92. Il est certes possible que l’Accusation ne puisse, faute de disposer des informations nécessaires, exposer dans l’acte d’accusation les faits essentiels avec le degré de précision exigé. On doit toutefois en pareil cas se demander s’il n’y a pas quelque iniquité, pour l’accusé, d’ouvrir le procès. Dans cet ordre d’idées, la Chambre d’appel doit souligner que l’Accusation devrait connaître son dossier avant de se présenter au procès. Il n’est pas acceptable que l’Accusation passe sous silence dans l’acte d’accusation des points essentiels de son dossier afin de pouvoir peaufiner son argumentaire au fur et à mesure que les éléments de preuve sont dévoilés. Il existe, bien entendu, des exemples de procès au pénal où la présentation des moyens de preuve ne se passe pas comme prévu. Une telle situation peut exiger une modification de l’acte d’accusation, un ajournement ou l’exclusion de certains éléments de preuve qui n’entrent pas dans le cadre de l’acte d’accusation.

    114. La Chambre d’appel fait observer qu’en règle générale, un acte d’accusation, principal instrument de mise en accusation, doit présenter, de manière suffisamment détaillée, les points essentiels de l’argumentation de l’Accusation, faute de quoi il serait entaché d’un vice grave. Un acte d’accusation ainsi vicié peut à lui seul, dans certaines circonstances, conduire la Chambre d’appel à annuler une déclaration de culpabilité. La Chambre d’appel n’exclut pas toutefois que, dans certains cas, un tel acte d’accusation puisse être purgé si l’Accusation fournit en temps voulu à l’accusé des informations claires et cohérentes, concernant les faits sur lesquels reposent les accusations portées contre lui. Toutefois, compte tenu des problèmes complexes que soulèvent habituellement tant sur le plan du droit que des faits les crimes qui sont du ressort du Tribunal, il ne peut exister qu’un nombre limité d’affaires qui entrent dans cette catégorie. Pour les raisons qu’elle va exposer, la Chambre d’appel estime que tel n’est pas le cas en l’espèce.

  133. Par ailleurs, la Chambre d’appel du TPIR dans l’affaire Rutaganda a estimé qu’avant de considérer qu’un fait allégué n’est pas essentiel ou que des différences entre le libellé de l’acte d’accusation et les éléments de preuve présentés sont mineures, une Chambre devrait normalement s’assurer qu’il n’en résulte aucun préjudice pour l’accusé166. La Chambre d’appel du TPIR a précisé qu’un tel préjudice s’entend par exemple d’une imprécision de nature à tromper l’accusé sur la nature du comportement criminel qui lui est reproché. Suivant les circonstances particulières de chaque affaire, la question sera de déterminer si un accusé a raisonnablement été en mesure d’identifier le crime et le comportement visés dans chacun des paragraphes de l’acte d’accusation167.

  134. La Chambre d’appel rappelle également la remarque faite dans l’Arrêt Aleksovski selon laquelle  « la pratique de l'Accusation consistant à simplement citer les dispositions de l'article 7 1) dans l'acte d'accusation est susceptible d'être source d'ambiguïté. Il serait préférable que l'Accusation indique précisément et expressément, pour chaque chef d'accusation, la nature de la responsabilité alléguée»168.

  135. La Chambre d’appel va examiner la question d’intérêt général soulevée par le Procureur à la lumière de ce rappel du droit applicable. Il ressort de l’examen des parties pertinentes du Jugement, à savoir les paragraphes 84 à 86 que, bien que le Procureur ne se soit expressément référé à aucune forme particulière d’entreprise criminelle commune en particulier dans le troisième Acte d’accusation, la Chambre de première instance a fait une nette distinction entre la forme élémentaire et la forme élargie d’entreprise criminelle commune.

  136. Ainsi, s’agissant premièrement de la forme élémentaire d’entreprise criminelle commune, la Chambre de première instance s’est référée au paragraphe 84 du Jugement dans sa décision relative à la forme du deuxième acte d’accusation modifié169 dans laquelle elle avait considéré que l’utilisation par le Procureur de l’expression « agissant de concert avec des gardiens et des soldats dans le cadre d’une entreprise criminelle commune » au paragraphe 5.1 de l’Acte d’accusation (persécutions) correspondait à la forme élémentaire de l’entreprise criminelle commune. La Chambre de première instance a considéré, dans le même paragraphe du Jugement, qu’il en allait de même de l’expression « de concert  avec d’autres » aux paragraphes 5.17, 5.21, 5.22, 5.26 et 5.41 de l’Acte d’accusation (tortures, sévices et réduction en esclavage ). La Chambre de première instance a conclu au paragraphe 85 que :

    Même lorsque l’Acte d’accusation ne précise pas explicitement que l’un des crimes dont il fait état s’inscrivait dans le cadre d’une forme élémentaire de l’entreprise criminelle commune, la Chambre de première instance peut toujours prendre en compte une argumentation fondée sur la participation de l’Accusé à une telle entreprise en vue de commettre ce crime si cette argumentation est développée dans le Mémoire préalable de l’Accusation. En l’espèce, l’Accusé était suffisamment averti par le Mémoire préalable que l’Accusation ferait entrer tous les crimes relevés dans l’Acte d’accusation dans une telle entreprise.

  137. Au contraire, s’agissant deuxièmement de la forme élargie d’entreprise criminelle commune, la Chambre de première instance a pris en considération le fait que le Procureur a cherché à se fonder sur la conception élargie de l’entreprise commune 170 sans avoir modifié l’Acte d’accusation après qu’elle (la Chambre de première instance( eut expressément interprété le second Acte d’accusation comme faisant état d’une forme élémentaire d’entreprise criminelle commune. La Chambre de première instance a en conséquence conclu au paragraphe 86 du Jugement que :

    […] Ayant jugé expressément que l’Acte d’accusation ne faisait état que d’une forme élémentaire de l’entreprise commune, la Chambre de première instance estime dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire que ce serait faire preuve d’injustice envers l’Accusé que de permettre au Procureur de se fonder, en l’absence de toute modification dudit Acte d’accusation, sur une conception extensive de l’entreprise criminelle commune pour ce qui est des crimes retenus contre l’Accusé.

  138. La Chambre d’appel renvoie pour l’exposé du droit applicable à la forme de l’acte d’accusation à la partie du présent Arrêt relative aux questions de droit soulevées par les parties171. La Chambre d’appel rappelle que l’article 18 4) du Statut exige que le ou les crimes reprochés dans l’acte d’accusation et les faits allégués soient exposés succinctement dans l’acte d’accusation172. S’agissant de la nature de la responsabilité encourue, la Chambre d’appel considère qu’il est indispensable que l’acte d’accusation précise au minimum sur quelle base juridique du Statut (article 7 1) et ou article 7 3)) les poursuites sont engagées. Dans la mesure où l’article 7 1) envisage plusieurs formes de responsabilité pénale directe, l’absence de précision dans l’Acte d’accusation quant à la ou aux forme(s) de responsabilité(s) alléguée(s) par le Procureur entraîne une ambiguïté. La Chambre d’appel considère qu’une telle ambiguïté devrait être évitée. La Chambre d’appel est donc d’avis que, dans le cas où une ambiguïté est à lever sur ce point, il est nécessaire que le Procureur indique, au plus vite et en tout état de cause avant le début du procès, précisément pour chaque chef d'accusation, la ou les formes de responsabilité alléguée(s). Il en va de même, dès lors que le Procureur vise la « commission » au sens de l’article 7 1), de l’un des crimes visés au Statut, s’agissant de préciser si ce terme doit être entendu dans le sens d’une commission physique par l’accusé, et/ou sa participation à une entreprise criminelle commune. La Chambre d’appel est également d’avis qu’il serait préférable qu’un acte d’accusation, qui envisage la responsabilité de l’accusé comme participant à une entreprise criminelle commune, précise aussi la forme d’entreprise criminelle commune (élémentaire ou élargie) envisagée. Toutefois, cette précision ne prive pas en principe le Procureur de la possibilité d’invoquer, en dehors de l’acte d’accusation, par exemple dans le cadre d’un Mémoire préalable au procès, la théorie juridique qui lui apparaît la plus à même de démontrer que, vu les faits allégués, le ou les crimes allégués sont en droit imputables à l’accusé. Cette possibilité est cependant limitée par la nécessité de garantir à l’accusé un procès équitable.

  139. La Chambre d’appel rappelle en effet que l’obligation fait au Procureur d’établir un acte d’accusation suffisamment précis doit être interprétée à la lumière des dispositions des articles 21 2), 4 a) et b) du Statut, lesquelles précisent que toute personne contre laquelle des accusations sont portées a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, et, plus particulièrement, à être informée de la nature et des motifs des accusations portées contre elle et à disposer du temps et des moyens nécessaires à la préparation de sa défense. C’est dans cette perspective qu’il convient d’apprécier la démarche de la Chambre de première instance en l’espèce.

  140. La Chambre d’appel relève que, dans sa décision précitée relative à la forme du deuxième acte d’accusation modifié, la Chambre de première instance, qui était notamment saisie d’un grief portant sur le manque de précision du paragraphe 5.2 de l’acte en question173, a indiqué que le Procureur exposait pour la première fois dans cet acte la thèse du but commun et a répondu à la question de savoir ce que recouvre exactement cette thèse174. Ce faisant, la Chambre de première instance a mentionné les trois catégories d’affaires visées par l’Arrêt Tadic et considéré au paragraphe 11 de cette décision que :

    Pour les besoins de l’espèce, il est inutile de prendre en considération la dernière de ces catégories, puisque l’acte d’accusation n’envisage en aucune façon l’hypothèse où, même si le crime reproché sort du cadre du but commun visé par les participants à l’entreprise criminelle conjointe, l’accusé était en mesure de prévoir le résultat que pouvait entraîner pareille entreprise.

  141. Compte tenu de cette décision, s’il considérait que la Chambre de première instance s’était méprise sur ses intentions sur ce point, il appartenait au Procureur de lever toute ambiguïté à cet égard, soit en demandant à la Chambre de première instance de reconsidérer sa décision, soit en sollicitant la possibilité de modifier l’Acte d’accusation. Dans l’hypothèse où le Procureur n’avait envisagé de se fonder sur une conception extensive de l’entreprise criminelle commune que postérieurement à la décision en question, il lui appartenait de solliciter postérieurement à celle -ci la possibilité de modifier l’acte d’accusation.

  142. La Chambre d’appel constate qu’il ressort de l’extrait du paragraphe 86 du Jugement précité que c’est précisément dans la mesure où le Procureur s’est abstenu de modifier l’Acte d’accusation, après que la Chambre de première instance a sans ambiguïté interprété que le second acte d’accusation modifié n’envisageait pas une forme élargie de l’entreprise criminelle commune, que cette dernière a conclu comme elle l’a fait. La Chambre de première instance a estimé, compte tenu de ces circonstances, « dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire », que ce serait faire preuve d’injustice envers l’accusé que d’autoriser le Procureur à se fonder sur une conception extensive de l’entreprise criminelle commune pour établir sa responsabilité.

  143. La Chambre d’appel constate également que, si le Mémoire préalable au procès du Procureur en date du 16 octobre 2000, soit à une date postérieure à la décision précitée du 11 mai 2000, invoque pour la première fois une conception extensive de l’entreprise criminelle commune, en revanche, l’Acte d’accusation est muet sur ce point.

  144. Force est de constater qu’il résultait de ces circonstances une certaine incertitude pour la Défense quant à la thèse de l’Accusation. Dès lors, même s’il ressort du mémoire en clôture de Krnojelac qu’il a bien pris en considération les trois catégories d’entreprise criminelle commune décrites par l’Arrêt Tadic avant de conclure qu’il n’avait pas pris part à une entreprise criminelle commune175, la Chambre d’appel considère que, compte tenu de l’ambiguïté persistante s’agissant du point de savoir quelle était exactement la thèse du Procureur, la Chambre de première instance était bien fondée à refuser, en équité, d’envisager une forme extensive de responsabilité à l’encontre de Krnojelac.

  145. Pour ces motifs, le second motif d’appel du Procureur relatif à la forme de l’Acte d’accusation est rejeté.

    C. Troisième et quatrième motifs d’appel du Procureur : erreurs relatives à la mens rea de la responsabilité du supérieur hiérarchique au sens de l’article 7 3) du Statut

  146. Les troisième et quatrième motifs d’appel soulèvent tous deux des erreurs relatives à la mens rea de la responsabilité du supérieur hiérarchique au sens de l’article 7 3) du Statut. Le Procureur soutient en effet que la Chambre de première instance a commis des erreurs de fait en ne concluant pas, aux fins de l’article 7 3) du Statut, que Krnojelac « savait ou avait des raisons de savoir » que ses subordonnés infligeaient des tortures aux détenus et non pas des sévices arbitraires (troisième motif d’appel) et étaient impliqués dans les meurtres des détenus dont les noms figurent sur la liste C de l’Acte d’accusation (quatrième motif d’appel). La Chambre d’appel traitera les deux motifs d’appel sous une même section compte tenu de la similarité des questions posées.

  147. A titre de réparation, le Procureur demande à la Chambre d’appel d’annuler les conclusions de la Chambre de première instance s’agissant des chefs d’accusation 5 (actes inhumains, un crime contre l’humanité) et 7 (traitements cruels, une violation des lois ou coutumes de la guerre) et de déclarer Krnojelac coupable des chefs d’accusation 2 (torture, un crime contre l’humanité) et 4 (torture, une violation des lois ou coutumes de la guerre) en application de l’article 7 3) du Statut. Il sollicite également de la Chambre d’appel qu’elle annule les déclarations d’acquittement prononcées pour le chef 8 de l’Acte d’accusation (assassinat en tant que crime contre l’humanité ) et pour le chef 10 (meurtre en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre ) et qu’elle déclare Krnojelac coupable de ces chefs en application de l’article 7 3) du Statut. Pour les deux crimes susmentionnés, le Procureur demande que la peine prononcée par la Chambre de première instance soit en conséquence revue à la hausse pour rendre compte de la responsabilité de Krnojelac176.

  148. Le Procureur rappelle, au soutien des deux motifs d’appel177, le critère juridique dégagé par la Chambre de première instance au paragraphe 94 du Jugement, visant à déterminer la mens rea du supérieur hiérarchique. La Chambre de première instance a en effet indiqué :

    Il doit être démontré que le supérieur savait ou avait des raisons de savoir que son subordonné s’apprêtait à commettre un crime ou l’avait fait. Il doit également être prouvé qu’il i) savait effectivement, grâce à des preuves directes ou indirectes, que ses subordonnés commettaient ou s’apprêtaient à commettre des crimes relevant de la compétence du Tribunal, ou ii) disposait de renseignements de nature, au moins, à l’alerter sur de tels risques et sur la nécessité de procéder à des enquêtes complémentaires pour vérifier si de tels crimes avaient été commis ou étaient sur le point de l’être. Ce critère de la connaissance a été appliqué indifféremment aux chefs militaires et aux dirigeants civils dans diverses affaires portées devant le Tribunal. La Chambre de première instance est donc d’avis que le même degré de connaissance est exigé des dirigeants civils que des chefs militaires178.

  149. La Chambre d’appel note que l’argument du Procureur ne consiste pas à contester la définition juridique de la norme « avait des raisons de savoir » donnée par la Chambre de première instance, mais plutôt à soutenir que ladite Chambre a commis une erreur dans son application du critère susmentionné aux faits de l’espèce.

  150. D’une manière générale (les arguments spécifiques à chaque motifs d’appel étant analysés ci-après), le Procureur fait valoir que la seule conclusion à laquelle un tribunal des faits aurait pu raisonnablement parvenir est que Krnojelac disposait d’informations alarmantes l’avertissant d’actes illicites éventuels commis par ses subordonnés au KP Dom et exigeant qu’il procède à une enquête complémentaire. Le Procureur soutient que, malgré ces informations, Krnojelac a manqué à son obligation d’empêcher les tortures et les meurtres ou d’en punir les auteurs. A l’appui des deux motifs d’appel, il rappelle les conclusions de la Chambre de première instance selon laquelle Krnojelac occupait le poste de directeur du KP Dom et avait autorité sur tout le personnel subalterne et les détenus du KP Dom. S’agissant des actes des gardiens du KP Dom, il souligne que la Chambre de première instance a jugé que Krnojelac était responsable en tant que supérieur hiérarchique en vertu de l’article 7 3) du Statut et qu’en sa qualité de chef du KP Dom, Krnojelac était le supérieur de jure des gardiens et savait qu’ils infligeaient des sévices aux détenus non serbes179.

  151. Selon le Procureur, l’approche retenue par la Chambre de première instance, s’agissant de la torture et des meurtres, va à l’encontre de la jurisprudence du Tribunal, en particulier de l’Arrêt Celebici. Le Procureur soutient qu’il ressort de cette jurisprudence qu’il n’est pas nécessaire que les informations obtenues par le supérieur se rapportent à un crime particulier180  ; il suffit que le supérieur obtienne des informations d’ordre général de nature à le mettre en garde contre le risque que des crimes soient commis.

  152. Outre l’argument récurrent consistant à alléguer l’absence d’autorité exercée par Krnojelac, la Défense soutient que « l’Accusation s’appuie sur des suppositions, sur des indices en s’efforçant d’aggraver les informations qui étaient éventuellement à la disposition de l’Accusé pour en faire des informations alarmantes susceptibles de constituer une mens rea, une intention délictueuse, s’agissant de la commission d’actes relevant de l’article 7 3) du Statut »181. Selon elle, si l’interprétation proposée par le Procureur était acceptée par la Chambre d’appel,

    […] il suffirait, pour engager la responsabilité d’un supérieur hiérarchique, que celui-ci dispose d’informations sur le déroulement d’un conflit armé entre Serbes et Musulmans dans une zone considérée, sur la séquestration de certains Musulmans et sur le fait que ceux-ci sont sous la surveillance de gardiens de prison serbes. Une telle information générale suffirait à alerter les supérieurs en fonction qu’il existe un risque de crimes éventuels. Ceci pourrait réduire le rôle des supérieurs à la conduite quotidienne d’enquêtes en vue de découvrir si des crimes sont perpétrés ou non. Ainsi, le fait de savoir qu’un conflit armé existe entre deux groupes ethniques, dans le cadre duquel un groupe emprisonne des membres de l’autre groupe et les maintient en captivité par un système de garde, constitue le genre d’information générale susceptible de signaler aux supérieurs qu’un risque de crime existe. Une telle conclusion est, bien entendu, inacceptable du point de vue du droit pénal international et, de toute évidence, n’est pas conforme aux critères et principes adoptés par la Chambre d’appel182.

  153. En l’espèce, la thèse du Procureur semble revenir à admettre que par le simple truchement des sévices, dont il a été reconnu que Krnojelac avait connaissance et qui ont constitué des traitements cruels et des actes inhumains, on doit conclure que Krnojelac avait des raisons de savoir que des tortures et des meurtres étaient susceptibles d’être commis (la connaissance des sévices constituant une information suffisante de nature à l’alerter sur le risque de commission de tortures et de meurtres) et que, n’ayant pas ouvert d’information pour vérifier si de tels crimes avaient été commis ou étaient sur le point de l’être, Krnojelac avait l’intention coupable nécessaire pour engager sa responsabilité en vertu de l’article 7 3) du Statut pour torture et meurtres183. Sur ce point, la Chambre d’appel considère opportun d’apporter les précisions suivantes  :

  154. L’Arrêt ^elebici définit la norme « avait des raisons de savoir » en indiquant que  « (l(e simple fait de démontrer qu’un supérieur disposait de certaines informations générales, de nature à le mettre en garde contre d’éventuels agissements de ses subordonnés suffirait à établir qu’il zavait des raisons de savoir’ […]. Les informations ne doivent pas non plus contenir de détails précis sur les actes illicites commis ou sur le point de l’être. Par exemple, on peut considérer qu’un commandant militaire dispose de la connaissance nécessaire lorsqu’il a été averti que certains soldats placés sous ses ordres ont un caractère violent ou instable, ou ont bu avant d’être envoyés en mission »184.

  155. Selon la Chambre d’appel, il ressort uniquement de cette jurisprudence que, s’agissant d’une infraction particulière (par exemple, la torture), les informations à la disposition du supérieur ne doivent pas nécessairement contenir des détails précis sur les actes illicites commis ou sur le point de l’être. On ne saurait déduire de cette jurisprudence que s’agissant d’une infraction (la « première infraction  », par exemple le traitement cruel) comportant un élément matériel commun avec une autre infraction, laquelle comporte un élément supplémentaire par rapport à la première (la « deuxième infraction, par exemple la torture), l’infraction de torture englobant l’infraction de traitement cruel de moindre gravité185, il est suffisant que le supérieur hiérarchique dispose d’informations alarmantes sur la première infraction pour être tenu responsable de la deuxième infraction sur la base de l’article 7 3) du Statut. Un tel saut déductif n’est pas acceptable au regard des principes régissant la responsabilité pénale individuelle. En d’autres termes, et pour reprendre l’exemple précité du crime de torture, afin de déterminer si l’accusé « avait des raisons de savoir » que ses subordonnés avaient commis ou étaient sur le point de commettre des actes de torture, les juges doivent rechercher si l’accusé disposait d’informations suffisamment alarmantes (étant entendu que, comme indiqué précédemment, ces dernières ne doivent pas être nécessairement précises ), de nature à l’alerter sur le risque de commission d’actes de torture, c’est-à -dire de sévices effectués non pas arbitrairement mais dans l’un des buts prévus dans l’interdiction de la torture. Il ne suffit donc pas que l’accusé dispose d’informations suffisantes s’agissant de la commission de sévices par ses subordonnés, encore faut -il qu’il dispose d’informations - fussent-elles générales - de nature à l’alerter du risque de la commission de sévices infligés dans l’un des buts prévus dans l’interdiction de torture.

  156. La Chambre d’appel rappelle qu’en tout état de cause, l’évaluation de l’élément moral exigé par l’article 7 3) du Statut doit se faire eu égard aux circonstances propres à chaque affaire, en tenant compte de la situation spécifique du supérieur concerné à l’époque des faits186.

  157. Ces précisions étant données, la Chambre d’appel analyse maintenant les arguments du Procureur présentés à l’appui de chaque motif d’appel.

    1. Troisième motif d’appel : erreur dans les conclusions factuelles de la Chambre de première instance s’agissant des tortures commises au KP Dom

  158. A l’appui de ce motif d’appel187, le Procureur rappelle, outre la conclusion selon laquelle Krnojelac était investi d’un pouvoir de supérieur hiérarchique au KP Dom188 , certaines conclusions factuelles dégagées par la Chambre de première instance, en particulier :

    - que les subordonnés de Krnojelac torturaient certains détenus189  ;

    - que Krnojelac savait ou avait des raisons de savoir que des détenus musulmans étaient battus ou autrement généralement maltraités190  ;

    - que Krnojelac savait qu’un détenu nommé Ekrem Zekovic avait été torturé191.

  159. Le Procureur conteste en substance les conclusions de la Chambre de première instance figurant au paragraphe 313 du Jugement se lisant comme suit :

    Cependant, la Chambre de première instance n’est pas convaincue que l’Accusé savait que les autres sévices étaient infligés non pas arbitrairement mais dans l’un des buts prévus dans l’interdiction de la torture. Le fait que l’Accusé ait été témoin des sévices infligés à Zekovic, apparemment dans le but défendu de le punir de sa tentative d’évasion ne suffit pas, en soi, pour conclure que l’Accusé savait ou avait des raisons de savoir qu’en dehors de ce cas, des sévices étaient infligés dans l’un des buts défendus. Ayant personnellement vu Burilo torturer Zekovic, l’Accusé était tenu de le punir, mais il n’était pas pour autant obligé d’enquêter de manière à savoir si d’autres détenus étaient torturés au KP Dom. Par conséquent, l’Accusé n’est pas responsable, en tant que supérieur hiérarchique, des tortures en cause dans l’Acte d’accusation.

  160. Le Procureur soutient que, lorsque la Chambre de première instance a examiné la question de savoir si Krnojelac pouvait être tenu responsable en tant que supérieur hiérarchique des actes de torture à raison des sévices infligés, elle semble avoir erronément exigé, contrairement à la jurisprudence du Tribunal telle que précédemment rappelée192, la preuve que Krnojelac possédait « des informations particulières » qui l’auraient conduit à conclure qu’un « détenu particulier » était ou avait été torturé. Le Procureur fait valoir que, compte tenu des faits admis par la Chambre de première instance, la seule conclusion raisonnable à laquelle un juge du fait devait parvenir est la suivante  : les informations dont disposait Krnojelac suffisaient à l’avertir que ses subordonnés infligeaient des sévices aux détenus et si Krnojelac avait ouvert une enquête sur la base de ces informations, cette dernière aurait clairement abouti à établir que tous ces sévices étaient commis dans l’un au moins des buts défendus par les règles de droit relatives à la torture, à savoir pour punir les détenus, les intimider ou obtenir d’eux des informations193. Lors de l’audience en appel, le Procureur s’est expliqué en ces termes :

    Lorsqu’une personne dirige une prison comme celle-ci pendant 15 mois et qu’elle a un bureau dans la prison, et qu’au moins un détenu -le témoin RJ- lui dit que les détenus entendent des bruits de passages à tabac, lorsque cette personne a personnellement vu Ekrem Zekovic, un détenu, qui est passé à tabac à titre de punition après tentative d’évasion, donc lorsque cette personne a toutes sortes de possibilités de se rendre compte des manifestations physiques du fait que des passages à tabac d’une violence extrême ont lieu dans l’institution qu’il dirige, que ceci est évident aux yeux de tous, notre position consiste à dire qu’il connaît la nature tout à fait discriminatoire de l’incarcération imposée aux détenus et des conditions inhumaines dans lesquels ces détenus vivent ; et donc qu’il savait que des interrogatoires se déroulaient dans le camp, que ceux qui interrogeaient les détenus entraient et sortaient de la prison. Les interrogatoires étaient donc une réalité quotidienne de la vie du KP Dom. Et étant en possession de tous ces éléments, la seule conclusion raisonnable à tirer était que le risque de torture existait194

  161. De l’avis de la Chambre d’appel, la question qu’il convient de se poser est la suivante : la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle Krnojelac ne savait pas ou n’avait pas des raisons de savoir que ses subordonnés avaient commis ou étaient sur le point de commettre des sévices dans l’un des buts prévus dans l’interdiction de la torture est-elle déraisonnable ? Si oui, cette erreur a-t-elle entraîné un déni de justice ?

  162. Il est tout d’abord nécessaire de rappeler les faits pertinents admis par la Chambre de première instance. La Chambre d’appel note que ces faits concernent à la fois 1) le contexte de la commission des sévices et le caractère généralisé de leur commission ; 2) l’autorité exercée par Krnojelac sur ses subordonnés en tant que directeur de la prison et 3) la fréquence des interrogatoires et les punitions infligées aux détenus.

    a) Conclusions relatives au contexte de la commission des sévices et au caractère généralisé de leur commission

  163. La Chambre de première instance a notamment admis les faits suivants : la détention des non-Serbes au KP Dom, et les actes ou omissions qui y étaient commis, étaient manifestement liés à l’attaque généralisée et systématique lancée contre la population civile195. Les conditions de vie atroces et déplorables imposées aux détenus non serbes du KP Dom entre avril 1992 et juillet 1993 constituaient des actes et omissions d’une gravité comparable à celle des autres crimes énumérés dans les articles 3 et 5 du Statut et constituaient des actes inhumains et des traitements cruels tombant sous le coup de ces articles 196. Une politique délibérée d’isolement des détenus était mise en œuvre au KP Dom. Les détenus qu’on emmenait travailler en dehors du KP Dom étaient tenus à l’écart des autres prisonniers, dans des cellules distinctes, afin qu’ils ne colportent pas des « nouvelles » à l’extérieur. Pour garantir le respect de ces « règles » tacites sur la communication, toute transgression exposait son auteur au cachot ou à des mauvais traitements tels que les sévices corporels197. Les détenus non serbes étaient délibérément entassés198. Il n’y a pas lieu de penser que Krnojelac ait été personnellement à l’origine des conditions de vie imposées aux détenus non serbes, ni qu’il ait donné des ordres aux gardiens du KP Dom en ce sens. La Chambre de première instance a toutefois été convaincue que Krnojelac connaissait les conditions de détention de ces prisonniers non serbes, et les effets qu’elles avaient sur leur santé physique et mentale. Un certain nombre de détenus ont déclaré avoir rencontré Krnojelac, et lui avoir fait part de leurs souffrances (témoins Safet Avdic, FWS-182, RJ et Muhamet Lisica). Krnojelac a reconnu qu’il rencontrait couramment les prisonniers, et a confirmé qu’au cours de ces conversations, ceux-ci lui parlaient de leurs conditions de vie au KP Dom199. Il connaissait l’intention des auteurs principaux et savait qu’en ne prenant pas, en sa qualité de directeur, de mesures en conséquence, il encourageait les auteurs principaux à maintenir ces conditions et contribuait largement de ce fait à leur maintien200. Krnojelac savait que ses subordonnés créaient dans la prison des conditions de vie constituant des actes inhumains et un traitement cruel et il n’a pas pris de mesure pour les en empêcher ou les punir201. Il existe de nombreux éléments de preuve attestant que les détenus étaient systématiquement battus et maltraités durant leur détention au KP Dom202. D’avril à juillet 1992, les sévices ont été fréquents et systématiques. Les gardiens du KP Dom se sont servis de listes pour sélectionner les détenus qui devaient être emmenés au bâtiment administratif pour y être battus. Certains détenus ont été emmenés et battus à plusieurs occasions. Cependant, rien ne permet de penser que, comme il a été avancé, Krnojelac ait dressé les listes à partir desquelles les détenus étaient sélectionnés et appelés203. A différentes dates en juin et en juillet 1992, le soir généralement, un gardien du KP Dom venait chercher de petits groupes de détenus et les conduisait au bâtiment administratif. D’autres détenus entendaient souvent peu après des bruits de coups, des cris et des gémissements. Les gardiens du KP Dom prenaient part parfois aux sévices et on les entendait insulter ou provoquer les victimes ; cinq gardiens au moins ont pris part à un ou plusieurs de ces événements. Les gardiens du KP Dom et les individus venus de l’extérieur frappaient les détenus à coups de poing, de pied ou de matraque. On entendait parfois des coups de feu et les détenus ne revenaient jamais dans leur cellule. D’autres détenus, entrés dans certaines pièces où avaient lieu ces passages à tabac, ont vu des traces de sang sur les murs et le sol ainsi que sur une matraque204. Krnojelac savait que des détenus musulmans étaient battus et autrement généralement maltraités 205. Il a été informé personnellement du fait que des détenus non serbes étaient battus et maltraités. Le témoin RJ a dit à Krnojelac que les détenus entendaient des bruits de coups en provenance du bâtiment administratif. Il a également informé l’Accusé des sévices infligés à un détenu attardé206. Compte tenu du caractère généralisé des sévices commis au KP Dom et des marques visibles qu’ils ont laissées sur les détenus, il est impossible que Krnojelac n’en ait pas eu connaissance, même s’il le nie. Les conséquences des sévices pour les détenus, les difficultés que certains avaient à marcher et les douleurs qu’ils ressentaient suite aux sévices endurés n’ont pu échapper à personne207. Krnojelac savait forcément que les détenus, dont il était responsable et qu’ils connaissaient personnellement pour certains, étaient maltraités208. Non seulement il a vu personnellement l’un de ses subordonnés battre un détenu, mais il a aussi entendu parler de ces sévices et, les gardiens étant directement en contact avec les détenus et exerçant un contrôle sur eux, il est clair que certains d’entre eux y ont pris part209.

    b) Conclusions relatives à l’autorité exercée par Krnojelac sur ses subordonnés en tant que directeur de la prison

  164. La Chambre de première instance a notamment admis les faits suivants : le poste de directeur de prison, au sens ordinaire du terme, impliquait forcément un contrôle sur toutes les affaires carcérales. Le directeur était la plus haute autorité au KP Dom, et était chargé de gérer la prison210. Krnojelac a, de son plein gré, exercé les fonctions de directeur par intérim puis de directeur jusqu’à son départ du KP Dom en juillet 1993. Il a occupé le poste de directeur pendant quinze mois (du 18 avril 1992 jusqu’à la fin juillet 1993)211. Il a librement accepté le poste en sachant pertinemment que des civils non serbes étaient détenus illégalement au KP Dom en raison de leur origine ethnique212. De par ses fonctions de directeur de prison, Krnojelac savait que les prisonniers non serbes étaient détenus illégalement. Krnojelac a admis qu’il savait que des non-Serbes étaient détenus précisément parce qu’ils étaient non-Serbes, et qu’aucune des procédures instituées pour les personnes détenues légalement n’était suivie au KP Dom213. Le directeur a toujours eu autorité sur tous les détenus du KP Dom214. Krnojelac s’est rendu au KP Dom quasiment tous les jours ouvrables. Quand il s’y trouvait, il se rendait à la cantine, dans la cour, ou ailleurs dans l’enceinte de la prison, endroits où il avait de multiples possibilités de voir dans quelle condition physique étaient les détenus non serbes215.

    c) Conclusions relatives aux interrogatoires, à leur fréquence et aux punitions infligées aux détenus

  165. La Chambre de première instance a admis les faits suivants : à leur arrivée au KP Dom, certains détenus, mais pas tous, ont été fouillés et écroués. De même, les interrogatoires de ces détenus ont eu lieu quelques jours, voire quelques semaines après leur arrivée, parfois au bout de quelques mois seulement, et, dans certains cas, jamais. Certains détenus ont été interrogés au sujet d’armes, de leur appartenance au SDA et de l’endroit où ils se trouvaient avant et pendant l’éclatement du conflit dans le secteur. Un certain nombre de détenus ont été menacés lors de ces interrogatoires et d’autres ont entendu des prisonniers maltraités dans des cellules voisines. De nombreux détenus ont été obligés de signer des déclarations écrites. Aucun détenu n’a été relâché du KP Dom après son interrogatoire, quelle qu’en ait été l’issue216. Les souffrances endurées par les détenus non serbes pendant l’hiver 1992 sont le résultat de la politique délibérée menée par les responsables du KP Dom. Les quelques détenus non serbes qui ont tenté de se fabriquer des vêtements à partir de couvertures ont été punis. Les couvertures étaient confisquées et les coupables envoyés au cachot, où les températures étaient encore plus basses217. Les détenus non serbes qui arrivaient au KP Dom avec des blessures antérieures ou consécutives à leur arrestation n’étaient pas soignés, pas plus que les prisonniers non serbes passés à tabac lors des interrogatoires à la prison218. Outre les conditions de détention physiquement éprouvantes, les non-Serbes détenus au KP Dom étaient également soumis à un climat psychologiquement épuisant. Tout effort fait par les détenus non serbes pour améliorer leurs conditions de vie dans la prison était puni du cachot. Tout effort pour obtenir davantage de nourriture ou de l’eau chaude, et pour communiquer entre eux, avec des gardiens ou avec l’extérieur leur valait des corrections ou le cachot219. Les détenus non serbes étaient victimes de terribles sévices psychologiques pendant leur séjour au KP Dom. Ils ont entendu pendant des mois, en particulier en juin et juillet 1992, torturer et frapper des gens220. Le 8 juillet 1993, Ekrem Zekovic, détenu musulman, a tenté de s’évader du KP Dom mais a été repris le jour même. Dès qu’on l’a ramené au KP Dom, Zekovic a été sévèrement battu par Milenko Burilo, gardien du KP Dom. Krnojelac est intervenu pour mettre fin aux sévices. Tandis qu’il s’en allait, Burilo a continué de s’en prendre à Zekovi c en présence de Krnojelac. Krnojelac a vu battre le détenu Ekrem Zekovic. Il s’est en outre entretenu avec le détenu à propos de sa tentative d’évasion. Les sévices infligés à Zekovic constituent des actes de torture au sens des articles 5 f) et 3 du Statut et l’Accusé savait que Zekovic était torturé221. Les gardiens du KP Dom ont sévèrement battu plusieurs détenus, tous compagnons de travail de Zekovic, pour les punir de l’évasion de ce dernier et obtenir des informations sur le lieu où il se trouvait. La Chambre de première instance n’a pas admis les dénégations de Krnojelac sur ce point222. Ces sévices avaient pour but d’obtenir des renseignements des détenus susceptibles d’avoir des informations sur le plan d’évasion de Zekovic ou sur le lieu où il se trouvait après son évasion, ou de les punir pour son évasion manquée ou parce qu’ils étaient soupçonnés d’y avoir apporté leur contribution223. Les gardiens du KP Dom, des soldats ou des policiers, allaient régulièrement chercher des détenus dans leur cellule ou au cachot afin de les interroger. En plusieurs occasions, ils auraient en fait battu ou autrement maltraité de nombreux détenus ainsi emmenés durant les interrogatoires afin d’obtenir des renseignements ou des aveux, ou pour les punir de violations mineures du règlement de la prison224.

  166. De l’avis de la Chambre d’appel, compte tenu des faits admis par la Chambre de première instance, Krnojelac disposait d’informations suffisamment alarmantes pour l’avertir du risque que la torture soit pratiquée ou puisse l’être. Pour la Chambre d’appel, parmi la totalité des faits admis par la Chambre de première instance, un certain nombre est particulièrement significatif. Pris comme un tout, ces faits constituent, selon elle, un ensemble d’informations suffisamment alarmantes pour l’avertir du risque de torture. Il est tout d’abord un fait établi que Krnojelac a admis qu’il savait que des non-Serbes étaient détenus précisément parce qu’ils étaient non-Serbes, et qu’aucune des procédures instituées pour les personnes détenues légalement n’était suivie au KP Dom. Il est également un fait certain que Krnojelac connaissait les conditions de détention des prisonniers non serbes, qu’il rencontrait souvent les prisonniers, lesquels lui parlaient de leurs conditions de vie au KP Dom, qu’il savait que des détenus musulmans étaient battus et généralement maltraités. En outre, du mois d’avril à juillet 1992, les sévices ont été fréquents et systématiques et les conséquences des sévices pour les détenus, les difficultés que certains avaient à marcher et les douleurs qu’ils ressentaient suite aux sévices endurés n’ont pu échapper à personne. Krnojelac savait forcément que les détenus, dont il était responsable et qu’ils connaissaient personnellement pour certains, étaient maltraités.

  167. En outre, la Chambre de première instance a reconnu que le poste de directeur de prison, au sens ordinaire du terme, implique forcément un contrôle sur toutes les affaires carcérales et que Krnojelac a, de son plein gré, exercé les fonctions de directeur pendant quinze mois, du 18 avril 1992 jusqu’à la fin juillet 1993. Il a toujours eu autorité sur les détenus du KP Dom. De plus, Krnojelac a librement accepté le poste en sachant pertinemment que des civils musulmans étaient détenus illégalement au KP Dom en raison de leur origine ethnique et a admis qu’il savait que des non-Serbes étaient détenus précisément parce qu’ils étaient musulmans. De surcroît, Krnojelac s’est rendu au KP Dom quasiment tous les jours ouvrables. Quand il s’y trouvait, il se rendait à la cantine, dans la cour ou ailleurs dans l’enceinte de la prison, endroits où il avait de multiples possibilités de voir dans quelle condition physique étaient les détenus non serbes.

  168. Par ailleurs, s’ils n’étaient pas systématiques, les interrogatoires étaient sans aucun doute fréquents. La Chambre de première instance a admis que les gardiens du KP Dom, sur lesquels, comme il a été reconnu par ailleurs, Krnojelac exerçait une autorité, allaient régulièrement chercher des détenus dans leur cellule ou au cachot afin de les interroger. Elle a reconnu qu’en plusieurs occasions, ils auraient en fait battu ou autrement maltraité de nombreux détenus ainsi emmenés durant les interrogatoires afin d’obtenir des renseignements ou des aveux, ou pour les punir de violations mineures du règlement de la prison. En outre, le risque de punition était apparemment connu des détenus et la punition était une pratique courante. La Chambre de première instance a admis que pour garantir le respect des règles tacites sur la communication (à savoir que les détenus emmenés à l’extérieur du KP Dom ne devaient pas colporter des nouvelles de « l’extérieur »225), « toute transgression exposait son auteur au cachot ou à des mauvais traitements tels que les sévices corporels »226. De même, « tout effort fait par les détenus non serbes pour améliorer leurs conditions de vie dans la prison était puni du cachot. Tout effort pour obtenir davantage de nourriture ou de l’eau chaude, et pour communiquer entre eux, avec des gardiens ou avec l’extérieur, leur valait des corrections ou le cachot »227. Ainsi, la Chambre de première instance a-t-elle indiqué que « beaucoup de détenus ont été victimes de coups et autres mauvais traitements, parfois aveugles, parfois administrés à titre de sanction pour des manquements mineurs au règlement de la prison ou dans le but de leur extorquer des informations ou des aveux »228.

  169. Enfin, la Chambre de première instance a reconnu que Krnojelac avait été témoin des sévices infligés à Zekovic le 8 juillet 1993, apparemment dans le but défendu de le punir de sa tentative d’évasion. Ces sévices ont été considérés par la Chambre de première instance comme des actes de torture. Certes, la responsabilité pénale de Krnojelac n’a pas été mise en cause pour les tortures infligées à Zekovic. La Chambre de première instance a indiqué que, si elle l’avait été, Krnojelac en aurait été tenu responsable en tant que supérieur hiérarchique, en vertu de l’article 7 3) du Statut, pour ne pas en avoir puni le gardien du KP Dom Burilo229. Elle a par ailleurs indiqué que « bien que la preuve des sévices infligés à Ekrem Zekovic n’ait pas été contestée, [elle] ne prend[rait] pas ce fait en considération pour les chefs 2, 4, 5 et 7 de l’Acte d’accusation, même si son témoignage reste dans le dossier en tant qu’élément dont la Chambre peut légitimement tirer des conclusions concernant des questions nées d’autres faits qui sont à l’origine d’accusations portées dans l’Acte d’accusation »230. Néanmoins, selon la Chambre d’appel, en s’interdisant d’utiliser cet élément de fait s’agissant des chefs 2, 4, 5 et 7 de l’Acte d’accusation, la Chambre de première instance a commis une erreur de fait de nature à entraîner un déni de justice. En effet, il n’y avait pas d’obstacle juridique à utiliser le témoignage de Zekovic pour établir que Krnojelac avait des raisons de savoir que ses subordonnés avaient commis ou pourraient commettre d’autres crimes de torture que ceux relatifs à Zekovi c lui-même. La Chambre d’appel ne partage pas l’opinion de la Chambre de première instance selon laquelle « le fait que l’Accusé ait été le témoin des sévices infligés à Zekovic, apparemment dans le but défendu de le punir de sa tentative d’évasion ne suffit pas, en soi, pour conclure que l’Accusé savait ou avait des raisons de savoir qu’en dehors de ce cas, des sévices étaient infligés dans l’un des buts défendus  »231. Selon la Chambre d’appel, si ce fait ne suffit effectivement pas en soi pour conclure que Krnojelac savait que des tortures étaient infligées aux détenus, comme la Chambre de première instance l’a indiqué, il peut néanmoins constituer une information suffisamment alarmante de nature à l’alerter sur le risque de commission d’autres actes de torture, de telle manière que Krnojelac avait des raisons de savoir que ses subordonnés commettaient ou étaient sur le point de commettre des actes de torture.

  170. Ainsi, au moins à partir du mois de juillet 1993, Krnojelac disposait d’une information alarmante de nature à l’alerter sur le risque de commission ultérieure d’actes de torture par ses subordonnés. Cette information doit être mise en relation avec un autre fait, postérieur aux actes de torture commis sur Zekovic, reconnu par la Chambre de première instance en ces termes :

    [E]n présence de l’Accusé, Todovic a dit aux détenus qu’en raison de l’évasion de Zekovic, les rations alimentaires seraient toutes réduites de moitié et que le travail et les soins médicaux seraient interdits, ce qui, en fait, a été le cas pendant une dizaine de jours au moins. Toutes les cellules ont été fouillées et les médicaments saisis. De plus, des gardiens du KP Dom ont sévèrement battu plusieurs détenus, tous compagnons de travail de Zekovic, pour les punir de l’évasion de ce dernier et obtenir des informations sur le lieu où il se trouvait. L’Accusé a nié avoir été au courant d’un quelconque châtiment infligé en raison de l’évasion de Zekovi c. La Chambre de première instance n’admet pas la déclaration de l’Accusé, et elle n’y voit aucune raison de douter que les témoins à charge aient dit la vérité sur ce point. FWS-73 a été battu si brutalement et a reçu de tels coups de brodequin sur la tête et dans le bas du dos qu’il souffre encore, à l’heure actuelle, des séquelles de ces sévices. En outre, un groupe de détenus, dont certains avaient été battus, ont été envoyés au cachot pour des périodes variables. FWS-73 y est resté douze jours232.

    La Chambre de première instance a été convaincue que ces sévices avaient pour but d’obtenir des renseignements des détenus susceptibles d’avoir des informations quant à l’évasion de Zekovic ou sur le lieu où il se trouvait après son évasion, ou de les punir pour son évasion manquée ou parce qu’ils étaient soupçonnés d’y avoir apporté leur contribution. Elle a indiqué que compte tenu de leur gravité, les sévices infligés à FWS-73 constituaient un acte de torture233.

  171. De l’avis de la Chambre d’appel, le contexte tant externe (à savoir les circonstances dans lesquelles a été créé le centre de détention) qu’interne (c’est-à-dire le fonctionnement du centre, notamment le caractère systématique des sévices et la fréquence des interrogatoires), mis en relation avec le fait que Krnojelac a été le témoin des sévices infligés à Zekovic, apparemment dans le but défendu de le punir de sa tentative d’évasion, le fait qu’après cet événement, au moins un autre détenu, le témoin FWS-73, a été victime d’actes de torture, ainsi que le fait que la Chambre de première instance n’a pas admis la déclaration de Krnojelac selon laquelle ce dernier n’aurait pas été au courant d’un quelconque châtiment infligé en raison de l’évasion de Zekovic, impliquent qu’aucun juge du fait ne pouvait raisonnablement manquer de conclure que Krnojelac avait des raisons de savoir que certains des actes avaient été ou pouvaient avoir été commis dans un but prohibé par les règles de droit relatives à la torture. Krnojelac possédait un certain nombre d’informations générales de nature à le mettre en garde contre d’éventuels agissements de ses subordonnés constitutifs d’actes de torture. Par conséquent, sa responsabilité doit être engagée en vertu de l’article 7 3) du Statut. On ne saurait trop souligner que, lorsqu’il est question de responsabilité du supérieur hiérarchique, l’accusé n’est pas mis en cause pour les crimes commis par ses subordonnés mais pour un manquement à l’obligation qu’il avait, en tant que supérieur hiérarchique, d’exercer un contrôle. Il ne fait pas de doute que, compte tenu des informations dont il disposait, Krnojelac était en mesure d’exercer un tel contrôle, c’est-à-dire d’enquêter sur la commission éventuelle d’actes de torture, la Chambre de première instance ayant en outre considéré que, s’agissant des sévices, il avait le pouvoir de prévenir les crimes ou d’en punir les auteurs234. En jugeant qu’aucun juge du fait n’aurait pu raisonnablement tirer les conclusions factuelles auxquelles la Chambre de première instance est parvenue, la Chambre d’appel est d’avis que la Chambre de première instance a commis une erreur de fait.

  172. S’agissant de savoir si cette erreur a entraîné un déni de justice, la Chambre d’appel fait sienne les conclusions de la Chambre d’appel du TPIR dans l’Arrêt Rutaganda, et considère que lorsque l’accusé a erronément été acquitté par la Chambre de première instance, cette dernière « a manqué à son devoir en ne dégageant pas toutes les implications juridiques requises des éléments de preuve présentés  »235. La Chambre d’appel estime que la correction de l’erreur commise par la Chambre de première instance entraîne l’annulation des déclarations d’acquittement prononcées pour les chefs 2 et 4 de l’Acte d’accusation et la reconnaissance de la culpabilité de Krnojelac pour ces mêmes chefs en vertu de l’article 7 3) du Statut pour n’avoir pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher les actes de torture commis ultérieurement à ceux infligés à Ekrem Zekovic et pour n’avoir pas enquêté sur les actes de torture, et le cas échéant puni leurs auteurs, commis antérieurement à ceux infligés à Ekrem Zekovic. La reconnaissance de la culpabilité de Krnojelac pour les chefs 2 et 4 de l’Acte d’accusation (torture ) entraîne l’annulation de la culpabilité de Krnojelac pour les chefs 5 et 7 (actes inhumains et traitements cruels) pour les faits suivants : paragraphes 5.21 (concernant FWS-73), 5.23, 5.27 (concernant Nurko Nisic et Zulfo Veiz), 5.28 et 5.29 (concernant Aziz Šahinovic) de l’Acte d’accusation et des faits décrits aux points B 4, B 14, B 22, B 31, B 52 et B 57 de la liste C de l’Acte d’accusation, au motif que le crime de torture englobe les crimes d’actes inhumains et de traitements cruels236, rendant ainsi impossibles des condamnations multiples sur la base des mêmes faits.

    2. Quatrième motif d’appel : erreur dans les conclusions factuelles de la Chambre de première instance s’agissant des meurtres commis au KP Dom

  173. Le Procureur conteste le paragraphe 348 du Jugement rédigé comme suit :

    Enfin, l’Accusation soutient qu’aux termes de l’article 7 3) du Statut, l’Accusé est responsable en sa qualité de supérieur hiérarchique des meurtres commis au KP Dom. La Chambre de première instance s’est déjà prononcée sur la place qu’occupait l’Accusé en tant que directeur du KP Dom et sur le pouvoir qu’il avait d’empêcher les crimes et d’en punir les auteurs. La Chambre de première instance n’est pas convaincue que l’Accusation ait établi que l’Accusé était responsable en tant que supérieur hiérarchique des meurtres commis au KP Dom en juin et juillet 1992. La Chambre de première instance reconnaît que l’Accusé était au courant de deux décès, à savoir le suicide de Juso Dzamalija et la mort suspecte de Halim Konjo. La Chambre de première instance est également convaincue que RJ a parlé à l’Accusé des sévices et disparitions qui ont eu lieu pendant le mois de juin 1992. Elle n’est toutefois pas convaincue que les informations dont disposait l’Accusé étaient suffisantes pour l’avertir que ses subordonnés étaient impliqués dans le meurtre de détenus. Dès lors, la responsabilité de l’Accusé en tant que supérieur hiérarchique des meurtres commis au KP Dom en juin et juillet 1992 n’a pas été établie237.

  174. Le Procureur fait valoir que, compte tenu des conclusions factuelles acceptées par la Chambre de première instance, la seule conclusion raisonnable possible pour ladite Chambre était que Krnojelac disposait de suffisamment d’informations de nature à l’avertir du risque de l’implication de ses subordonnés dans le meurtre des détenus 238. Le Procureur soutient qu’il existait des indices clairs et objectifs des meurtres commis au KP Dom239, comme le nombre de victimes, les traces de sang maculant les couloirs du KP Dom, le bruit des coups et les cris des victimes entendus par les autres détenus, les coups de feu, les corps des victimes emmenés par les gardiens et les impacts de balles sur les murs de l’entrée240.

  175. Le Procureur considère que, pris ensemble, ces éléments constituent des informations alarmantes qui auraient dû pousser Krnojelac à ouvrir une enquête, laquelle l’aurait amené à découvrir que des meurtres étaient commis au KP Dom241. Selon lui, les conclusions de la Chambre de première instance figurant au paragraphe 318 du Jugement et relatives à la place de Krnojelac en tant que directeur du KP Dom et au pouvoir qu’il avait d’empêcher les sévices commis par ses subordonnés et d’en punir les auteurs, s’appliquent également aux meurtres commis par ces derniers, dans la mesure où la commission des meurtres est fortement liée à celle des sévices 242. Le Procureur rappelle en outre que la Chambre de première instance a réitéré ses conclusions en la matière dans la partie du Jugement consacrée aux meurtres, en particulier au paragraphe 348 du même Jugement243. Il ajoute que Krnojelac avait un accès libre et continu au KP Dom et avait la possibilité d’observer les conséquences des sévices pour les détenus, comme l’indique le paragraphe 311 du Jugement244.

  176. Pour la Chambre d’appel, comme pour le motif d’appel précédent, il est tout d’abord nécessaire de rappeler les faits pertinents admis par la Chambre de première instance s’agissant des meurtres :

    - Les personnes figurant sur la Liste C qui ont été tuées au KP Dom ont été prises dans un enchaînement d’événements survenus au KP Dom pendant les mois de juin et de juillet 1992245 et leur disparition depuis lors ne peut raisonnablement s’expliquer que par leur décès, suite aux actes ou omissions commis au KP Dom, avec l’intention voulue246. Toutes les personnes décédées figurant sur la Liste C ont été battues à mort, abattues, ou sont décédées plus tard dans l’un des cachots du KP Dom, des suites des blessures occasionnées par les sévices247 ;

    - Krnojelac se trouvait au KP Dom à l’époque des sévices et des meurtres qui s’ensuivirent, mais seulement jusqu’au 24 juin 1992, et il n’est pas revenu avant le 2 ou 3 juillet 1992248 ;

    - Les témoignages permettent d’établir le scénario suivant : pendant les mois de juin et juillet 1992, après appel, les gardiens du KP Dom se rendaient dans les cellules et appelaient pour un interrogatoire ceux des détenus dont le nom figurait sur leur liste. Le gardien posté à l’entrée du bâtiment administratif communiquait la liste de noms au gardien se trouvant dans l’enceinte du KP Dom. Les détenus extraits de leur cellule étaient conduits à la grille située à l’entrée du bâtiment administratif devant laquelle ils étaient alignés. Un par un, ou par petits groupes, ils étaient appelés dans une pièce du rez-de-chaussée de ce bâtiment. Ils étaient emmenés dans l’une des pièces à gauche ou à droite de l’escalier, ou dans une salle dénommée « Tel » dans la pièce à conviction P6, située dans l’aile gauche du bâtiment administratif, ou encore dans la salle attenante. Ils y étaient souvent battus. Les sévices se poursuivaient tard dans la soirée et les autres détenus du KP Dom pouvaient entendre le bruit des coups et les cris des victimes. Certains témoins ont pu reconnaître la personne molestée à ses cris, à ses supplications, ou aux questions qui lui étaient posées au cours des sévices. En outre, certains témoins ont pu observer en partie les sévices infligés à une ou plusieurs victimes, par une fenêtre de leur cellule. Ces témoins ont reconnu certains gardiens au KP Dom parmi les auteurs principaux des sévices249 ;

    - Dans certains cas, les détenus entendaient des coups de pistolet, puis le bruit d’un véhicule au pot d’échappement défectueux qui démarrait devant le KP Dom250  ;

    - Pendant et après les séances de sévices, on pouvait voir des gardiens du KP Dom apporter des couvertures dans le bâtiment administratif et en sortir ce qui semblait être des corps enveloppés dans ces couvertures. On pouvait voir du sang et des instruments ensanglantés dans les pièces où avaient lieu les sévices, ainsi que des traces de sang sur la Zastava Kedi au pot d’échappement défectueux que les détenus entendaient quitter le KP Dom après une ou plusieurs séances de sévices. Des impacts de balles ont été remarqués sur les murs du hall derrière la porte métallique du bâtiment administratif251 ;

    - Les gardiens du KP Dom ont été impliqués, comme les militaires, dans le meurtre de détenus au KP Dom. Les gardiens auraient notamment abattu ou frappé des détenus avec l’intention de les tuer, ou porté des atteintes graves à leur intégrité physique, dont ils ne pouvaient que raisonnablement prévoir qu’elles étaient susceptibles d’entraîner la mort252 ;

    - Krnojelac savait que des personnes étaient molestées et disparaissaient du KP Dom les soirs de juin 1992. En juin 1992, le témoin RJ a dit à Krnojelac que les détenus entendaient asséner des coups dans le bâtiment administratif et que des personnes disparaissaient du KP Dom pendant la nuit. Il a demandé à Krnojelac ce qu’il était advenu d’un groupe de personnes qui avait disparu pendant la nuit, et celui-ci lui a dit de ne pas poser de questions parce qu’il ne savait pas253  ;

    - Il n’a pas été prouvé que Krnojelac savait que des personnes qui étaient emmenées hors du KP Dom les soirs de juin 1992 et en disparaissaient étaient tuées. Krnojelac a uniquement été au courant de deux décès, à savoir le suicide de Juso Dzamalija et la mort suspecte de Halim Konjo. A propos de cette mort suspecte, Krnojelac a reconnu qu’il avait appris la mort de Halim Konjo le lendemain matin, en juin 1992 et qu’il en avait parlé à RJ. Il a expliqué que Jakonivic lui avait dit que Konjo s’était suicidé et qu’une commission était venue pour enquêter sur sa mort. Il a déclaré qu’il trouvait normal d’avoir parlé du décès de Halim Konjo à son collègue parce qu’il n’avait aucune raison de le cacher. L’Accusation n’a produit aucun élément de nature à établir que Krnojelac était au courant du décès de détenus autres que Juso Dzamalija, dont la Chambre a admis qu’il s’était suicidé254 et dont Krnojelac a reconnu avoir appris la mort255.

  177. De l’avis de la Chambre d’appel, la conclusion de la Chambre de première instance, selon laquelle les informations dont disposait Krnojelac n’étaient pas suffisantes pour l’avertir que ses subordonnés étaient impliqués dans le meurtre de détenus, est déraisonnable.

  178. Au paragraphe 339 du Jugement, la Chambre de première instance a conclu que 26 détenus sont morts victimes des agissements de militaires étrangers au KP Dom et de gardiens de prison. Si les faits admis par la Chambre de première instance n’impliquent pas forcément que Krnojelac savait que des meurtres étaient ou pouvaient être commis par ses subordonnés, ils impliquent que Krnojelac avait des raisons de savoir que certains meurtres étaient ou pouvaient être commis par ses subordonnés. La Chambre d’appel considère ainsi, comme l’a démontré le Procureur, qu’aucun juge du fait raisonnable ne pouvait manquer de conclure que Krnojelac disposait d’un certain nombre d’informations qui, prises ensembles, étaient suffisamment alarmantes et de nature à l’alerter sur le risque de commissions de meurtres à l’intérieur de la prison. Tout d’abord, il est apparu que ce sont les sévices commis à l’intérieur du KP Dom qui ont causé la mort des détenus. Comme la Chambre de première instance l’a indiqué, toutes les personnes décédées figurant sur la Liste C ont été battues à mort, abattues, ou sont décédées plus tard, dans l’un des cachots du KP Dom, des suites des blessures occasionnées par les sévices. La Chambre d’appel rappelle les faits admis par la Chambre de première instance, tels que mentionnés pour le traitement du motif d’appel précédent, quant au contexte de la commission des sévices et au caractère généralisé de leur commission ainsi qu’à l’autorité exercée par Krnojelac en tant que directeur de la prison sur ses subordonnés, auteurs de ces sévices256. La Chambre de première instance a indiqué que, compte tenu du caractère généralisé des sévices commis au KP Dom et des marques visibles qu’ils ont laissées sur les détenus, il est impossible que Krnojelac n’en ait pas eu connaissance, même s’il l’a nié. Ensuite, la Chambre d’appel rappelle que, selon la Chambre de première instance, Krnojelac était au courant de disparitions de détenus. La Chambre de première instance a admis qu’au mois de juin 1992, le témoin RJ a dit à Krnojelac que les détenus entendaient asséner des coups dans le bâtiment administratif et que des personnes disparaissaient du KP Dom pendant la nuit. Enfin, la Chambre d’appel est d’avis que Krnojelac était en mesure de voir les traces de sang maculant les couloirs du KP Dom et les impacts de balles sur les murs de l’entrée du bâtiment administratif. Comme la Chambre de première instance l’a indiqué, l’Accusé s’est rendu au KP Dom quasiment tous les jours ouvrables. Quand il s’y trouvait, il se rendait à la cantine, dans la cour ou ailleurs dans l’enceinte de la prison, tous les endroits où il avait de multiples possibilités de voir dans quelle condition physique étaient les détenus non serbes. Il ne fait donc pas de doute qu’il était également en mesure de voir les traces de sang et les impacts de balle sur les murs.

  179. De l’avis de la Chambre d’appel, ces faits constituent des informations suffisamment alarmantes pour exiger de Krnojelac qu’il procède à une enquête complémentaire. Ayant connaissance des sévices ainsi que de disparitions suspectes, et voyant les impacts de balles sur les murs, Krnojelac était en mesure de se dire que les auteurs de ces sévices étaient susceptibles d’avoir commis des meurtres. A tout le moins, il aurait dû diligenter une enquête. De l’avis de la Chambre d’appel, aucun juge du fait raisonnable n’aurait donc pu tirer les conclusions factuelles auxquelles la Chambre de première instance est parvenue. La Chambre d’appel considère donc que la Chambre de première instance a commis une erreur de fait qui, pour les raisons précédemment présentées257, a entraîné un déni de justice.

  180. La Chambre d’appel estime que la correction de l’erreur commise par la Chambre de première instance entraîne l’annulation des déclarations d’acquittement prononcées pour les chefs 8 et 10 de l’Acte d’accusation et la reconnaissance de la culpabilité de Krnojelac sur la base de l’article 7 3) du Statut pour n’avoir pas pris les mesures nécessaires et raisonnables afin d’empêcher les meurtres commis ultérieurement aux disparitions dont il avait connaissance et pour n’avoir pas enquêté sur les meurtres commis antérieurement auxdites disparitions et, le cas échéant, puni les auteurs des meurtres, dont il était le supérieur hiérarchique.

    D. Cinquième motif d’appel : la Chambre de première instance a commis une erreur de fait en concluant que les sévices constituant des actes inhumains et des traitements cruels n’ont pas été infligés pour des motifs discriminatoires et qu’en conséquence, Krnojelac ne pouvait être tenu responsable de persécutions en tant que supérieur hiérarchique

  181. Le Procureur soutient que la Chambre de première instance s’est fourvoyée en concluant que les sévices corporels constitutifs d’actes inhumains et de traitements cruels infligés par les gardiens à des détenus du KP Dom n’ont pas été commis pour des motifs discriminatoires et qu’ils ne constituaient donc pas des persécutions pour lesquelles la responsabilité de Krnojelac en tant que supérieur hiérarchique pouvait être mise en cause sur la base de l’article 7 3) du Statut258.

  182. Le Procureur fait valoir que la Chambre de première instance a adopté une approche excessivement restrictive en ce qui concerne la question de savoir ce qui constitue une discrimination et qu’elle n’a pas tenu compte du contexte plus large dans lequel s’inscrivaient les crimes sous-jacents259. Selon le Procureur, la Chambre de première instance a artificiellement compartimenté les incidents présentés dans l’Acte d’accusation comme relevant de persécutions, en perdant de vue le caractère globalement discriminatoire du climat régnant au KP Dom. La nature de ce climat a d’ailleurs été amplement illustrée dans les conclusions de la Chambre de première instance260. Les sévices infligés aux détenus du KP Dom présentaient un caractère discriminatoire car ils étaient exercés de manière généralisée et systématique et dans le but de punir, de pénaliser et d’opprimer les détenus non serbes en raison de leur origine ethnique261. Le Procureur fait valoir que, même sur la base de l’approche restrictive retenue par la Chambre de première instance, il est déraisonnable de conclure que les passages à tabac n’étaient pas discriminatoires. Il rappelle à cet égard la conclusion de la Chambre de première instance figurant au paragraphe 47 du Jugement, dans lequel ladite Chambre indique que les condamnés serbes, qui n’étaient pas logés dans la même aile du bâtiment que les non-Serbes, « n’étaient pas battus ou autrement maltraités ». Par conséquent, compte tenu de cette constatation, la seule conclusion raisonnable est que les passages à tabac infligés aux non-Serbes ont été effectués sur une base discriminatoire, et ce dans la mesure où les Serbes n’étaient pas eux-mêmes victimes de passages à tabac262. En tout état de cause, et plus fondamentalement, le Procureur soutient qu’il n’était pas nécessaire de comparer le traitement des non-Serbes au sein du KP Dom avec celui d’un autre groupe 263. Il soutient qu’en l’espèce, compte tenu de l’esprit de discrimination qui régnait au KP Dom à l’encontre des non-Serbes, la Chambre de première instance aurait dû raisonnablement déduire , en l’absence de preuves contraires, que la plupart des actes commis par les gardiens du KP Dom l’étaient pour des raisons discriminatoires264.

  183. Même si le Procureur semble soulever, dans son Mémoire, la question de la définition de l’acte discriminatoire donnée par la Chambre de première instance au regard des faits de l’espèce, il semble en réalité contester le traitement réservé par la Chambre de première instance à la question spécifique de l’intention discriminatoire, autrement dit à la mens rea de l’infraction par opposition à l’actus reus265. La Chambre d’appel s’attachera donc à répondre à la question de savoir s’il était déraisonnable pour la Chambre de première instance de conclure que seuls les tortures, actes inhumains ou traitements cruels relevés aux paragraphes 5.15 et 5.23 de l’Acte d’accusation (pour ce qui est de FWS-03 uniquement), ont été inspirés par des raisons discriminatoires266.

  184. La Chambre d’appel rappelle qu’en droit, la persécution en tant que crime contre l’humanité requiert la preuve d’une intention spécifique de discriminer sur la base de motifs politiques, raciaux ou religieux et qu’il appartient au Procureur de prouver que les actes en question ont été commis avec l’intention discriminatoire requise. La Chambre d’appel ne saurait considérer que l’intention discriminatoire des sévices commis peut être directement déduite du caractère discriminatoire général d’une attaque qualifiée de crime contre l’humanité267. Selon la Chambre d’appel, un tel contexte ne peut, à lui seul, constituer la preuve d’une intention discriminatoire. Cependant, la Chambre d’appel est d’avis que l’intention discriminatoire peut être déduite d’un tel contexte, à condition qu’il existe au regard des faits de l’espèce, des circonstances entourant la commission des actes reprochés, qui confirment l’existence d’une telle intention. Parmi ces circonstances, peuvent être pris en compte par exemple le fonctionnement de la prison (notamment, le caractère systématique des crimes commis à l’encontre d’un groupe racial ou religieux) ou l’attitude générale de l’auteur présumé de l’infraction au travers de son comportement.

  185. La Chambre d’appel considère par ailleurs que le fait que ces circonstances peuvent permettre d’établir l’actus reus de la persécution, c’est-à-dire le caractère discriminatoire de l’acte, n’empêche pas une Chambre de première instance de les considérer, parmi d’autres éléments, pour établir la mens rea de cette infraction, soit l’intention discriminatoire sur la base de laquelle l’acte discriminatoire a été commis. Sur ce point, la Chambre d’appel note que la Chambre de première instance a correctement défini le crime de persécution, tel qu’il figure au paragraphe 431 du Jugement. Ce dernier est rédigé comme suit : « […] le crime de persécution consiste en un acte ou une omission qui introduit une discrimination de fait, et qui dénie ou bafoue un droit fondamental reconnu par le droit international coutumier ou conventionnel (l’actus reus ou élément matériel du crime) ; et a été commis délibérément avec l’intention de discriminer pour un motif prohibé, notamment pour des raisons raciales, religieuses ou politiques (la mens rea ou élément moral du crime ) »268. Néanmoins, la Chambre d’appel ne souscrit pas à l’interprétation qui en est faite au paragraphe 432 du Jugement, en particulier la note de bas de page 1293 rédigée comme suit :

    La prohibition du crime de persécution, le seul dont le Statut exige qu’il soit commis pour des motifs discriminatoires (voir Arrêt Tadic, par. 305), vise à protéger les membres de groupes politiques, raciaux et religieux contre toute discrimination exercée en raison de leur appartenance à l’un de ces groupes. Si un Serbe commet délibérément un meurtre parce que la victime est musulmane, il est clair que l’incrimination des persécutions vise, dans ce cas, à protéger les membres du groupe de confession musulmane contre de tels actes discriminatoires. S’il s’avère que la victime n’est pas musulmane, affirmer que cet acte n’en constitue pas moins une persécution dès lors qu’il a été commis avec une intention discriminatoire étend inutilement cette protection à une personne qui n’appartient pas au groupe qu’il s’agit de protéger dans ce cas, à savoir les Musulmans.

    De l’avis de la Chambre d’appel, une telle affirmation n’est pas correcte. Elle constitue une interprétation erronée de l’exigence d’une discrimination de fait (ou acte discriminatoire) établie par la jurisprudence. Pour reprendre l’exemple donné dans la note de bas de page, la Chambre d’appel considère qu’un Serbe, qui aurait été pris par méprise pour un Musulman, peut néanmoins être victime d’un crime de persécution. De l’avis de la Chambre d’appel, l’acte commis contre lui introduit une discrimination de fait vis-à-vis des autres Serbes qui n’ont pas fait l’objet de tels actes, accomplie avec la volonté de discriminer un groupe à raison de son origine ethnique.

  186. En l’espèce, la Chambre de première instance a indiqué que la « détention des non-Serbes au KP Dom, et les actes ou omissions qui y étaient commis, étaient manifestement liés à l’attaque généralisée et systématique lancée contre la population civile non serbe dans la municipalité de Foca »269. De l’avis de la Chambre d’appel, on peut déduire de cette constatation que les traitements infligés aux détenus non serbes étaient le résultat de la politique discriminatoire précitée, à l’origine de leur mise en détention270. La Chambre d’appel rappelle en outre les conclusions de la Chambre de première instance figurant au paragraphe 47 du Jugement :

    Les quelques condamnés serbes qui étaient détenus au KP Dom n’étaient pas logés dans la même aile que les non-Serbes. Ils n’étaient pas maltraités comme les détenus non serbes. Ils étaient un peu mieux nourris et recevaient parfois des portions supplémentaires. Ils n’étaient pas battus ou autrement maltraités, et n’étaient pas enfermés dans leur cellule. Ils étaient relâchés lorsqu’ils avaient purgé leur peine, avaient accès aux sanitaires et bénéficiaient d’autres avantages dont les détenus non serbes étaient privés271.

    Selon la Chambre d’appel, cette constatation signifie qu’en réalité, seuls les détenus non serbes faisaient l’objet de sévices. Elle est d’avis que les différences de traitement entre les détenus serbes et non serbes ne peuvent raisonnablement être attribuées au hasard de l’affectation du personnel de garde. Cette constatation vient donc confirmer la présomption précitée. La Chambre d’appel considère donc que la seule conclusion raisonnable possible sur la base des faits pertinents admis par la Chambre de première instance était que les sévices ont été commis à l’encontre des détenus non serbes en raison de leur appartenance politique ou religieuse et que, par conséquent, ces actes illicites ont été commis avec l’intention discriminatoire requise. La Chambre d’appel considère qu’à supposer que les coups portés aux détenus non serbes l’aient été pour punir ces détenus de violations du règlement, le choix de cette sanction, dès lors qu’elle n’a été infligée qu’à des détenus non serbes, procédait d’une volonté de les discriminer pour des motifs religieux ou politiques.

  187. Le Procureur soutient que Krnojelac devrait être reconnu coupable, sur la base de l’article 7 3) du Statut, des persécutions commises272. S’agissant de Krnojelac, la Chambre d’appel rappelle que la Chambre de première instance a reconnu qu’il a librement accepté le poste en sachant pertinemment que des civils non serbes étaient détenus illégalement au KP Dom en raison de leur origine ethnique273. Krnojelac a par ailleurs admis qu’il savait que des non-Serbes étaient détenus précisément parce qu’ils étaient non-Serbes, et qu’aucune des procédures instituées pour les personnes détenues légalement n’était suivie au KP Dom274. Enfin, la Chambre de première instance a reconnu que Krnojelac savait que des détenus non serbes étaient battus et généralement maltraités275. Il « avait connaissance des conditions de vie des détenus non serbes, des exactions et autres mauvais traitements dont ils étaient victimes au KP Dom et […] il savait que ces sévices s’inscrivaient dans le cadre de l’attaque lancée contre la population non serbe de la municipalité et de la ville de Foca »276. Compte tenu de tous les éléments précités, la Chambre d’appel est d’avis que Krnojelac, qui, en tant que directeur de la prison, a toujours eu autorité sur tous les détenus du KP Dom277, disposait d’informations suffisantes pour l’alerter du risque que les actes inhumains et traitements cruels étaient commis à l’encontre des détenus non serbes en raison de leur appartenance politique ou religieuse. La Chambre de première instance a donc commis une erreur de fait qui a entraîné un déni de justice278.

  188. La Chambre d’appel estime que la correction de l’erreur commise par la Chambre de première instance entraîne la reconnaissance de la culpabilité de Krnojelac, comme l’a demandé le Procureur279, du chef 1 (persécutions) de l’Acte d’accusation afin de rendre compte de sa responsabilité, découlant de l’article 7 3) du Statut, dans les sévices décrits aux paragraphes 5.9, 5.16, 5.18, 5.20, 5.21, 5.27 et 5.29 de l’Acte d’accusation, ainsi que dans les faits correspondant aux numéros A2, A7, A10, A12, B15, B17, B18, B19, B20, B21, B25, B26, B28, B30, B33, B34, B37, B45, B46, B48, B51 et B59 de la liste C de l’Acte d’accusation, tous ces sévices ayant été considérés par la Chambre de première instance comme des actes inhumains et traitements cruels tombant respectivement sous le coup des articles 5 i) et 3) du Statut280. Il s’en suit l’annulation des condamnations de Krnojelac du chef 5 de l’Acte d’accusation (crime contre l’humanité d’actes inhumains) pour les sévices énumérés ci-dessus, dans la mesure où le crime de persécutions pour actes inhumains englobe le crime contre l’humanité d’actes inhumains, rendant ainsi impossibles des condamnations multiples sur la base des mêmes faits. La responsabilité de Krnojelac est maintenue pour le chef 7 de l’Acte d’accusation à raison des sévices énumérés ci-dessus.

    F. Sixième motif d’appel du Procureur : la Chambre de première instance s’est fourvoyée en acquittant Krnojelac du chef de persécutions (travaux forcés)

  189. Krnojelac était accusé, aux chefs 16 et 18 de l’Acte d’accusation, de réduction en esclavage, un crime contre l’humanité tombant sous le coup de l’article 5 c) du Statut, et d’une violation des lois ou coutumes de la guerre sanctionnée par l’article 3 du Statut281. Les mêmes faits sous-tendaient les accusations de réduction en esclavage et celles, portées au chef 1, de persécutions (travaux forcés)282. La Chambre de première instance a conclu que le Procureur n’avait pas établi que le travail effectué par les détenus était forcé ou involontaire, si ce n’est dans le cas de deux d’entre eux283. S’agissant du travail forcé de ces deux détenus, la Chambre de première instance a estimé que Krnojelac n’était pénalement responsable ni au regard de l’article 7 1) du Statut, ni au regard de son article 7 3)284. La Chambre a donc acquitté Krnojelac tant des chefs 16 et 18 de l’Acte d’accusation (réduction en esclavage) que du chef 1 (persécutions prenant la forme de travaux forcés)285.

  190. Le Procureur demande l’annulation de l’acquittement prononcé pour le chef 1 de l’Acte d’accusation, pour les deux raisons principales présentées ci-après286.

    1. Les éléments de preuve étaient suffisants pour établir le caractère involontaire du travail et le travail involontaire comme une forme de persécution

    a) La Chambre de première instance s’est fourvoyée en concluant à l’insuffisance des éléments de preuve pour établir le caractère involontaire du travail

  191. Le Procureur soutient qu’en appliquant aux faits le critère juridique du caractère involontaire, la Chambre de première instance a conclu à tort, dans le cas de huit  détenus287, que les éléments de preuve produits étaient insuffisants pour établir qu’ils avaient été contraints à travailler288. La Chambre de première instance a déclaré à juste titre qu’en général, le droit international humanitaire interdit le travail forcé ou involontaire, le caractère involontaire étant l’élément principal de la définition du travail forcé ou obligatoire289. Le Procureur reconnaît que, d’une manière générale, la Chambre de première instance a donné une définition juridiquement correcte du « caractère involontaire »290 mais considère qu’elle l’a appliquée aux faits de manière erronée. Pour le Procureur, l’absence de consentement peut être établie d’après les circonstances objectives, sans qu’il soit nécessaire de prouver spécifiquement l’état d’esprit subjectif de la victime. Cependant, allant à l’encontre du critère défini, la Chambre de première instance a exigé du Procureur qu’il prouve que le détenu « avait protesté contre l’obligation qui [lui] était faite de travailler ou [qu’] un responsable l’avait prévenu qu’il serait puni s’il n’obéissait pas »291. De la même manière, la Chambre de première instance a erronément exigé du Procureur qu’il prouve non seulement que le détenu avait peur de refuser de travailler mais aussi qu’il ne voulait pas travailler292. Le Procureur considère toutefois que même lorsqu’il n’y a pas de preuve directe de la part d’un détenu que son travail n’était pas volontaire, la Chambre de première instance doit prendre en compte d’autres circonstances objectives à ce point coercitives qu’elles excluaient toute possibilité de consentement293. S’il est disponible, un témoignage qui établit l’état d’esprit subjectif de la victime et se rapporte aux faits l’ayant convaincu qu’elle était contrainte de travailler est clairement pertinent. Un tel témoignage peut à lui seul suffire à établir l’absence de consentement, ou bien il peut permettre de conclure que les circonstances objectives étaient telles qu’elles excluaient toute possibilité de consentement. Toutefois, selon le Procureur, un tel témoignage n’est pas essentiel, et la preuve de l’existence de circonstances propres à exclure toute possibilité de consentement peut également être rapportée par d’autres moyens de preuve294. La Chambre de première instance a pris en compte un certain nombre d’éléments qu’elle estimait pertinents, comme l’absence pour l’essentiel, de rémunération, la situation de vulnérabilité des détenus, les allégations selon lesquelles les détenus incapables ou refusant de travailler y étaient contraints ou envoyés au cachot, les conséquences à long terme du travail, de la détention et des conditions de vie inhumaines du KP Dom295. Mais, selon le Procureur, si tous ces éléments peuvent être pertinents pour déterminer s’il existait des circonstances si coercitives qu’elles excluaient toute possibilité de consentement, aucun d’entre eux n’est essentiel en soi lorsque l’absence de consentement peut être établie à partir d’autres circonstances objectives. Le Procureur fait valoir que tous ces éléments, ou, tout du moins, la plupart d’entre eux, étaient réunis dans le cas de chacun des détenus concernés.

  192. En l’espèce, la Chambre de première instance n’a pas considéré, au regard de tous les témoignages pertinents, que « le climat général qui régnait au KP Dom quand l’Accusé en était le directeur, était tel que tous les détenus travaillaient contraints et forcés »296, autrement dit, que les circonstances objectives étaient à ce point coercitives qu’elles excluaient toute possibilité de consentement. Pour le Procureur, la seule conclusion qu’un juge du fait aurait pu raisonnablement tirer des témoignages entendus par la Chambre de première instance en l’espèce était que les conditions régnant au KP Dom étaient à ce point coercitives qu’elles excluaient toute possibilité de consentement de la part des travailleurs qui y étaient illégalement détenus297.

  193. La Chambre d’appel comprend que le Procureur sollicite de cette dernière de répondre en premier lieu à la question de savoir si les conditions régnant au KP Dom étaient à ce point coercitives qu’elles excluaient toute possibilité de consentement de la part des travailleurs. Pour répondre à cette question, la Chambre d’appel, comme pour les motifs d’appel précédents, entend récapituler les faits pertinents qui ont été admis par la Chambre de première instance :

    - Le KP Dom regroupait plusieurs centaines d’hommes civils musulmans, qui y sont restés de quatre mois à plus de deux ans et demi298. Le KP Dom pouvait accueillir plus que les 500 à 700 détenus non serbes qui s’y trouvaient, mais ces personnes étaient rassemblées dans un petit nombre de cellules. S’entassaient dans des cellules individuelles parfois jusqu’à 18 personnes, qui ne pouvaient donc ni se déplacer ni se coucher pour dormir299  ;

    - Les conditions dans lesquelles les non-Serbes étaient détenus étaient au-dessous des normes applicables au régime de détention des civils en temps de conflit armé. Les détenus non serbes ne recevaient pas de nourriture en quantité suffisante et beaucoup ont de ce fait perdu énormément de poids, parfois plus de 40 kilos ou jusqu’à un tiers de leur poid. Ils étaient détenus dans diverses cellules, y compris dans des cachots qui n’étaient pas chauffés et étaient glacials pendant le rude hiver de 1992. Les vêtements qu’ils s’étaient confectionnés pour avoir chaud à partir de couvertures inutilisées ont été confisqués par les gardiens300. On a délibérément nourri les détenus non serbes juste assez pour qu’ils survivent. Tous les non-Serbes ont perdu beaucoup de poids, entre 20 et 40 kilos, pendant leur détention au KP Dom301 ;

    - Les conditions d’hygiène étaient déplorables et les sanitaires réduits au minimum, cependant que les soins médicaux laissaient à désirer et que les médicaments faisaient défaut. Un service médical minimum était assuré mais les personnes nécessitant une intervention de toute urgence étaient laissées sans soin ou ne recevaient pas les soins nécessaires. Au moins un détenu est décédé faute de soins ou d’une suffisante diligence302 ;

    - Les détenus non serbes restaient la plus grande partie de la journée enfermés dans leurs cellules ; ils n’étaient autorisés à sortir que pour se rendre à la cantine. Certains, cependant, étaient emmenés travailler, sachant qu’ils recevraient pour cela une portion supplémentaire, ce dont ils avaient grand besoin303  ;

    - Beaucoup de détenus ont été victimes de coups et autres mauvais traitements, administrés parfois sans raison, parfois à titre de sanctions pour des manquements mineurs au règlement de la prison ou dans le but de leur extorquer des informations ou des aveux. Les cris et les gémissements des personnes molestées pouvaient être entendus des autres détenus, jetant l’effroi au sein de la population carcérale. Beaucoup étaient ramenés dans leurs cellules avec des blessures et des hématomes bien visibles, conséquences des exactions subies304  ;

    - Pendant la période considérée dans l’Acte d’accusation, beaucoup de détenus non serbes ont été emmenés hors du KP Dom, soi-disant pour être échangés ou pour accomplir certaines tâches comme la cueillette des prunes. Nombre d’entre eux n’en sont pas revenus et on ne les a plus jamais revus305  ;

    - Des conditions de vie atroces et déplorables ont été imposées aux détenus non serbes du KP Dom entre avril 1992 et juillet 1993. Elles constituaient des actes et omissions d’une gravité comparable à celle des autres crimes énumérés dans les articles 3 et 5 du Statut, équivalent à des actes inhumains et traitements cruels tombant sous le coup de ces articles306 ;

    - Une politique délibérée d’isolement des détenus était mise en œuvre au KP Dom. Seuls quelques prisonniers pouvaient durablement quitter leur cellule pour accomplir les tâches qui leur étaient assignées. Ceux qu’on emmenait travailler en dehors du KP Dom étaient tenus à l’écart des autres prisonniers, dans des cellules distinctes, afin qu’ils ne colportent pas des nouvelles de « l’extérieur ». Pour garantir le respect de ces « règles » tacites sur la communication, toute transgression exposait son auteur au cachot ou à des mauvais traitements tels que les sévices corporels 307 ;

    - Le surpeuplement de la prison était aggravé par des conditions d’hygiène déplorables 308 ;

    - Les conditions de détention étaient physiquement éprouvantes et les non-Serbes détenus au KP Dom étaient généralement soumis à un climat psychologiquement épuisant. Tout effort fait par les détenus non serbes pour améliorer leurs conditions de vie dans la prison était puni du cachot. Tout effort pour obtenir davantage de nourriture ou de l’eau chaude, et pour communiquer entre eux, avec des gardiens ou avec l’extérieur, leur valait des corrections ou le cachot309  ;

    - Les détenus non serbes ont été victimes de terribles sévices psychologiques pendant leur séjour au KP Dom. Ils ont entendu pendant des mois, en particulier en juin et juillet 1992, torturer et frapper des gens et craignaient constamment d’être les prochains310 ;

    - Dans l’ensemble, quand Krnojelac était directeur, il semble qu’un petit noyau de détenus et de condamnés ait travaillé principalement à la ferme, à l’atelier ou à la fabrique de meubles. Ce noyau comptait de 20 à 45 détenus. Les détenus qui travaillaient étaient généralement qualifiés et aptes au travail311  ;

    - Lorsque des raisons étaient données, c’était le plus souvent que les détenus voulaient obtenir la ration supplémentaire réservée à ceux qui travaillaient, ou sortir de leur cellule312 ;

    - Les détenus devaient travailler à l’atelier de serrurerie et de mécanique pour réparer des véhicules de l’armée et des voitures volées. Le nombre de personnes travaillant dans l’atelier et pour celui-ci variait entre six et quinze. En plus du casse-croûte que recevaient tous les détenus du KP Dom qui travaillaient et des cigarettes que Goljanin et parfois les gardiens leur donnaient, le personnel de l’atelier de serrurerie et de mécanique avait un peu plus de liberté que les autres détenus qui travaillaient et, parfois, il lui était possible d’aller cueillir des poires près de l’atelier 313.

    La Chambre de première instance n’a pas été convaincue que les détenus qui refusaient de travailler ou n’étaient pas aptes à le faire étaient envoyés au cachot quand Krnojelac dirigeait la prison. Les éléments de preuve présentés par l’Accusation à ce sujet étaient ambigus314. De même, le Procureur n’a pas présenté de preuves directes établissant que ceux qui n’étaient pas en mesure ou qui refusaient de travailler y étaient contraints, quand Krnojelac dirigeait la prison315

  194. Le Procureur affirme qu’aucun témoignage n’a établi que les détenus avaient tiré parti de leur travail au KP Dom ou que leurs conditions de détention s’étaient améliorées de manière appréciable et que le seul élément que l’on puisse raisonnablement inférer de ces témoignages est que les détenus qui se sont portés volontaires pour travailler l’ont fait car ils vivaient constamment dans la crainte de représailles et tentaient d’échapper aux conditions de vie atroces et déplorables. La Chambre d’appel rappelle que les conditions de vie régnant au KP Dom étaient manifestement désastreuses. Parmi les faits précédemment énumérés, certains sont particulièrement significatifs et doivent être soulignés. La Chambre de première instance a en effet conclu qu’au sein du KP Dom, on a délibérément nourri les détenus non serbes juste assez pour qu’ils survivent. Tous les non-Serbes ont perdu beaucoup de poids, entre 20 et 40 kilos, pendant leur détention au KP Dom. En outre, les détenus non serbes restaient la plus grande partie de la journée enfermés dans leurs cellules ; ils n’étaient autorisés à sortir que pour se rendre à la cantine. Certains, cependant, étaient emmenés travailler, sachant qu’ils recevraient pour cela une ration supplémentaire, ce dont ils avaient grand besoin. Enfin, les détenus non serbes ont été victimes de terribles sévices psychologiques pendant leur séjour au KP Dom. Ils ont entendu pendant des mois, en particulier en juin et juillet 1992, des gens être frappés et torturés et ils craignaient constamment d’être les prochains. La Chambre d’appel considère qu’au vu des circonstances particulières de détention des détenus non serbes au sein du KP Dom, un juge du fait aurait dû raisonnablement aboutir à la conclusion que la situation générale des détenus excluait toute possibilité de consentement libre. La Chambre d’appel est convaincue que les détenus ont travaillé dans le but d’éviter les coups ou dans l’espoir d’avoir un supplément de nourriture. Ceux qui ont refusé de travailler l’ont fait par peur, compte tenu des disparitions de détenus qui étaient sortis du KP Dom. Le climat de peur a rendu impossible l’expression d’un libre consentement et on ne peut pas attendre d’un détenu qu’il exprime une objection, ou considérer qu’il est nécessaire, pour établir le travail forcé, qu’une personne en position d’autorité le menace de punition en cas de refus de sa part. Dans ces circonstances, le fait qu’un détenu ait formé une objection n’est pas pertinent pour résoudre la question de savoir si la capacité réelle d’objecter n’existe pas.

  195. De l’avis de la Chambre d’appel, les circonstances propres à la vie carcérale des détenus du KP Dom étaient donc telles qu’aucun consentement libre n’était possible. La Chambre d’appel note qu’en l’espèce la plupart des témoins cités par le Procureur à l’appui de son motif d’appel ont en outre exprimé leur sentiment sur la question de savoir s’ils se sentaient contraints de travailler. Sur ce point, la Chambre d’appel rejette l’argument du Procureur consistant à soutenir qu’un témoignage qui établit l’état d’esprit subjectif de la victime et qui se rapporte aux faits indiquant qu’elle a été contrainte de travailler est clairement pertinent et peut à lui seul suffire à établir l’absence de consentement. La Chambre d’appel est d’avis qu’un tel sentiment ne suffit pas à établir le travail forcé et que l’intime conviction que les détenus avaient d’être obligés de travailler doit être prouvée par des éléments objectifs, et non pas seulement subjectifs. En l’espèce, vu les circonstances particulières de ce centre de détention, il y avait suffisamment d’éléments objectifs prouvant que les détenus étaient effectivement obligés de travailler, confirmant ainsi que leur sentiment personnel d’effectuer un travail forcé était bien réel.

  196. Par conséquent, la Chambre d’appel annule les conclusions de la Chambre de première instance s’agissant des témoins FWS-249, FWS-144, Rasim Taranin, FWS-66, FWS-198, Ekrem Zekovic, Muhamed Lisica et FWS-71 et conclut que ces témoins ont été contraints de travailler.

  197. La Chambre d’appel analyse maintenant le deuxième argument du Procureur.

    b) Si le travail forcé est établi, les constatations faites par la Chambre de première instance sont suffisantes pour justifier une déclaration de culpabilité de Krnojelac pour persécutions à raison du travail forcé

  198. Le Procureur rappelle les conclusions de la Chambre de première instance au paragraphe 471 du Jugement316. Là encore, il ne conteste pas le droit applicable défini par la Chambre de première instance317. Il fait valoir que si la Chambre d’appel devait renverser les conclusions de la Chambre de première instance en considérant que le travail des détenus était forcé, d’autres constatations faites par cette dernière viennent largement confirmer le caractère discriminatoire de la sélection des détenus astreints au travail forcé et justifier donc pleinement une déclaration de culpabilité de persécutions à raison du travail forcé.

  199. La Chambre d’appel rappelle que les actes sous-jacents au crime de persécution, qu’ils soient considérés isolément ou en conjonction avec d’autres actes, doivent constituer un crime de persécution qui est de même gravité que les crimes énumérés à l’article 5 du Statut. Selon elle, en l’espèce, le travail forcé doit être considéré comme faisant partie d’une série d’actes comprenant la détention illégale et les sévices, dont l’effet cumulatif est d’une gravité suffisante pour équivaloir à un crime de persécution, étant entendu que la détention illégale et les sévices ont été commis sur la base d’un ou plusieurs motifs discriminatoires énumérés à l’article 5 du Statut. Par conséquent, le degré de gravité de la persécution à raison de ces actes atteint celui des crimes mentionnés expressément à l’article 5 du Statut.

  200. Le critère de gravité étant rempli, il convient de déterminer si les actes commis ont été effectivement discriminatoires et s’ils ont été commis avec une intention discriminatoire. La Défense soutient que, loin de montrer le caractère discriminatoire des tâches demandées aux prisonniers non serbes, les éléments de preuve présentés au procès montrent que les prisonniers serbes étaient en grande partie astreints aux mêmes tâches que les non-Serbes, et que le recours à une main d’œuvre essentiellement musulmane avait été rendu nécessaire par le nombre important d’hommes serbes au front. Selon elle, l’élément de discrimination que supposent les persécutions n’a donc pas été établi318. La Chambre d’appel ne partage pas cette analyse. Il convient en effet de garder à l’esprit la conclusion de la Chambre de première instance figurant au paragraphe 438 du Jugement selon laquelle les Serbes étaient légalement emprisonnés au KP Dom, tandis que les non-Serbes étaient détenus sans aucun motif légal : selon elle, « [s]’il est vrai que des Serbes étaient également emprisonnés au KP Dom, c’était légalement à la suite de condamnations prononcées par des tribunaux avant le début du conflit, ou pour des infractions militaires commises au cours de la guerre. Les non-Serbes, en revanche, n’étaient détenus pour aucun motif légal et leur maintien en détention ne faisait l’objet d’aucun contrôle »319. S’agissant des détenus serbes, la Chambre d’appel est d’avis, compte tenu du caractère légal de leur détention, qu’il ne peut être question de travail forcé. La Chambre d’appel considère que la comparaison entre la situation des détenus serbes et non serbes au regard du travail n’est pas en l’espèce pertinente. Il existe en effet un principe selon lequel n’est pas considéré comme travail forcé ou obligatoire le travail requis normalement d’une personne légalement détenue. Ce principe est notamment consacré au paragraphe 3 de l’article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (« CEDH »). Ce dernier indique en effet que « [n]’est pas considéré comme 'travail forcé ou obligatoire' : […] a) tout travail requis normalement d’une personne soumise à la détention dans les conditions prévues par l’article 5 de la présente Convention [régissant, entre autres, la légalité d’une arrestation ou d’une détention], ou durant sa mise en liberté conditionnelle ».

  201. Le cas des prisonniers serbes étant sans rapport avec la question, celle de la discrimination exercée à l’égard des détenus non serbes doit être examinée en se référant aux faits objectifs de l’affaire. La Chambre d’appel a précédemment rappelé qu’en l’espèce, la Chambre de première instance a indiqué que la « détention des non-Serbes au KP Dom, et les actes ou omissions qui y étaient commis, étaient manifestement liés à l’attaque généralisée et systématique lancée contre la population civile non serbe dans la municipalité de Foca »320. La Chambre d’appel a également précédemment indiqué qu’il pouvait être déduit de ce contexte que les traitements infligés aux détenus non serbes étaient le résultat de la politique discriminatoire précitée à l’origine de leur mise en détention, à condition qu’il existe au regard des faits de l’espèce des circonstances entourant la commission des actes de travaux forcés qui confirment l’existence d’une telle intention. De l’avis de la Chambre d’appel, il ne fait aucun doute que les prisonniers non serbes étaient détenus et contraints de travailler en raison de leur origine ethnique. La Chambre de première instance a souligné que les « quelques condamnés serbes qui étaient détenus au KP Dom n’étaient pas logés dans la même aile que les non-Serbes. Ils n’étaient pas maltraités comme les détenus non serbes. Ils étaient un peu mieux nourris et recevaient parfois des portions supplémentaires. Ils n’étaient pas battus ou autrement maltraités, et n’étaient pas enfermés dans leur cellule. Ils étaient relâchés lorsqu’ils avaient purgé leur peine, avaient accès aux sanitaires et bénéficiaient d’autres avantages dont les détenus non serbes étaient privés »321. Il apparaît clairement que les détenus non serbes étaient, en revanche, soumis à un tout autre régime. La surpopulation des cellules individuelles dans lesquelles les détenus étaient entassés au point de ne pouvoir ni se déplacer ni se coucher, la sous-alimentation et ses effets majeurs en termes de perte de poids, la généralisation des coups et mauvais traitements, les sévices psychologiques liés aux conditions de détention et aux mauvais traitements constituent des circonstances particulièrement significatives du caractère discriminatoire dans lequel s’inscrivent les travaux forcés imposés aux détenus non serbes.

  202. De l’avis de la Chambre d’appel, la Chambre de première instance a été induite en erreur par son approche au cas par cas de chacun des actes de travaux forcés et a, de ce fait, omis de considérer toutes les circonstances entourant la commission de ces actes, lesquelles confirment en l’espèce que lesdits actes s’inscrivaient bien dans le contexte discriminatoire régnant au KP Dom, au même titre que la détention illégale et les sévices commis. La Chambre d’appel considère donc qu’au vu de ces circonstances, aucun juge du fait raisonnable n’aurait manqué de conclure que les travaux forcés ont été imposés avec une intention discriminatoire.

  203. Il ne fait donc aucun doute pour la Chambre d’appel que les huit détenus qui ont été contraints de travailler ont été victimes de persécutions au sens de l’article 5 du Statut.

    2. La Chambre de première instance s’est fourvoyée en concluant que Krnojelac n’était pas individuellement responsable au regard de l’article 7 1) du Statut

  204. Le Procureur a également soulevé un second moyen pour contester la décision de la Chambre de première instance d’acquitter Krnojelac du chef 1 de l’Acte d’accusation selon lequel celle-ci aurait eu tort de conclure que, s’agissant des détenus dont il a été établi qu’ils avaient été contraints de travailler, Krnojelac n’était pas responsable en tant que coauteur dans le cadre d’une entreprise criminelle commune. Alternativement, le Procureur fait valoir que, si la Chambre d’appel ne faisait pas droit au premier moyen d’appel, Krnojelac devrait être tenu responsable en tant que complice322

  205. La Chambre d’appel a précédemment indiqué que, s’agissant du crime allégué de travaux forcés, il convient en l’espèce de le traiter comme faisant partie d’une entreprise criminelle commune de la première catégorie sans recourir à la notion de système, et que les personnes ayant participé à leur commission pourront être considérées comme coauteurs d’une entreprise criminelle commune ayant pour but la commission des crimes en question ou comme complices de celle-ci, suivant que, dans le premier cas, l’intéressé partage l’intention commune ou, dans le second cas, en a simplement connaissance (voir par. 121 à 123 du présent Arrêt).

  206. Sur ce point, la Chambre d’appel est d’avis que Krnojelac ne doit pas être considéré comme un simple complice mais comme un coauteur des crimes de travaux forcés commis. Selon la Chambre d’appel, Krnojelac partageait l’intention de faire travailler illégalement les détenus non serbes dans des conditions que la Chambre d’appel a considérées comme étant telles qu’il était impossible pour ces derniers de librement consentir à travailler. La Chambre d’appel considère que la seule conclusion à laquelle un juge du fait aurait dû raisonnablement aboutir est la culpabilité de Krnojelac en tant que coauteur pour persécutions à raison de travaux forcés des détenus non serbes et ce, pour les raisons suivantes : Krnojelac était au courant de la décision initiale de faire travailler les détenus du KP Dom323, il était responsable de toutes les unités économiques et lieux de travail liés à la prison324 et jouait donc un rôle central en la matière. En outre, Krnojelac a librement accepté le poste en sachant pertinemment que des civils non serbes étaient détenus illégalement au KP Dom en raison de leur origine ethnique et savait aussi qu’aucune des procédures en vigueur instituées pour les personnes détenues légalement n’était suivie au KP Dom325. Il contrôlait, en dernier ressort, le travail effectué par les détenus dans et pour le KP Dom. Il rencontrait régulièrement les responsables de la fabrique de meubles, de l’atelier de travail des métaux et de la ferme, où travaillaient les détenus 326.

  207. De l’avis de la Chambre d’appel, compte tenu de ce qui précède, il est impossible que Krnojelac n’ait pas partagé l’intention de faire travailler des détenus non serbes illégalement détenus. La Chambre d’appel estime donc que la conclusion de la Chambre de première instance relative à l’acquittement de Krnojelac pour le crime de persécution à raison de travaux forcés doit être annulée et que doit être prononcée, sur la base de l’article 7 1) du Statut, la culpabilité de Krnojelac pour persécution à raison de travaux forcés en tant que coauteur de l’entreprise criminelle commune visant à persécuter les détenus non serbes en exploitant leur travail forcé.

    G. Septième motif d’appel du Procureur : persécutions à raison de déportation et d’expulsion

  208. Le Procureur avance cinq arguments dans la cadre de ce motif d’appel relatif aux conclusions de la Chambre de première instance concernant le premier chef dans l’Acte d’accusation – persécutions à raison de « déportation et d’expulsion »327.

    1. Persécutions à raison de déportation et d’expulsion

  209. Le Procureur soutient que la Chambre de première instance a versé dans l’erreur en considérant « que les déplacements forcés qui entrent dans le cadre des persécutions par voie de déportation et d’expulsion visées par l’article 5 h) du Statut nécessitaient la preuve que les victimes ont été déplacées de force par-delà les frontières nationales »328. Il ajoute que « la déportation envisagée à l’article 5 du Statut comprend les déplacements illégaux opérés aussi bien au-delà, qu’à l’intérieur des frontières nationales d’un État »329 et que « le Jugement Blaskic a donné une définition exacte du terme »330. Il affirme également que les « cas de déplacement forcé ont été qualifiés de persécutions (crimes contre l’humanité) et non d’infractions aux règles de droit régissant les conflits armés internationaux »331 . Le Procureur avance en outre que la Chambre de première instance s’est méprise sur le sens du terme « expulsion »332 en estimant qu’il suppose également le franchissement d’une frontière nationale333.

  210. Dans ce moyen, le Procureur invoque principalement une erreur de la Chambre de première instance quant à la définition de la déportation et, dans une certaine mesure, une erreur dans la définition de l’expulsion. La Chambre d’appel ne considère pas qu’en l’espèce la question principale soit la définition de ces termes. L’objet des débats devant la Chambre de première instance était la persécution et la Chambre d’appel estime que deux questions découlent des conclusions du Procureur : a) celle de savoir si la Chambre de première instance a bien interprété les allégations de persécutions figurant dans l’Acte d’accusation et b) celle de savoir si les actes de déplacement constatés par la Chambre sont tels qu’ils peuvent constituer des crimes sous-jacents aux persécutions.

    a) Les persécutions alléguées par le Procureur

  211. Dans l’Acte d’accusation, Krnojelac est accusé de persécutions, sanctionnées par l’article 5 h) du Statut, pour des actes de déportation et d’expulsion. Il n’est pas accusé séparément d’« expulsion » (crime contre l’humanité)334. Les allégations du Procureur sont les suivantes :

    Dans le cadre de ces persécutions, MILORAD KRNOJELAC a participé à l’exécution d’un plan commun ou a aidé et encouragé l’exécution d’un plan commun comprenant : […]

    f) la déportation et l’expulsion de civils, Musulmans et autres non-Serbes, emprisonnés au centre de détention du KP Dom, vers le Monténégro et d’autres destinations inconnues. […]

    En outre, MILORAD KRNOJELAC a contribué à la déportation ou à l’expulsion de la majorité des hommes musulmans et non serbes de la municipalité de Foca, en sélectionnant des détenus du KP Dom en vue de leur déportation ou de leur transfert vers le Monténégro et d’autres destinations inconnues. Plusieurs groupes de détenus ont été transportés vers d’autres centres de détention à Kalinovik, Rudo et Kula. À la fin d’août 1992, 35 détenus âgés ou malades ont été conduits en car du KP Dom à Rozaj, au Monténégro. Le même jour, des prisonniers musulmans, qui avaient été choisis avec les 35 détenus devant être déportés au Monténégro, ont été emmenés pour un soi-disant échange à Gorazde. On ne les a jamais revus vivants. De juin 1992 à mars 1993, au moins 266 Musulmans et autres non-Serbes détenus au KP Dom ont été déportés et transférés à des endroits inconnus, où ils ont été tués. La plupart de ces disparitions ont eu lieu entre août et octobre 1992. La raison principale donnée par les autorités de la prison pour expliquer le transfert de ces détenus portés disparus était qu’ils devaient être utilisés lors d’échanges de prisonniers335.

  212. Comme évoqué ci-dessus, le Procureur a allégué la persécution dans les termes suivants : « [la] déportation ou [le] transfert vers le Monténégro et d’autres destinations inconnues » ; « ont été transportés vers d’autres centres de détention à Kalinovik, Rudo et Kula » ; « 35 détenus âgés ou malades ont été conduits en car du KP Dom à Rozaj, au Monténégro [et] ont été emmenés pour un soi-disant échange à Gorazde  ». La Chambre d’appel relève que les municipalités de Kalinovik, Rudo, Kula et Gorazde sont situées en Bosnie-Herzégovine et que celle de Rozaj se trouve au Monténégro. Le Procureur a, de toute évidence, visé aussi bien des déplacements à l’intérieur de la Bosnie-Herzégovine qu’au-delà de ses frontières. Il a utilisé le terme de déportation pour les déplacements allégués hors de Bosnie-Herzégovine et les termes « transférés », « transportés », ou « emmenés » dans les cas de déplacements à l’intérieur de la Bosnie-Herzégovine. Dans l’Acte d’accusation, ces faits étaient reprochés en tant que persécutions ayant pris la forme de déportations et d’expulsions. Il n’y figure pas d’accusation distincte d’expulsion. La Chambre d’appel relève en outre que, dans son Mémoire préalable au procès, le Procureur a fait valoir que le terme de « déportation » visait des déplacements aussi bien à l’intérieur d’un État qu’au-delà des frontières de celui-ci336. De plus, il n’a fourni aucune définition du terme d’expulsion.

  213. La Chambre de première instance a estimé que « la majorité des faits dont l’Accusation [avait] estimé qu’ils constituaient une déportation et une expulsion (ont( bien eu lieu »337. Autrement dit, elle a constaté que la majorité des faits essentiels sous-jacents à cette partie de l’accusation de persécutions était établie. En faisant application de ces constatations dans son analyse du crime de persécution, la Chambre de première instance a considéré que la déportation « suppose un déplacement par-delà les frontières nationales et se distingue par là du transfert forcé, qui peut s’effectuer à l’intérieur des frontières d’un pays  »338. Elle a relevé que le Procureur n’avait pas tenté de « définir l’expulsion ou de la distinguer de la déportation » et que l’expulsion n’était pas un terme technique339. En outre, elle a fait remarquer que « l’expulsion n’est pas clairement définie en droit international pénal, elle entre dans la définition de la déportation, ce qui semble indiquer qu’elle suppose un déplacement par-delà les frontières nationales »340 . Elle a rejeté l’allégation de persécutions en définissant juridiquement la déportation et l’expulsion comme comprenant uniquement les déplacements au-delà d’une frontière nationale  et a ajouté qu’étant donné que « l’Accusation n’a pas fait état d’un transfert forcé dans l’Acte d’accusation, […] la Chambre ne [pouvait] donc pas considérer que cette infraction fonde le chef de persécution »341 .

  214. La Chambre d’appel considère que la Chambre de première instance a négligé le fait que le crime allégué en l’espèce était la persécution à raison de déportations et d’expulsions et non les crimes distincts d’expulsion ou de transfert forcé. La Chambre d’appel est d’avis qu’en l’espèce le Procureur a utilisé les termes de déportation et d’expulsion dans l’Acte d’accusation en tant que termes généraux afin de traduire les actes de déplacement forcé au moyen desquels, d'après le Procureur, le crime de persécution a été perpétré.

  215. La Chambre d’appel est d’avis que si la formulation retenue par l’Acte d’accusation n’était pas des plus adaptées, elle ne contenait cependant aucune ambiguïté quant au fait que Krnojelac était poursuivi pour avoir commis le crime de persécution au moyen de déplacements forcés à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de la Bosnie Herzégovine.

  216. La Chambre d’appel relève que la Chambre de première instance a en l’espèce constaté l’existence de déplacements par-delà une frontière nationale ainsi qu’à l’intérieur de la Bosnie-Herzégovine, dont le déplacement d’un « groupe de 35 hommes [...] au-delà de la frontière nationale avec le Monténégro »342, les prétendus échanges ayant eu lieu «  le 15 ou le 19 août 1992 (15 à 20 hommes), pendant l’été 1992, le 22 août 1992 (8 hommes), le 25 août 1992 (environ 18 à 25 hommes), du 31 août au 2 septembre 1992 (environ 71 hommes), le 10 septembre 1992 (de 10 à 40 hommes), le 12 septembre 1992 (50 hommes), à une date indéterminée entre le 11 et le 16 décembre 1992 (7 hommes), en février ou mars 1993 (Dr. Aziz  Torlak), et le 21 mars 1993 (Sucrija Softic) »343  ainsi que le déplacement d’« une vingtaine d’hommes jeunes [qui] ont été emmenés, peut-être à Gorazde »344 . La Chambre d’appel estime que la Chambre de première instance était tenue de se prononcer sur les faits essentiels allégués et de juger si ces actes étaient constitutifs de persécutions au sens de l’article 5 h) du Statut. En omettant de le faire, elle a commis une erreur de droit. La Chambre d’appel examinera ci-après si cette erreur est de nature à invalider la décision.

    b) Les actes de déplacement pouvant être qualifiés de persécutions (crime contre l’humanité)

  217. La Chambre d’appel examinera ci-dessous quels sont les actes de déplacement qui peuvent être constitutifs de persécutions lorsqu’ils sont perpétrés avec l’intention discriminatoire requise et si les actes allégués par le Procureur étaient bien de nature à constituer des actes sous-jacents au crime de persécution. Pour ce faire, la Chambre d’appel est d’avis qu’il n’est pas nécessaire, contrairement à ce qu’affirme le Procureur, de définir l’expulsion comme un « terme général applicable aux déplacements forcés aussi bien à l’intérieur qu’au-delà des frontières »345 afin de rechercher si ces actes pourraient constituer des actes sous-jacents au crime de persécution.

  218. La Chambre d’appel considère que les actes de déplacement forcé sous-jacents au crime de persécution sanctionné par l’article 5 h) du Statut ne sont pas limités à des déplacements effectués au-delà d’une frontière nationale. La prohibition des déplacements forcés vise à garantir le droit et l’aspiration des individus à vivre dans leur communauté et leur foyer sans ingérence extérieure. C’est le caractère forcé du déplacement et le déracinement forcé des habitants d’un territoire qui entraînent la responsabilité pénale de celui qui le commet, et non pas la destination vers laquelle ces habitants sont envoyés.

  219. La Chambre d’appel estime en effet que le crime de persécution peut revêtir différentes formes. Il peut s’agir de l’un des autres actes constitutifs de crimes visés à l’article 5 du Statut346 ou de l’un des actes constitutifs de crimes visés par d’autres articles du Statut 347.

  220. Encore faut-il que la condamnation soit prononcée sur la base d’une incrimination qui existait à l’époque où ont été commis les actes ou omissions dont la personne est accusée et qui était suffisamment prévisible et accessible348. Ainsi, il convient de rechercher les actes de déplacement que le droit international coutumier considère comme des crimes. On s’accorde à reconnaître les Conventions de Genève comme l’expression du droit international coutumier349. L’article 49 de la IVe Convention de Genève interdit les déplacements vers un autre État, à l’intérieur d’un territoire occupé ou hors de celui-ci. Cet article dispose notamment que « [l]es transferts forcés, en masse ou individuels, ainsi que les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé dans le territoire de la Puissance occupante ou dans celui de tout autre État, occupé ou non, sont interdits, quel qu’en soit le motif »350. En outre, l’article 85 du Protocole additionnel I interdit « le transfert par la Puissance occupante d’une partie de sa population civile dans le territoire qu’elle occupe, ou la déportation ou le transfert à l’intérieur ou hors du territoire occupé de la totalité ou d’une partie de la population de ce territoire, en violation de l’article 49 de la IVe Convention »351. De plus, l’article 17 du Protocole Additionnel II aux Conventions de Genève interdit explicitement les déplacements forcés de population à l’intérieur d’un pays où un conflit armé interne a éclaté et hors de celui-ci. Il est ainsi rédigé :

    Article 17 - Interdiction des déplacements forcés [forced movement] - 1.  Le déplacement [displacement] de la population civile ne pourra être ordonné pour des raisons ayant trait au conflit sauf dans les cas où la sécurité des personnes civiles ou des raisons militaires impératives l’exigent. Si un tel déplacement doit être effectué, toutes les mesures possibles seront prises pour que la population civile soit accueillie dans des conditions satisfaisantes de logement, de salubrité, d’hygiène, de sécurité et d’alimentation. 2. Les personnes civiles ne pourront être forcées de quitter leur propre territoire pour des raisons ayant trait au conflit 352.

    L’article 17 du Protocole additionnel II utilise le terme de « déplacements forcés  » (forced movement) pour décrire les déplacements (displacements) à l’intérieur des frontières et par-delà celles-ci dans le cadre d’un conflit armé interne. Cependant, le Commentaire dudit Protocole précise que le terme de déplacement forcé (forced movement) recouvre aussi les « mesures d’expulsion qui oblige [nt] un individu à quitter son pays »353 . Les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels interdisent les déplacements forcés, que ce soit dans le cadre d’un conflit armé interne ou international. Ceci est pertinent pour déterminer la gravité des actes en question, que la Chambre d’appel va maintenant considérer.

  221. Pour que ces actes puissent être considérés comme des actes sous-jacents au crime de persécution, ils doivent, séparément ou cumulativement, être commis avec une intention discriminatoire et constituer un crime de persécution de même gravité que les autres crimes visés à l’article 5 du Statut. À plusieurs reprises, les Chambres de première instance du Tribunal ont reconnu que les déplacements forcés de population, que ce soit à l’intérieur d’un État ou par-delà ses frontières, constituaient des persécutions354. Le Rapport du Secrétaire Général, approuvé par le Conseil de sécurité355, indique que « [l]es crimes contre l’humanité sont dirigés contre une population civile quelle qu’elle soit et ils sont interdits qu’ils aient ou non été commis au cours d’un conflit armé de caractère international ou de caractère interne356  ». Il précise en outre que « [l]es crimes contre l’humanité désignent des actes inhumains d’une extrême gravité, tels que l’homicide intentionnel, la torture ou le viol » et que « [d]ans le conflit qui a éclaté sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, de tels actes inhumains ont pris la forme de la pratique dite du “nettoyage ethnique ” […] et de viols généralisés et systématiques357  ». Le Conseil de sécurité était donc particulièrement préoccupé par les actes de nettoyage ethnique et souhaitait conférer au Tribunal la compétence pour en juger, qu’ils aient été commis au cours d’un conflit armé interne ou international. Les déplacements forcés, pris séparément ou cumulativement, peuvent constituer un crime de persécutions de même gravité que d’autres crimes énumérés à l’article 5 du Statut. Cette analyse est également consacrée par la pratique récente des États, telle qu’exprimée dans le Statut de Rome, qui prévoit que les déplacements aussi bien à l’intérieur d’un État qu’au-delà des frontières nationales peuvent constituer un crime contre l’humanité et un crime de guerre358.

  222. La Chambre d’appel conclut que les déplacements à l’intérieur d’un pays ou au-delà d’une frontière nationale, commis pour des motifs que n’autorise pas le droit international, sont des crimes sanctionnés en droit international coutumier et que ces actes, s’ils sont commis avec l’intention discriminatoire requise, sont constitutifs du crime de persécutions visé à l’article 5 h) du Statut. Selon la Chambre d’appel, les faits constatés par la Chambre de première instance entrent dans la catégorie des déplacements qui peuvent être constitutifs de persécution.

  223. La Chambre d’appel estime, pour les raisons précédemment invoquées, qu'à l’époque du conflit en ex-Yougoslavie, les déplacements aussi bien à l’intérieur d’un État qu’au-delà d’une frontière nationale étaient considérés comme constitutifs de crimes en droit international coutumier. Par conséquent, le principe de légalité est respecté 359.

  224. La Chambre d’appel constate qu’en ne déterminant pas si les actes de déplacement forcé allégués constituaient des persécutions, la Chambre de première instance a commis une erreur de droit qui invalide sa décision. Compte tenu de ce qui précède, la Chambre d’appel est d’avis qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer, ni pour l’infirmer ni pour la confirmer, sur la définition donnée par la Chambre de première instance des termes « déportation » et « expulsion ». En effet, la question posée en l’espèce était celle de savoir si les actes de déplacement forcé allégués, à supposer qu’ils aient été commis avec une intention discriminatoire, pouvaient constituer le crime de persécution. La Chambre d’appel remarque que les termes « déportation  » et « expulsion » visés au paragraphe 5.2 f) de l’Acte d’accusation ont manifestement été utilisés par le Procureur comme des termes génériques englobant l’ensemble des comportements allégués en l’espèce comme sous-jacents au crime de persécution. Aucune référence n’a été faite dans l’Acte d’accusation à l’article 5 d) du Statut visant l’expulsion. Il n’est pas donc nécessaire de définir un terme qui n’apparaît pas dans la disposition sur la base de laquelle l’Acte d’accusation est fondé.

  225. La Chambre d’appel s’attachera à déterminer, dans le cadre des autres arguments présentés à l’appui de ce moyen d’appel, si les faits tels qu’établis en l’espèce constituent des persécutions dont Krnojelac serait pénalement responsable.

    2. L’exercice d’un choix véritable

  226. Le Procureur soutient que la Chambre de première instance a commis une erreur de fait en considérant que les 35 détenus non serbes du KP Dom conduits de l’autre côté de la frontière avec le Monténégro ont librement choisi d’être échangés360. Il avance que la Chambre de première instance a eu tort de ne pas tenir compte du régime de coercition auquel étaient soumis les détenus du KP Dom. Par analogie avec l’examen mené dans l’Arrêt Kunarac sur la question du viol et des violences sexuelles, le Procureur avance que les conditions de vie au KP Dom étaient de nature à exclure toute possibilité de consentement réel et fait remarquer que les prisonniers ne pouvaient en rien choisir leur destination361. La Défense répond à cela que, pour des raisons indépendantes de la volonté de l’accusé, les habitants musulmans de Foca avaient déjà abandonné la ville et qu’il était par conséquent raisonnable que ces prisonniers choisissent d’aller au Monténégro 362.

  227. La Chambre de première instance a constaté que « ce groupe de 35 hommes a été déplacé au-delà de la frontière nationale avec le Monténégro. Cependant, tout porte à croire que les détenus souhaitaient être échangés, et que les personnes sélectionnées pour ces échanges ont choisi de partir, sans qu’il soit besoin de les y contraindre. [Elle n’a pas été] convaincue que leur départ de Foca, qui découlait de ce choix, n’ait pas été volontaire » 363. La Chambre de première instance a divisé les actes allégués en tant qu’expulsions et déportations dans l’Acte d’accusation en trois catégories : « le transfert de détenus vers d’autres camps de détention, les soi-disant échanges et les soi-disant réquisitions »364. Elle a considéré que le cas des 35 prisonniers relevait des « soi-disant échanges »365. Elle s’est basée pour ce faire sur six témoignages, qui sont examinés ci-dessous.

  228. Dans la partie de son témoignage sur laquelle la Chambre de première instance s’est fondée, le témoin FWS-54 a déclaré :

    Q. Est-ce qu’on faisait sortir les détenus afin de les échanger pendant votre séjour, avant que vous-même vous ne soyez emmené ?

    R. On les emmenait. Tous, en fait, étaient emmenés sous prétexte d'être échangés. Peut-être ne sont-ils jamais arrivés à destination. Jamais on ne leur disait qu'ils allaient être emmenés pour être liquidés. Tous étaient emmenés… je veux dire, ils avaient l’air tout à fait satisfaits parce qu'ils croyaient qu’ils allaient être échangés. Malheureusement [...]366.

    La Chambre de première instance s’est également appuyée sur les déclarations des témoins suivants. Le témoin FWS-65 a déclaré :

    R. En se basant sur cette liste de détenus, le gardien se rendait dans la pièce dans laquelle se trouvaient les détenus, il ouvrait la pièce en question pour appeler les détenus qui s'y trouvaient, et il leur disait : « Préparez vos affaires, vous partez pour être échangés ».

    Q. Lorsque cela avait lieu, vouliez-vous faire l’objet d’un échange ?

    R: Cela se passait pendant le jour. Après deux ou trois échanges de ce genre, comme je souffre de problèmes cardiaques, j'étais agité et je devenais impatient. Je pensais : « ah, si seulement je pouvais sortir, si seulement je pouvais sortir! » Quand le policier disait : « vous allez être échangé », pour moi cela voulait dire être libéré, sortir du camp et peut-être même retrouver ma famille de l’autre côté367.

    Et le témoin FWS-249 :

    Q. Que leur est-il arrivé ? Les a-t-on aussi emmenés pour un prétendu échange ou autre chose ?

    R. Ils ont tous été emmenés pour être échangés. En fait, nous nous réjouissions de ces échanges, en pensant que ce serait bientôt notre tour. En réalité, il y a eu très peu d’échanges, de véritables échanges. La plupart du temps, la mort était au bout368.

    Le témoin FWS-109 :

    Q : Est-ce que vous avez essayé vous-même de vous faire échanger, puisque vous venez de nous dire que vous vous réjouissiez de cette possibilité ? Est-ce que vous avez essayé de vous faire échanger ?

    R. J’ai essayé, j’ai supplié, je l’ai même demandé par écrit [...]369

    Le témoin Rasim Taranin :

    R. Je parle de tous ceux qui sortaient. Ils disaient qu’ils seraient échangés et nous étions tous contents, nous avons tous essayé de faire partie de ces groupes, de ces échanges. Et quand je suis sorti, mon téléphone n’arrêtait pas de sonner. Des gens me demandaient où se trouvaient ces personnes. Des femmes m’appelaient pour m’interroger au sujet de leur mari ou d’autres et tout le monde voulait savoir. Tout ce que je pouvais leur dire c’est « Il est parti pour être échangé » et vous voyez, ils sont toujours portés disparus370.

    Le témoin RJ :

    Q : Savez-vous ce qui arrivait à ceux qu’on emmenait ? Est-ce qu’ils étaient échangés ou est-ce qu’ils disparaissaient ? Avez-vous eu des informations à ce sujet ?

    R : Je n’ai pas eu d’informations à ce sujet et personne ne sait ce qui est arrivé aux gens qui avaient quitté le KP Dom. Nous étions heureux comme des enfants quand les policiers venaient avec des listes. Ils disaient un tel part, tel autre part etc. Nous étions tous heureux. Mais ce qui se passait après, une fois passées les portes, je n’en sais rien371.

  229. La Chambre de première instance a considéré que « tout port[ait] à croire » que les détenus souhaitaient être échangés. La Chambre d’appel a examiné les témoignages sur lesquels la Chambre de première instance s’est fondée372 et estime qu’ils revêtent un caractère général et ne concernent pas spécifiquement les 35 détenus en question. Il en ressort que les prisonniers se réjouissaient de ces échanges, qui éveillaient leur espoir et leur vif désir d’être libérés, et que certains détenus sont même allés jusqu’à demander d’être échangés. Cependant, la Chambre d’appel estime que tout cela ne signifie pas nécessairement qu’il s’agissait là d’un « choix véritable ». Or, c’est l’absence de choix véritable qui conditionne le caractère illicite du déplacement. On ne peut pas non plus déduire l’existence d’un choix véritable du fait qu’un consentement ait été exprimé dans la mesure où les circonstances peuvent priver ce consentement de toute valeur373. Par conséquent, les éléments de preuve concernant ces expressions générales de consentement doivent être analysés dans le contexte, en tenant compte de la situation et de l’atmosphère qui régnaient au KP Dom, de la détention illégale, des menaces, de l’usage de la force et d’autres formes de coercition, de la crainte de la violence, de la vulnérabilité des détenus. Or, la Chambre de première instance s’est contentée d'examiner ces témoignages isolément.

  230. Pourtant, la Chambre de première instance a conclu par ailleurs dans son Jugement que « [b]eaucoup de détenus ont été victimes de coups et autres mauvais traitements »374  et que les personnes détenues au KP Dom l’étaient illégalement375.

  231. Le témoignage de FWS-54, un des 35 détenus, illustre le climat de peur et de contrainte qui régnait au KP Dom. La Chambre de première instance a relevé que le 8 août 1992, environ 20 jours avant le déplacement, « FWS-54 a été battu par un gardien du KP Dom dénommé Pilica Blagojevic pour avoir donné à un compagnon détenu une tranche de pain en plus, contrairement aux ordres. FWS-54 a eu de nombreuses ecchymoses et a perdu plusieurs dents suite à ces sévices. Après avoir été battu, FWS-54 a été envoyé au cachot pour trois ou quatre jours »376 . En outre, à partir du témoignage de FWS-54, la Chambre de première instance a constaté qu’en juin ou juillet 1992, à cinq reprises, des détenus ont été appelés à l’extérieur et ont été roués de coups. Les autres détenus ont entendu les cris et les gémissements des victimes377.

  232. Aucun des détenus n’est revenu378. Le témoin FWS-54 a entendu le bruit des coups diminuer, puis il a entendu des coups de feu et a entendu qu’un véhicule quittait les lieux379. La Chambre d’appel estime que cet épisode a dû exacerber la peur que ressentait FWS-54.

  233. La Chambre d’appel constate que les conditions de vie au KP Dom soumettaient les détenus non serbes à un régime carcéral coercitif tel qu’ils n’étaient pas en mesure d’exercer un choix véritable. La Chambre d’appel en conclut que les 35 détenus ont été soumis à la contrainte et que la Chambre de première instance a eu tort de considérer qu’ils avaient librement choisi d’être échangés.

    3. La nature discriminatoire des déplacements

  234. Le Procureur avance qu’aucune Chambre de première instance n’aurait pu raisonnablement conclure qu’il n’était pas établi que le transfert des 35 détenus au Monténégro avait été opéré pour les motifs discriminatoires requis380. Le Procureur renvoie, d’une manière générale, aux arguments mis en avant pour justifier son cinquième moyen d’appel381 et, en particulier, au climat de violence et de discrimination systématiques dans lequel vivaient les détenus du KP Dom en raison de leur appartenance ethnique382.

  235. La Chambre de première instance a déclaré qu’« il n’y a pas de preuve directe que ce déplacement ait été opéré pour un motif discriminatoire prohibé383  ». La Chambre d’appel rappelle que l’intention discriminatoire des déplacements forcés ne peut être directement déduite du caractère discriminatoire général d’une attaque qualifiée de crime contre l’humanité384. La Chambre d’appel est cependant d’avis qu’il existe, au regard des faits de l’espèce, des circonstances entourant la commission des actes reprochés qui permettent de déduire l’existence d’une telle intention.

  236. En l’espèce, la Chambre de première instance a abouti à la conclusion suivante :

    [L]’expulsion, l’échange ou la déportation des non-Serbes, détenus au KP Dom ou non, ont parachevé l’attaque que les Serbes avaient lancée contre la population civile non serbe de la municipalité de Foca. Initialement, ordre avait été donné dans l’armée d’empêcher les habitants de quitter Foca. Cependant, la majeure partie de la population civile non serbe a été par la suite contrainte de quitter Foca. En mai 1992, on a fait venir des cars pour emmener les civils hors de la ville et, vers le 13 août 1992, les derniers Musulmans de Foca, des femmes et des enfants principalement, ont été emmenés à Rozaje (Monténégro). Le 23 octobre 1992, des femmes et des enfants de la municipalité, qui avaient été détenus pendant un mois au Centre sportif Partizan, ont été déportés en car à Gorazde. […] Fin 1994, les derniers détenus musulmans qui restaient au KP Dom ont été échangés, cet échange venant parachever l’attaque lancée contre ces civils et le nettoyage ethnique de la région. À l’issue de la guerre en 1995, Foca était devenue une ville presque exclusivement serbe385.

  237. Compte tenu de ces conclusions, ainsi que du caractère discriminatoire ayant présidé à l’incarcération illégale et à l’imposition aux détenus non serbes du KP Dom de conditions de vie telles que précédemment décrites386, la Chambre d’appel estime qu’il était déraisonnable pour la Chambre de première instance de conclure que rien ne démontrait que le transfert des 35 détenus au Monténégro avait été opéré pour les motifs discriminatoires requis.

  238. La Chambre d’appel considère que le raisonnement qui précède, relatif au caractère forcé des déplacements des 35 détenus non serbes vers le Monténégro, s’applique mutatis mutandis aux autres déplacements reconnus par la Chambre de première instance. Il en va de même s’agissant de l’intention discriminatoire qui animait Krnojelac.

    4. Responsabilité de Krnojelac

  239. S’agissant de la quatrième branche de son moyen d’appel, l’Accusation soutient que la Chambre de première instance a eu tort de juger que Krnojelac n’était pas responsable du déplacement de détenus à l’intérieur de la Bosnie-Herzégovine qui lui était reproché au chef 1 (persécutions) et que l’acquittement devrait être infirmé. En outre, concernant la cinquième branche de ce même moyen, l’Accusation avance que la Chambre de première instance a commis une erreur en ne déclarant pas Krnojelac coupable, au regard de l’article 7 1) du Statut, du transfert de 35 détenus non serbes au Monténégro et de celui d’autres détenus non serbes en d’autres lieux de Bosnie-Herzégovine387.

  240. La Chambre d’appel examine conjointement les deux branches du moyen d’appel. La Défense affirme que les déplacements échappaient au contrôle de Krnojelac et que la liste des personnes échangées était établie par les autorités militaires388. Arguant du fait que Krnojelac avait connaissance de l’existence d’un système de déplacement et d’échange des détenus du KP Dom, l’Accusation affirme qu’il était responsable en tant que coauteur dans le cadre de l’entreprise criminelle commune389. À titre subsidiaire, elle soutient que Krnojelac était responsable en tant que complice dans la mesure où il savait que des détenus étaient emmenés de force et ce, pour des motifs discriminatoires 390.

  241. La Chambre d’appel s’estime convaincue au-delà de tout doute raisonnable de la responsabilité de Krnojelac en tant que coauteur d’une entreprise criminelle commune visant à persécuter les détenus du KP Dom en les déportant et en les expulsant.

  242. La Chambre d’appel rappelle que les déportations et les expulsions alléguées étaient reprochées à l’accusé comme participant à une entreprise criminelle commune, non de la deuxième catégorie (reposant sur la notion de système) mais de la première, ce qui suppose que Krnojelac ait partagé l’intention de l’auteur principal. Cependant, Krnojelac est responsable pour avoir pris part à l’entreprise criminelle commune ayant pour but les échanges des prisonniers non serbes du KP Dom et dont il partageait le but commun. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de prouver qu’il a personnellement participé à l’établissement des listes des prisonniers non serbes échangés. La responsabilité de Krnojelac sera donc analysée dans le cadre de la première catégorie d’entreprise criminelle commune. Certains des participants à cette entreprise criminelle commune travaillaient au KP Dom, alors que d’autres, comme les autorités militaires, y étaient étrangers.

  243. Dans le Jugement, il a été constaté que :

    La Chambre est convaincue que pendant la période couverte par l’Acte d’accusation, des détenus ont été sortis du KP Dom pour faire l’objet d’échanges. Ces échanges se déroulaient généralement selon le même schéma. Un gardien ou policier du KP Dom, venu de l’entrée, allait dans les cellules appeler les détenus qui devaient être échangés, selon une liste fournie par l’administration de la prison. Les personnes choisies étaient conduites hors du KP Dom. Il arrivait qu’elles soient d’abord battues par des gardiens du KP Dom ou des militaires. Si certains échanges ont « effectivement 391 » permis à des détenus de rejoindre le territoire contrôlé par les Musulmans de Bosnie, de nombreux détenus emmenés pour être échangés ont purement et simplement disparu. Des témoins ont confirmé qu’après avoir eux-mêmes été relâchés ou échangés, ils avaient appris la disparition des détenus « échangés » de la bouche des familles des disparus, d’autres détenus plusieurs années plus tard, ou du CICR auprès duquel ils s’étaient enquis du sort de parents392.

  244. Dans son Mémoire d’appel, l’Accusation ne conteste pas que c’était avant tout l’armée qui prenait les décisions au sujet des « échanges », comme l’affirme la Défense393. Renvoyant à son Mémoire préalable, l’Accusation soutient que c’était l’administration du KP Dom placée sous l’autorité de Krnojelac qui « exécutait la décision » des autorités militaires394. Dans son Mémoire, elle affirmait « qu’un gardien qui se trouvait à l’intérieur de la prison [recevait] une feuille de papier d’un gardien posté à l’entrée du bâtiment administratif puis qu’il entrait dans la cellule pour appeler les détenus qui devaient être échangés395 ».

  245. La Chambre d’appel est convaincue que l’administration du KP Dom exécutait les ordres des autorités militaires et que les gardiens du KP Dom remettaient les détenus en vue de leur transfert. Elle n’est toutefois pas convaincue que Krnojelac ait eu le pouvoir de peser dans le choix des détenus qui allaient être déplacés. Il apparaît que Krnojelac a tenté en vain d’aider le témoin RJ qui souhaitait être échangé et qu’il pensait aider celui-ci à se mettre en lieu sûr et à rejoindre sa famille396. En outre, l’Accusation avance que Krnojelac « savait que le transport des détenus posait problème et qu’il y avait lieu de veiller à la sécurité des détenus après leur départ du camp397  ». La Chambre d’appel considère que Krnojelac connaissait en fait les conséquences du transport des détenus mais qu’il n’a joué aucun rôle dans celui-ci.

  246. Cependant, Krnojelac est pénalement individuellement responsable de ces échanges qui s’inscrivaient dans le cadre de l’entreprise criminelle commune où il a personnellement joué un rôle dans le but ultime d’obtenir le déplacement forcé des détenus qui se trouvaient sous son contrôle au KP Dom. Même s’il n’avait pas le contrôle sur une étape précise de l’opération, il a accepté le résultat final de cette entreprise. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de prouver qu’il a personnellement participé à l’établissement des listes. Les « échanges » ont débuté durant l’été 1992 et se sont poursuivis jusqu’en mars 1993 au moins398. Comme elle l’a constaté plus haut, la Chambre d’appel est convaincue que les détenus non serbes étaient emmenés du KP Dom avec une intention discriminatoire. Selon son propre témoignage, Krnojelac savait que les détenus étaient emmenés du KP Dom399. En outre, la Chambre de première instance a établi que Krnojelac, de par ses fonctions de directeur de la prison, savait que les prisonniers non serbes étaient détenus illégalement en raison de leur appartenance ethnique400. En sa qualité de directeur, Krnojelac a autorisé le personnel du KP Dom à remettre des détenus non serbes. Il a favorisé ces départs en permettant qu’ils se poursuivent. Sans emprisonnement illégal, il n’aurait pas été possible de continuer à procéder aux échanges. La Chambre d’appel est convaincue que Krnojelac partageait l’intention des principaux auteurs de l’entreprise criminelle commune visant à emmener les détenus non serbes du KP Dom.

  247. Elle considère que Krnojelac est responsable, en tant que coauteur, de persécutions ayant pris la forme de déplacements forcés, tels qu’allégués par le Procureur comme « déportation » et « expulsion ».

  248. Il est donc fait droit à ce moyen d’appel.

    V. PEINE

  249. Les deux parties ont en l’espèce présenté des motifs d’appel relatifs à la peine de sept ans et demi fixée par la Chambre de première instance401. La Chambre d’appel a procédé à l’examen des différents motifs d’appel en appliquant le critère d’examen des erreurs alléguées, tel que fixé dans sa jurisprudence402. Elle entend brièvement rappeler la teneur desdits motifs d’appel.

  250. Pour sa part, la Défense fait valoir en substance que la Chambre de première instance se serait méprise sur le poids à accorder aux circonstances aggravantes et atténuantes. La Chambre d’appel rejette ce motif d’appel présenté par la Défense et ce, pour les raisons principales suivantes.

  251. La Défense fait valoir que la Chambre de première instance n’a pas sérieusement tenu compte dans la sentence de la situation personnelle de Krnojelac, à savoir  de son âge avancé, de ses quatre fils et neuf petits-enfants, du fait que deux de ses fils étaient mutilés de guerre, qu’il a exercé toute sa vie durant le métier mal rémunéré d’enseignant, et que son union harmonieuse avec une Croate dure depuis 40 ans403. La Chambre d’appel considère qu’en l’espèce, rien ne permet de penser que la Chambre de première instance n’a pas accordé de poids suffisants aux éléments précités par la défense, et en tout état de cause, celle-ci ne l’a pas démontré. En outre, s’agissant de deux éléments expressément cités par la Défense, en l’occurrence le métier d’enseignant exercé par Krnojelac et l’age de ce dernier, force est de constater que la Chambre de première instance en a tenu compte dans son analyse. Celle-ci a en effet déclaré avoir pris en compte le « fait qu’avant sa nomination au poste de directeur du KP Dom, l’Accusé avait bonne réputation et que depuis qu’il a quitté ce poste, il a repris son métier d’enseignant sans que rien de répréhensible ne puisse lui être reproché »404. S’agissant de l’âge, la Chambre de première instance a indiqué avoir tenu compte « dans sa sentence du fait que l’Accusé Mirolad Krnojelac est aujourd’hui âgé de 62 ans ».

  252. La Défense fait ensuite valoir que la Chambre de première instance a procédé à une analyse erronée de la gravité des crimes commis. La Chambre d’appel rejette tous les arguments principaux de Krnojelac rappelés ci-après.

  253. Premièrement, la Défense déclare que pour déterminer la peine à imposer à un accusé dont la responsabilité pénale repose sur les actes d’autrui – l’accusé ayant été reconnu coupable en tant que complice ou supérieur hiérarchique – la gravité de ses agissements criminels doit être appréciée séparément de celle des auteurs des crimes405. Compte tenu de la jurisprudence établie en la matière406, la Chambre d’appel ne discerne aucune erreur commise par la Chambre de première instance.

  254. Deuxièmement, la Défense avance que la Chambre de première instance n’a pas correctement apprécié la gravité de ses agissements criminels, en ce qu’elle a accordé trop peu de poids à son manque d’expérience en tant que directeur de prison et à sa personnalité – c’est-à-dire au fait qu’il n’aime pas s’opposer aux autorités. Selon la Chambre d’appel, rien ne permet d’affirmer que la Chambre de première instance ait commis une erreur en ne considérant pas le manque d’expérience et la nature de sa personnalité de Krnojelac comme des circonstances atténuantes. De l’avis de la Chambre d’appel, la Défense n’a pas démontré qu’en appréciant la gravité de son comportement de complice des actes d’autrui, la Chambre ait commis une erreur en ne retenant pas les éléments précités comme des circonstances atténuantes, mais plutôt comme des motifs d’accorder moins de poids qu’elle ne l’aurait normalement fait à la circonstance aggravante tirée du fait qu’il était le directeur de la prison 407.

  255. Troisièmement, la Défense affirme que la Chambre de première instance n’a pas accordé un poids convenable à l’attitude des témoins et des détenus musulmans à son égard, et que la gravité de ses agissements est le mieux rendue par les dépositions de témoins tels que FWS-144 et le témoin à décharge A. La Défense affirme également que la Chambre de première instance n’a pas accordé suffisamment de poids à ses tentatives d’améliorer les conditions de vie des détenus408. Là encore, rien n’indique que la Chambre ait fait un mauvais usage de son pouvoir discrétionnaire de détermination de la peine dans la manière dont elle a apprécié les tentatives de Krnojelac d’améliorer les conditions de vie des détenus. La Chambre d’appel estime que la Chambre de première instance avait toute latitude pour conclure qu’en l’espèce, les faits se rapportant à l’attitude de Krnojelac vis-à-vis de détenus non serbes ne pouvaient pas constituer des circonstances atténuantes importantes, compte tenu de son appréciation d’ensemble de la gravité du comportement criminel de Krnojelac en tant que directeur du KP Dom sur une période de 15 mois.

  256. Quatrièmement, la Défense fait valoir que la Chambre de première instance n’a pas pris en compte le fait que le KP Dom était loué aux militaires, ce qui a limité l’autorité de Kronjelac au sein du KP Dom et a entraîné un changement dans le fonctionnement de l’établissement. Ensuite, elle soutient qu’il n’avait pas de « pouvoir particulièrement coercitif, propre à lui permettre d’encourager les auteurs principaux des crimes à agir comme ils l’ont fait »409. Selon la Chambre d’appel, la Chambre de première instance avait toute latitude de considérer que la prééminence de Krnojelac au sein de la prison aggravait à tout le moins la complicité de traitements cruels et de persécutions dont il s’était rendu coupable à l’égard des détenus. La Défense n’a pas démontré en quoi la Chambre de première instance a abusé de son pouvoir discrétionnaire.

  257. Cinquièmement, la Défense déclare que la Chambre de première instance a commis une erreur en déclarant que Krnojelac « n’a exprimé aucun regret pour le rôle qu’il a joué dans ces infractions, et n’a guère regretté que ces infractions aient eu lieu »410. La Chambre d’appel remarque que rien n’indique que la Chambre de première instance ait considéré l’absence de regret comme une circonstance aggravante et qu’elle a alourdi la peine pour ce motif. Selon la Chambre d’appel, en relevant que Krnojelac n’éprouvait pas de remords, la Chambre de première instance n’a rien fait de plus qu’indiquer qu’il ne pourrait bénéficier de la circonstance atténuante tirée de l’expression de remords par un accusé. Quant à l’affirmation de la Défense selon laquelle il avait déploré les actes commis par ceux qui ont maltraité les détenus, la Chambre d’appel est d’avis que la Chambre de première instance s’est simplement contentée d’indiquer que les faibles regrets exprimés par Krnojelac ne peuvent être retenus comme une circonstance atténuante importante.

  258. Quant aux arguments présentés par le Procureur, ce dernier fait valoir en substance que la Chambre de première instance s’est fourvoyée en prononçant une peine qui ne rend compte ni de la gravité des infractions ni de la part de culpabilité de Krnojelac, et en prenant à tort certains éléments en considération411. Il demande à la Chambre d’appel de revoir la peine à la hausse412. La Chambre d’appel rejette tous les arguments allégués par le Procureur. Elle a cependant relevé deux erreurs commises par la Chambre de première instance. La première de ces erreurs n’est pas de nature à entraîner une intervention de la Chambre d’appel. La seconde sera en revanche prise en considération par la Chambre d’appel lors de la détermination de la peine résultant des nouvelles condamnations.

  259. Premièrement, le Procureur conteste la conclusion formulée au paragraphe 512 du Jugement, à savoir que les conséquences d’un crime pour la famille des victimes directes sont sans rapport avec la culpabilité de l’auteur ou la peine413. Au paragraphe 512 du Jugement, la Chambre de première instance a indiqué ce qui suit :

    L’Accusation a avancé que ce qu’elle appelle l’ « appréciation in personam  » de la gravité du crime peut ou doit également s’étendre aux conséquences que celui -ci a eues pour la famille des victimes directes. La Chambre de première instance considère que des telles conséquences sont sans rapport avec la culpabilité de l’auteur, et qu’il serait injuste d’en tenir compte dans la sentence. En revanche, les conséquences d’un crime pour la victime directe sont toujours à prendre en compte dans la sentence. Lorsque ces conséquences font partie intégrante de la définition de l’infraction, elles peuvent ne pas être retenues comme une circonstance aggravante, mais l’intensité des souffrances physiques, psychologiques et affectives durablement endurées par les victimes directes est à prendre en compte pour apprécier la gravité des infractions 414.

  260. Selon la Chambre d’appel, la distinction entre réparation et sanction est bien connue. Sans franchir la ligne de partage entre ces deux notions, la jurisprudence de certaines juridictions internes415 montre qu’une chambre de première instance peut cependant tenir compte de l’incidence d’un crime sur la famille de la victime pour décider de la sanction. La Chambre d’appel considère que, même lorsque le lien de parenté n’a pas été établi, une chambre de première instance aurait raison de supposer que l’accusé savait que sa victime ne vivait pas coupée de tout, mais qu’elle était liée à des individus. En l’espèce, il n’a pas été tenu compte de l’effet des crimes sur ces personnes. Cependant, aux yeux de la Chambre d’appel, le fait que la Chambre de première instance n’ait pas tenu compte de cet élément n’a pas eu de répercussions importantes sur la peine et par conséquent, il n’est pas justifié de modifier celle-ci. En effet, le Procureur n’a pas apporté à la Chambre d’appel d’éléments suffisants permettant d’apprécier en l’espèce les conséquences effectives des crimes sur les familles des victimes.

  261. Deuxièmement, le Procureur conteste le poids accordé par la Chambre de première instance à la coopération de la Défense - et non de Krnojelac - avec le Tribunal et l’Accusation en tant que circonstance atténuante416. Selon le Procureur, le comportement diligent et coopératif du conseil de la Défense ne saurait constituer une circonstance atténuante justifiant une réduction de la peine pour l’accusé, pas plus que le comportement inverse dudit conseil ne saurait être considéré comme une circonstance aggravante justifiant un alourdissement de la peine417. Au paragraphe 520 du Jugement, la Chambre de première instance a déclaré ce qui suit :

    Enfin, la Chambre a crédité l’Accusé de l’étendue de la coopération que son Conseil a fournie à la Chambre et au procureur pour la conduite efficace du procès. Tout en veillant à ne pas trahir ses devoirs envers son client, le Conseil n’a soulevé que les questions véritablement litigieuses, permettant ainsi à la Chambre de clore le procès en beaucoup moins de temps qu’il n’en aurait autrement fallu418.

  262. La Chambre d’appel considère que le comportement tel que décrit dans le paragraphe du Jugement contesté est le comportement normal que tout conseil devrait adopter devant une Chambre de première instance. La Chambre d’appel considère donc que la Chambre de première instance a commis une erreur en créditant l’accusé pour le comportement de son conseil. La Chambre d’appel conclut que la commission de cette erreur implique, comme indiqué précédemment, que le comportement du conseil de Krnojelac ne doit pas être pris en compte pour la fixation de la peine prononcée sur la base des nouvelles condamnations en appel.

  263. La Chambre d’appel s’attache maintenant à fixer la peine compte tenu des nouvelles condamnations prononcées en appel. Le Procureur a demandé, en cas d’annulation par la Chambre d’appel d’une ou plusieurs décisions d’acquittement, un alourdissement en conséquence de la peine419. Elle a fait valoir que la Chambre d’appel est en mesure de réviser elle-même la peine au lieu de renvoyer la question devant la Chambre de première instance420. Cette dernière affirmation n’a pas été contestée par Krnojelac et est acceptée par la Chambre d’appel.

  264. Ayant dûment pris en considération la gravité des crimes et la responsabilité de Krnojelac telle qu’établis par la Chambre de première instance, et prenant en considération la responsabilité de Krnojelac établie sur la base des nouvelles condamnations en appel, la Chambre d’appel conclut en vertu de son pouvoir discrétionnaire et à la lumière des circonstances atténuantes et aggravantes retenues, que la nouvelle peine doit être fixée à la peine unique de 15 ans d’emprisonnement.

    VI. DISPOSITIF

    Par ces motifs, LA CHAMBRE D’APPEL,

    VU l’article 25 du Statut et les articles 117 et 118 du Règlement ;

    VU les écritures respectives des parties et les arguments qu’elles ont présentés à l’audience des 14 et 15 mai 2003 ;

    SIÉGEANT en audience publique ;

    ACCUEILLE le premier motif d’appel du Procureur et ANNULE les condamnations de Krnojelac en tant que complice des persécutions (crime contre l’humanité, pour emprisonnement et actes inhumains) et traitements cruels (violations des lois ou coutumes de la guerre pour les conditions de vie imposées) pour les chefs 1 et 15 de l’Acte d’accusation en vertu de l’article 7 1) du Statut ;

    ACCUEILLE le troisième motif d’appel du Procureur et INFIRME l’acquittement de Krnojelac des chefs 2 et 4 de l’Acte d’accusation (torture en tant que crime contre l’humanité et violations des lois ou coutumes de la guerre) en vertu de l’article 7 3) du Statut ;

    ACCUEILLE le quatrième motif d’appel du Procureur et INFIRME l’acquittement de Krnojelac des chefs 8 et 10 de l’Acte d’accusation (assassinat en tant que crime contre l’humanité et meurtre en tant que violations des lois ou coutumes de la guerre ) en vertu de l’article 7 3) du Statut ;

    ACCUEILLE le cinquième motif d’appel du Procureur visant à réviser la condamnation de Krnojelac du chef 1 de l’Acte d’accusation (persécutions en tant que crime contre l’humanité) en vertu de l’article 7 3) du Statut pour y inclure un certain nombre de sévices421 ;

    ACCUEILLE le sixième motif d’appel du Procureur et INFIRME l’acquittement de Krnojelac du chef 1 de l’Acte d’accusation (persécution en tant que crime contre l’humanité) à raison des travaux forcés imposés aux détenus non Serbes ;

    ACCUEILLE le septième motif d’appel du Procureur et INFIRME l’acquittement de Krnojelac du chef 1 de l’Acte d’accusation (persécution en tant que crime contre l’humanité) à raison des déportations et expulsions de détenus non Serbes ;

    REJETTE le second motif d’appel du Procureur relatif à la forme de l’Acte d’accusation ;

    REJETTE tous les motifs d’appel soulevés par Krnojelac ;

    DÉCLARE Krnojelac coupable des chefs 1 et 15 de l’Acte d’accusation en tant que coauteur du crime contre l’humanité de persécutions (emprisonnement et actes inhumains) et de violations des lois ou coutumes de la guerre de traitements cruels (pour les conditions de vie imposées) en vertu de l’article 7 1) du Statut ;

    DÉCLARE Krnojelac coupable des chefs 2 et 4 de l’Acte d’accusation (torture en tant que crime contre l’humanité et violations des lois ou coutumes de la guerre ) en vertu de l’article 7 3) du Statut pour les faits suivants : paragraphes 5. 21 (concernant FWS-73), 5.23 (à l’exception de FWS-03)422, 5.27 (concernant Nurko Nisic et Zulfo Veiz), 5.28 et 5.29 (concernant Aziz Šahinovic ) de l’Acte d’accusation et des faits décrits aux points B 4, B 14, B 22, B 31, B 52 et B 57 de la liste C de l’Acte d’accusation ;

    DÉCLARE Krnojelac coupable des chefs 8 et 10 de l’Acte d’accusation (assassinat en tant que crime contre l’humanité et meurtre en tant que violations des lois ou coutumes de la guerre) en vertu de l’article 7 3) du Statut ;

    RÉVISE la condamnation de Krnojelac du chef 1 de l’Acte d’accusation (persécutions en tant que crime contre l’humanité) en vertu de l’article 7 3) pour y inclure les sévices décrits aux paragraphes 5.9, 5.16, 5.18, 5.20, 5.21 (s’agissant de FWS-110, FWS-144, Muhamed Lisica et de plusieurs autres détenus non identifiés), 5.27 ( s’agissant de Salem Bico) et 5.29 (s’agissant de Vahida Dzemal, Enes Uzunovic et Elvedin Cedic) de l’Acte d’accusation, ainsi que décrits dans les faits correspondant aux numéros A2, A7, A10, A12, B15, B17, B18, B19, B20, B21, B25, B26, B28, B30, B33, B34, B37, B45, B46, B48, B51 et B59 de la liste C de l’Acte d’accusation ;

    DÉCLARE Krnojelac coupable du chef 1 de l’Acte d’accusation en tant que coauteur du crime contre l’humanité de persécutions (travaux forcés, déportations et expulsions ) en vertu de l’article 7 1) du Statut ;

    ANNULE toutes les condamnations au titre du chef 5 de l’Acte d’accusation (actes inhumains en tant que crime contre l’humanité) en vertu de l’article 7 3) du Statut ainsi que les condamnations au titre du chef 7 de l’Acte d’accusation (traitement cruel en tant que violations des lois ou coutumes de la guerre) en vertu de l’article 7 3) du Statut pour les faits suivants : paragraphes 5.21 (concernant FWS-73), 5.23, 5.27 (concernant Nurko Nisic et Zulfo Veiz), 5.28 et 5.29 (concernant Aziz Šahinovic) de l’Acte d’accusation et des faits décrits aux points B 4, B 14, B 22, B 31, B 52 et B 57 de la liste C de l’Acte d’accusation423  ;

    REJETTE les appels formés par Krnojelac et par le Procureur (à l’exception du moyen d’appel accueilli au paragraphe 262 du présent Arrêt) contre la sentence  et FIXE une nouvelle peine, compte tenu de la responsabilité de Krnojelac établie sur la base des nouvelles condamnations en appel et en vertu de son pouvoir discrétionnaire ;

    CONDAMNE Krnojelac à une peine d’emprisonnement de 15 ans à compter de ce jour, sous réserve que soit déduit de cette peine, conformément à l’article 101 C) du Règlement, la durée de la période que Krnojelac a déjà passée en détention, soit du 15 juin 1998 à ce jour.

 

Fait en français et en anglais, le texte en français faisant foi.

__________
Claude Jorda
Président

__________
Wolfgang Schomburg
Juge

__________
Mohamed Shahabuddeen
Juge

__________
Mehmet Güney
Juge

__________
Carmel Agius
Juge

Les Juges Schomburg et Shahabuddeen joignent chacun une opinion individuelle au présent Arrêt.

Fait à La Haye (Pays-Bas),
le 17 septembre 2003.

[Sceau du Tribunal]