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Le Procureur c/ Blagoje Simic, Milan Simic, Miroslav Tadic, Stevan Todorovic et Simo Zaric - Affaire n° IT-95-9-PT |
"Décision relative à la requête aux fins d'assistance judiciaire de la part de la SFOR et d'autres entités"
Cette décision est disponible en anglais
dans le numéro 19 du Judicial Supplement.
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18 octobre 2000
Chambre
de première instance III (Juges Robinson [Président], Hunt et Bennouna)
Article 29 du Statut - Champs d'application - Article 54 bis E) du Règlement de procédure et de preuve - Délivrance des ordonnances - Organisations internationales - SFOR.
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Rappel de la procédure
Le 24 novembre 1999, le Conseil de l'accusé Stevan Todorovic a déposé une Requête aux fins d'assistance judiciaire. La Défense demandait à la Chambre de première instance III d'enjoindre la SFOR ou d'autres forces militaires et forces de sécurité agissant sur le territoire de Bosnie-Herzégovine de présenter à la Défense des documents et des témoins. Ces documents et témoins seraient utilisés comme éléments de preuve lors de l'audience relative à la légalité de l'arrestation et du transfert par la SFOR de l'accusé de sa résidence en République fédérale de Yougoslavie à la base aérienne de Tuzla en Bosnie-Herzégovine.
Le 8 décembre 1999, le Bureau du Procureur a déposé sa réponse portant objection à la mesure sollicitée.
Le 7 mars 2000, la Chambre de première instance a rendu une ordonnance enjoignant l'Accusation de communiquer copie des rapports et autres documents, y compris l'identité de diverses personnes impliquées dans le transport et l'arrestation de Stevan Todorovic à la base aérienne de Tuzla. Parallèlement, la Chambre de première instance III a exigé de la Défense qu'elle l'informe des démarches entreprises pour obtenir les documents et les pièces de la SFOR.
L'Accusation n'a communiqué qu'un rapport d'une page concernant l'arrestation de l'accusé le 8 mai 2000. L'Accusation affirme n'avoir en sa possession ou sous son contrôle aucun des documents mentionnés, à l'exception de ce rapport.
Les 20 mars et 12 mai 2000, la Défense a précisé les démarches entreprises directement auprès de la SFOR en vue d'obtenir les documents. Le Conseil a soumis la copie d'une lettre datée du 24 mars 2000, aux termes de laquelle le colonel James M. Coyne du Bureau du Conseiller juridique de la SFOR refusait de fournir les documents sollicités et affirmait : «la SFOR estime donc que le TPIY n'est pas en droit de lui ordonner de communiquer quelque information que ce soit».
Le 1er juin 2000, la Chambre de première instance a ordonné que la Requête soit signifiée à la SFOR, qui a été informée qu'elle pouvait déposer une réponse écrite à la Requête et être entendue sur celle-ci.
Le 25 juillet 2000 a eu lieu l'audience publique relative à la requête, au cours de laquelle la SFOR n'a pas comparu.
La décision
La Chambre de première instance III a fait droit a la requête de Stevan Todorovic et a ordonné que :
1. "la SFOR et l'autorité dont elle relève, le Conseil de l'Atlantique Nord" ainsi que les 33 "Etats participant à la SFOR […] communiquent à la Défense de Stevan Todorovic" les documents, articles et faits pertinents "concernant l'arrestation de l'accusé", au plus tard le 17 novembre 2000.
2. Le général Shinseki recevra "en temps opportun" une injonction de comparution "dans le cadre de l'audience en cours relative aux éléments de preuve en la matière, à une date et heure qui seront fixées ultérieurement". Le général Eric Shinseki était le commandant général américain de la SFOR lors de l'arrestation et du transfert de Todorovic. Cependant, il "doit être considéré à titre privé eu égard à tout événement auquel il a personnellement assisté, même si cela s'est produit dans l'exercice de ses fonctions officielles. Il peut donc faire l'objet d'une injonction, non pas en tant que commandant général de la SFOR mais en qualité d'individu ayant personnellement connaissance des événements sur lesquels portent la requête".
3. Les ordonnances de la Chambre de première instance sont rendues en application de la procédure prévue à l'article 54 bis E) iii) du Règlement1, qui dispose que la SFOR, aussi bien qu'un Etat participant à la SFOR, peut "dans les 15 jours de ladite signification demander au Juge ou à la Chambre de première instance l'annulation de l'ordonnance, au motif que la divulgation porterait atteinte ses intérêts de sécurité nationale".
Les motifs
La Chambre de première instance III a identifié le problème juridique comme s'agissant de savoir si "le Tribunal peut, en vertu de l'article 29" du Statut2, délivrer une ordonnance à la SFOR sachant que ce texte "est limité, à première vue, aux Etats."
Les Juges ont estimé que le libellé de l'article 29 du Statut "prévoit qu'il s'applique à tous les Etats, qu'ils agissent individuellement ou collectivement. En principe, rien ne s'oppose à ce qu'il s'applique aux actions collectives entreprises par les Etats dans le cadre d'organisations internationales, et notamment leurs organes compétents, à l'instar de la SFOR dans le cas présent. Une interprétation téléologique de l'article 29 du Statut plaide en faveur de son applicabilité à ces actions collectives de la même manière qu'aux Etats." L'objectif de ce texte consiste à veiller à la coopération avec le Tribunal "pour la recherche et le jugement de personnes accusées d'avoir commis des violations du droit international humanitaire en ex-Yougoslavie." La Chambre de première instance a considéré que la relation existant entre la SFOR et le Tribunal "illustre cette coopération mise en pratique."
Les Juges se sont référés à l'article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités3 et ont considéré que la jurisprudence du Tribunal "a constamment insisté sur l'importance qu'il y a à accorder le poids qui lui revient à l'objet et au but du Statut en vue de l'interpréter."
La Chambre de première instance III a estimé que "selon une interprétation téléologique, une telle ordonnance devrait pouvoir être adressée tant aux actions collectives entreprises par les Etats qu'aux Etats pris individuellement". L'article 29 du Statut devrait donc être interprété comme conférant au Tribunal "le pouvoir d'exiger d'une organisation internationale, ou de ses organes compétents tels la SFOR, qu'elle l'assiste".
Derniers développements
Le 8 novembre 2000, la Chambre d'appel a décidé de surseoir à l'exécution de la décision dans son intégralité en attendant les conclusions finales de l'examen par la Chambre d'appel des requêtes en révision déposées en application de l'article 108 bis C) du Règlement4, aux motifs d'une part que les Etats qui ont déposé les requêtes aux fins d'examen et l'OTAN sont directement concernés par la décision contestée, et d'autre part que la celle-ci porte sur des questions d'intérêt général relatives aux pouvoirs du Tribunal.
Le 13 décembre 2000 a eu lieu devant le Juge Robinson, siégeant en l'absence des Juges Hunt et Bennouna, une audience relative à la requête conjointe confidentielle et ex parte déposée par l'Accusation et le Conseil de Stevan Todorovic le 29 novembre 2000. Cette requête était fondée sur un accord conclu entre le Bureau du Procureur et la Défense de Stevan Todorovic, aux termes duquel en premier lieu celui-ci a accepté d'une part de plaider coupable relativement au chef 1 de l'acte d'accusation5, et d'autre part de retirer toutes les requêtes pendantes devant la Chambre de première instance relatives aux circonstances de son arrestation et à la requête aux fins d'assistance judiciaire de la part de la SFOR et d'autres entités. En second lieu, le Bureau du Procureur a déclaré qu'il demanderait le retrait des chefs 2 à 27 de l'acte d'accusation à l'encontre de Stevan Todorovic d'une part, et qu'il recommanderait à la Chambre de première instance de prononcer une peine d'emprisonnement minimale de cinq ans et maximale de douze ans à l'encontre de l'accusé d'autre part. Le Juge Robinson a déféré le plaidoyer de culpabilité devant la Chambre de première instance réunie au grand complet, en application de l'article 62 vi) b) du Règlement6.
Le 18 décembre 2000, la Chambre d'appel a prononcé une ordonnance, aux termes de laquelle elle a annulé l'audience relative aux requêtes en révision initialement fixée au 10 janvier 2001 à la lumière de l'accord susmentionné et a renvoyé l'examen de la présente affaire sine die.
Le 19 janvier 2001, la Chambre de première instance III a examiné si le plaidoyer de culpabilité de Stevan Todorovic remplit les conditions posées par l'article 62 bis du Règlement7. Elle a considéré que tel était le cas et a par conséquent déclaré "coupable sur la base du plaidoyer de culpabilité."
Opinion individuelle du Juge Patrick Lipton Robinson
Le juge Patrick Robinson a souligné qu'il souscrivait "sans réserve" à la décision et que l'objectif de son opinion individuelle consistait à "proposer un fondement supplémentaire permettant d'interpréter l'article 29 du Statut comme conférant au Tribunal le pouvoir d'exiger de la SFOR qu'elle produise les documents sollicités par l'accusé pour étayer ses requêtes aux fins de retour en FRY et en habeas corpus."
Le juge Robinson a relevé qu'en déposant ces deux requêtes, l'accusé a exercé son droit à contester la légalité de son arrestation, "qui n'est pas expressément prévu dans le Statut mais qui figure dans tous les grands instruments relatifs aux droits de let qui est admis en droit international coutumier."
Il a également signalé que ce droit "constitue ce que le Secrétaire général a décrit comme l'une des 'normes internationalement reconnues touchant les droits de l'accusé'" que, selon le Secrétaire général, "le Tribunal doit 'pleinement respecter'"8. Le juge s'est fondé sur la Décision rendue le 2 novembre 1999 dans l'affaire Le Procureur c/ Jean-Bosco Barayagwiza9, aux termes de laquelle la Chambre d'appel du Tribunal pénal international pour le Rwanda a souligné "l'importance fondamentale du droit de l'accusé à contester la légalité de son arrestation", fondé sur les dispositions des instruments de droit humanitaire international.
Le juge Robinson a noté que la SFOR "entretient des liens étroits et fonctionnels avec le Bureau du Procureur". L'action de la SFOR "a entraîné une privation de liberté, et c'est la légalité de cette privation qui est contestée".
Le juge a ajouté que les fonctions de la SFOR lui confèrent "un rôle comparable à celui d'une force de police dans certains systèmes juridiques internes ; elle crée également entre la SFOR et le Tribunal, par l'intermédiaire du Bureau du Procureur, un lien analogue à celui qui unit les forces de police, l'organe de poursuites et les juridictions dans ces systèmes juridiques internes." Par l'intermédiaire de cette fonction quasi-policière, la SFOR "agit presque comme l'organe d'exécution du Tribunal". Selon le juge, "[c]omment le Tribunal pourrait-il n'avoir aucune compétence s'agissant de l'exercice de certains aspects de cette fonction quasi-policière? J'estime notamment inconcevable que le Tribunal ne soit pas habilité à exiger de la SFOR qu'elle produise, dans le cadre de procédures en contestation de la légalité d'une arrestation, les documents concernant la détention et le transfert au siège du Tribunal d'une personne mise en accusation par ce dernier. Il existe de toute évidence un lien étroit et fonctionnel, bien que non structurel, entre la SFOR et le Tribunal et ce, par l'intermédiaire d'un des organes de ce dernier, à savoir le Bureau du Procureur."
Le juge Robinson estime que "l'article 29 [du Statut] doit donc être interprété de manière à permettre que le droit coutumier dont chacun bénéficie pour contester la légalité de son arrestation soit appliqué et non pas invalidé. Cette approche est pleinement conforme à la règle générale d'interprétation" énoncée par la Convention de Vienne sur le droit des traités.10
Le juge a conclu qu'"il convient de lire la présente Opinion à la lumière de la décision de la Chambre autorisant la SFOR à soulever des objections au motif que la divulgation porterait atteinte à ses intérêts de sécurité et à ceux de ses membres."
______________________________________
1. L'article 54 bis du Règlement a été
ajouté lors de la 21ème Session Plénière tenue du 15 au 17 novembre 1999 (IT/32/Rev.
17) et adopté le 7 décembre 1999. Il prévoit principalement que :
"E) Si, au vu des circonstances, le Juge ou la Chambre de première instance
a de bonnes raisons de le faire, il / elle peut délivrer une ordonnance en vertu
du présent article sans que l'Etat soit notifié ou ait la possibilité d'être
entendu en application du paragraphe D). Une telle ordonnance est soumise aux
dispositions suivantes […] sous réserve de l'alinéa iv), l'ordonnance ne prend
effet que quinze jours après cette signification".
2. 1. "Les Etats collaborent avec le Tribunal
à la recherche et au jugement des personnes accusées d'avoir commis des violations
graves du droit international humanitaire.
2. Les Etats répondent sans retard à toute demande d'assistance ou à toute ordonnance
émanant d'une Chambre de première instance et concernant, sans s'y limiter:
a) L'identification et la recherche des personnes;
b) La réunion des témoignages et la production des preuves;
c) L'expédition des documents;
d) L'arrestation ou la détention des personnes;
e) Le transfert ou la traduction de l'accusé devant le Tribunal."
3. "Le traité doit être interprété
de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans
leur contexte et à la lumière de son objet et de son but".
4. "La Chambre d'appel peut à tout moment surseoir à l'exécution
de la décision contestée."
5. Aux termes du chef 1 de l'acte d'accusation modifié déposé
le 31 mars 1999 par le Procureur, Stevan Todorovic est poursuivi en raison de
persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses, en tant que
crimes contre l'humanité, sur le fondement de l'article 5 h) du Statut.
6. "Après le transfert de l'accusé au siège du Tribunal, le
Président attribue immédiatement l'affaire à une Chambre de première instance.
L'accusé comparaît sans délai devant la Chambre ou un juge de celle-ci, et y
est mis formellement en accusation. La Chambre de première instance ou le juge
[ …] si l'accusé plaide coupable […] devant le juge, renvoie le plaidoyer à
la Chambre de première instance pour qu'elle agisse en conformité avec l'article
62 bis".
7. "Si un accusé plaide coupable conformément au paragraphe
vi) de l'article 62 ou demande à revenir sur son plaidoyer de non-culpabilité
et si la Chambre de première instance estime que :
i) le plaidoyer de culpabilité a été fait délibérément,
ii) il est fait en connaissance de cause,
iii) il n'est pas équivoque et iv) qu'il existe des faits suffisants pour établir le crime et la participation de l'accusé à celui-ci, compte tenu soit d'indices indépendants soit de l'absence de tout désaccord déterminant entre les parties sur les faits de l'affaire, la Chambre de première instance peut déclarer l'accusé coupable et donne instruction au Greffier de fixer la date de l'audience consacrée au prononcé de la sentence."
8. Le paragraphe 106 du Rapport
du Secrétaire général dispose qu'"il va sans dire que le Tribunal international
doit respecter pleinement les normes internationalement reconnues touchant les
droits de l'accusé à toutes les phases de l'instance. De l'avis du Secrétaire
général, les normes internationalement reconnues sont notamment énumérées à
l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques."
(Rapport du Secrétaire général établi conformément au paragraphe 2 de la Résolution
808 (1993) du Conseil de Sécurité, S/25704, 3 mai 1993, page 28)
9. Le Procureur c/ Jean-Bosco Barayagwiza, affaire n°
ICTR-97-19-AR72, Chambre d'appel, Arrêt, 2 novembre 1999 (résumé dans le Judicial
Supplement No. 9).
10. Voir la Déclaration du juge Robinson jointe à l'arrêt
rendu par la Chambre d'appel le 21 juillet 2000 dans l'affaire Le Procureur
c/ Anto Furundzija, affaire n° IT-95-17/1-A (résumé et analysé dans
le présent numéro du Supplément judiciaire)
dans lequel le juge a interprété l'article 15 du Règlement à la lumière de la
Convention de Vienne.