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Première condamnation pour génocide par le Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie : Radislav Krstic condamné à 46 ans d'emprisonnement.

Communiqué de presse
 CHAMBRES
(Destiné exclusivement à l'usage des médias. Document non officiel)
 

La Haye, 2 août 2001
OF/S.I.P./609f


Première condamnation pour génocide par le Tribunal Pénal International pour
l'ex-Yougoslavie : Radislav Krstic condamné à 46 ans d'emprisonnement.

Aujourd’hui, jeudi 2 août 2001, la Chambre de première instance I du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, composée des Juges Rodrigues (Président), Riad et Wald, a rendu son jugement dans l’affaire Le Procureur c/ Radislav Krstic. La Chambre de première instance s’est declarée « convaincue au-delà de tout doute raisonnable qu’un crime de génocide a été commis à Srebrenica » et que le Général Radislav Krstic est coupable de génocide. Le Président de la Chambre, le Juge Almiro Rodrigues, a lu un résumé en audience, auquel le texte suivant a servi d’appui.

Introduction

« Que justice soit faite ou le monde périra », disait Hegel. La Chambre accomplit son devoir de faire justice et, de cette façon, souhaite contribuer à un monde meilleur !… La Chambre rend aujourd’hui son jugement dans l’affaire intentée par le Procureur contre le Général Krstic pour génocide ou complicité de génocide, persécutions, extermination, assassinats, ainsi que transfert forcé ou expulsion, pour des faits commis entre juillet et novembre 1995, à la suite de l’attaque menée par les forces serbes sur la ville de Srebrenica. Le Général Krstic était, au moment du lancement de l’attaque, Commandant-adjoint du Corps de la Drina, l’un des Corps constituant l’armée de la Republika Srpska (on dit souvent, la VRS). La question de savoir à quelle date exacte le Général Krstic est devenu le Commandant du Corps de la Drina a fait l’objet de débats particulièrement âpres, mais aussi professionnels et courtois, entre les parties. J’y reviendrai.

Tout d’abord, je voudrais faire quelques remarques préliminaires.

En premier lieu, je souhaite relever la parfaite tenue des débats et le comportement remarquable des parties, en toute circonstance, tout au long de la procédure. L'accusation et la défense nous ont donnés, dans cette affaire. une éclatante démonstration de ce que la coopération et la confrontation ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Les arguments échangés ont toujours été empreints de correction et surtout, ils ont été de la plus haute qualité. Le réquisitoire et les plaidoiries ont présenté d’excellentes synthèses juridiques et factuelles des positions respectives de l’accusation et de la défense. Je remercie tous les conseils, ainsi que leurs équipes, du travail accompli et du climat dans lequel il a pu être réalisé.

Je dois rendre hommage au travail réalisé par les services du Procureur au sens large, notamment à M. Jean-René Ruez, ancien chef d’équipe d’enquêteurs au Bureau du Procureur. Je pense aussi à tous ceux qui, soit du côté de l’accusation soit du côté de la défense, sont allés sur le terrain, aux experts, à leurs assistants, aux enquêteurs, aux techniciens, aux soldats, aux agents de sécurité, à tous ceux qui ont vu, senti, touché, exhumé, lavé, autopsié, analysé, dont on imagine combien leur travail, ingrat mais indispensable, a exigé d’eux, patience, endurance et dévouement.

Je veux également remercier tous ceux qui, d’une manière générale, nous ont apporté leur concours, sans relâche, souvent bien au-delà des horaires normaux de travail.

J’ai aussi une pensée pour les personnels du Centre de détention ainsi que pour les médecins et chirurgiens, hollandais et serbes, qui nous ont apporté leur expérience pour permettre à l’accusé de recevoir les traitements que nécessitait son état de santé.

Je voudrais enfin souligner le travail fourni par les analystes et experts militaires, M. Richard Butler et le Général Dannatt, pour le Procureur, et le Général Radinovic, pour la défense.

Tout ce travail aura permis d’entendre 128 témoins, dont deux ont été appelés d’office par la Chambre. Au total, ce sont plus de onze cent pièces à conviction (dont certaines comportent plusieurs centaines de pages) qui ont été admises dans le cadre de la procédure.

Je passe d’ailleurs rapidement sur les détails de cette procédure, qui figurent en annexe du jugement. Je noterai seulement que le procès, du fait de l’état de santé du Général Krstic, a dû être interrompu pendant plusieurs semaines au début de cette année. Néanmoins, comme il est connu, les travaux de la Chambre ne se sont pas interrompus, car elle a mené simultanément deux affaires.

J’en viens maintenant à la raison de cette audience, le prononcé du jugement dans l’affaire Le Procureur contre Radislav Krstic. Il n’est pas question ici de lire l’intégralité du jugement écrit, mais d’en présenter une synthèse qui vous permette à vous, Général Krstic, et au public, de connaître l’essentiel des raisons qui ont conduit la Chambre à se déterminer comme elle l’a fait. Je souligne que le seul texte qui fait foi est celui du jugement écrit (qui sera disponible à la fin de cette audience) et que rien dans ce que je vais dire ne pourra être conçu comme pouvant modifier, même de façon minime, ce jugement.

Général Krstic, les crimes qui vous sont reprochés, sont fondés sur les événements qui ont suivi l’attaque des forces serbes sur la ville de Srebrenica, en juillet 1995. Srebrenica - un nom de ville que chacun associe au conflit qui a ravagé l’ex-Yougoslavie. Un nom qui évoque immédiatement des milliers de personnes assiégées, affamées, privées de tout, même d’eau ou de temps pour respirer... Le nom d’une enclave que les Nations Unies déclarent zone protégée et qui tombe quasiment sans combat.
Srebrenica, c’est aussi des images comme on ne veut pas en voir : des femmes, des enfants, des vieillards que l’on fait monter dans des autobus pour une destination inconnue ; des hommes séparés de leur famille, dépouillés de leur bien ; des hommes qui fuient ; des hommes qui sont faits prisonniers ; des hommes que l’on ne reverra jamais ; des hommes que l’on retrouvera, parfois, mais pas toujours, morts, cadavres entassés dans des fosses communes ; cadavres aux mains liées ou cadavres aux yeux bandés, souvent ; cadavres démembrés, aussi ; cadavres sans identité… cadavres…

Srebrenica est, encore, un nom de syndrome post-traumatique, celui que subissent les femmes, les enfants et les vieillards, qui ne sont pas morts et qui sont, depuis juillet 1995, depuis six ans, sans nouvelles de leur mari, de leurs fils, de leur père, de leur frère, de leur oncle, de leur grand-père. Des milliers de vies amputées, depuis six ans, de l’amour et de l’affection de leurs proches, ces fantômes qui viennent les hanter, jour après jour, nuit après nuit.

Dans l’ensemble, la Chambre a reçu beaucoup d’éléments de preuve que l’on pourrait qualifier d’impressionnants. A cause de la violence des faits, à cause des images presque insoutenables qui lui ont été soumises, à cause de la douleur exprimée par les témoins victimes, la Chambre se devait de faire preuve d’une vigilance particulière pour prendre le recul nécessaire à l’accomplissement d’une śuvre de justice sereine et la plus objective possible. Elle y a particulièrement veillé, en analysant méticuleusement la totalité des éléments de preuve, témoignages, pièces à conviction ou autres, pour s’assurer que les éléments en sa possession permettaient de vérifier si des crimes avaient été commis ; elle a examiné scrupuleusement chacun des éléments nécessaires pour retenir éventuellement l’une ou l’autre des qualifications criminelles visées par le Procureur dans l’acte d’accusation ; la Chambre a enfin, et surtout, vérifié soigneusement si un ou plusieurs de ces crimes pouvaient être imputés au Général Krstic.

La Chambre répond essentiellement à trois questions : quels sont les faits ? Quels crimes peut-on retenir ? Peut-on retenir le Général Krstic coupable de l’un ou l’autre de ces crimes ? C’est un résumé des conclusions auxquelles la Chambre a abouti sur ces trois questions que je vais présenter maintenant.

I - Quels sont les Faits ?

Le transfert des femmes, des enfants et des vieillards

L’attaque des forces serbes sur l’enclave de Srebrenica est la suite de plusieurs mois, je devrais dire, plusieurs années, d’affrontements. Srebrenica se situe en effet dans une région de Bosnie orientale, la Podrinje centrale, qui présentait un intérêt particulier pour les deux parties en présence. Pour les Musulmans de Bosnie, parce qu’avant le conflit, la ville était à prédominance musulmane ; parce qu’elle se situe entre Tuzla, au Nord, et Zepa, au Sud, qui étaient toutes deux sous contrôle musulman ; parce que la chute de Srebrenica risquait d’avoir des conséquences très négatives sur Sarajevo, alors assiégée. Pour les Serbes de Bosnie, parce que la région, dite de Podrinje centrale, se situe dans la partie de la Bosnie qui jouxte la Serbie et qu’il était important d’établir la continuité des territoires sous contrôle serbe, en Bosnie comme avec la Serbie voisine ; et, bien sûr, pour les raisons inverses de celles des Musulmans de Bosnie.

En 1992-1993, de nombreux affrontements ont opposé les Serbes et les Musulmans de Bosnie pour le contrôle de la région. Après quelques succès, l’ABiH (l’armée des Musulmans de Bosnie) a dû faire face à une contre-offensive de la VRS (l’armée des Serbes de Bosnie) qui a finalement abouti à réduire la surface de l’enclave à environ 150 km˛. En mars 1993, Srebrenica est assiégée. Une partie de la population est transférée. Le 16 avril 1993, le Conseil de Sécurité des Nations Unies déclare Srebrenica « zone protégée » et un accord signé entre les parties en fait une zone démilitarisée. Un contingent de la FORPRONU est envoyé. Mais un désaccord existe entre les parties sur la définition et l’interprétation de la notion de zone démilitarisée. Les Musulmans de Bosnie considèrent en particulier que seule la ville même de Srebrenica est démilitarisée et l’ABiH fait en sorte d’envoyer des armes et des munitions dans l’enclave.

La situation reste, cependant, relativement stable jusqu’en janvier 1995, lorsque les Serbes de Bosnie durcissent leur position, notamment quant à l’acheminement de l’aide humanitaire.

Le 8 mars 1995, le Président des Serbes de Bosnie, Radovan Karadzic, émet l’ordre, sous le nom de « Directive 7 », de séparer matériellement les enclaves de Srebrenica et Zepa. Le Président Karadzic écrit, pour la partie qui concerne spécialement le Corps de la Drina : « Par des actions de combat quotidiennes planifiées et bien conçues, créer un climat d’insécurité totale et une situation insupportable, sans espoir de survie pour la population de Srebrenica et Zepa ».

Sur la base de cette directive, le 31 mars 1995, le général Ratko Mladic prend lui-même une directive, qu’il adresse, entre autres, au Corps de la Drina. Cette Directive organise une attaque de grande envergure, baptisée « Sadejstvo-95 », destinée à (je cite) « défendre le territoire de la (Republika Srpska) sur tous les fronts » et notamment à éviter ( je cite encore) « à tout prix » la levée du blocus de Sarajevo. Le Général Mladic anticipe que « quelle que soit l’issue des événements et l’escalade du conflit, l’engagement des forces terrestres de la FORPRONU et des forces de l’OTAN ne se fera vraisemblablement pas, sauf dans les cas où elles seraient directement menacées physiquement ». Il précise que, durant cette opération, les forces de l’armée de la Republika Srpska collaboreront « aux fins de camouflage stratégique et d’amélioration de la position tactique » en menant, notamment, des « opérations actives de combat […] autour des enclaves de Srebrenica, Zepa et Gorazde […]».

Le printemps 1995 voit effectivement une dégradation significative de la situation à Srebrenica. Les convois humanitaires sont freinés, voire bloqués. Même le contingent néerlandais de la FORPRONU, ne peut procéder à la rotation normale de ses troupes. Certains de ses postes d’observation notent un renforcement significatif des positions serbes à proximité. La situation humanitaire devient catastrophique. La 28ème Division de l’ABiH, qui est l’armée des Musulmans de Bosnie dans l’enclave de Srebrenica, demande que le blocus soit levé. Des opérations de harcèlement sont lancées contre les positions serbes : c’est l’opération « Skakavac », et semble-t-il des crimes sont commis, notamment dans le village serbe de Visjnica, le 26 juin 1995. Dans le même temps, l’armée des Serbes de Bosnie ne reste pas inactive. Le 31 mai 1995, elle s’empare de l’un des postes d’observation de la FORPRONU.

Le 2 juillet 1995, le Commandant du Corps de la Drina, le Général Zivanovic signe les ordres définissant les plans d’une attaque sur Srebrenica. Le 6 juillet, l’attaque est lancée, depuis le sud de l’enclave. Des milliers de Musulmans de Bosnie fuient vers la ville. Les forces des Serbes de Bosnie ne rencontrent aucune résistance. Le 9 juillet, le Président Karadzic décide dans ces conditions de prendre la ville même. Le 10 juillet, la population des Musulmans de Bosnie, prise de panique, commence à fuir vers les installations des Nations Unies dans la ville (Compagnie Bravo) ou à l’extérieur, vers le Nord, sur la route de Bratunac, à Potocari. Le commandant du Bataillon néerlandais, qu’on appelle familièrement le Dutchbat, demande un soutien aérien. Il ne l’obtient pas.

Le 11 juillet, le Général Mladic, Chef d’Etat-Major de l’Armée des Serbes de Bosnie, avec à ses côtés le Général Zivanovic, le Général Krstic et de nombreux autres officiers de la VRS, font une entrée triomphale dans la ville de Srebrenica, désertée par ses habitants.

Au soir du 11 juillet, Srebrenica est une ville morte, dans les mains des forces serbes de Bosnie. Les habitants de Srebrenica et les réfugiés qui s’y trouvaient ont fui en masse vers la base des Nations Unies de Potocari. Ce que les forces serbes de Bosnie vont bientôt découvrir c’est qu’il y a très peu d’hommes dans toute cette foule qui se presse et s’agglutine autour du camp de la FORPRONU. A Potocari, ce sont surtout des femmes, des enfants, des vieillards.

Il y a très peu d’hommes à Potocari, parce que, sans que l’on puisse véritablement savoir qui l’a ordonné ou l’a organisé, les hommes ont pris un autre chemin. Qu’ils soient ou non membres de la 28ème Division, ils se sont rassemblés dans les petits villages de Jaglici et Susnjari, au nord-ouest de Srebrenica. Et ils ont pris la décision de fuir à travers les bois en direction de Tuzla, qui se trouve bien plus haut, au nord, en territoire contrôlé par les Musulmans de Bosnie. Ce sont ainsi 10 à 15 mille hommes, formant une colonne de plusieurs kilomètres, qui partent à pied, dans les bois.

Mais, cela, le Général Mladic ne le sait pas encore lorsque, le 11 juillet, il convoque le commandant du Dutchbat, le Colonel Karremans, à une réunion à l’Hôtel Fontana à Bratunac. Il y a, aux côtés du Général Mladic, de nombreux officiers de la VRS, dont le Général Zivanovic. Mais pas le Général Krstic. Il est 20 heures, ce 11 juillet, et le Général Mladic demande au Colonel Karremans si la FORPRONU peut organiser le transport de la population. Il lui demande également de revenir avec un représentant de la population de Srebrenica.

La deuxième réunion se tient dans le même hôtel et le même jour. Il est environ 23 heures. Le Général Mladic est là, avec le Général Krstic, mais pas le Général Zivanovic. De son côté, le Colonel Karremans est venu avec un instituteur, M. Mandzic, qui fait office de représentant de la population. Cette fois, le ton du Général Mladic et son attitude sont beaucoup plus durs. Par la fenêtre ouverte, on entend un cochon qu’on égorge. Le Général Mladic fait poser sur la table la plaque arrachée de l’Hôtel de Ville de Srebrenica. Le Commandant du Dutchbat souligne qu’il y a 15 à 20.000 réfugiés et que leur situation humanitaire est préoccupante. Le Général Mladic hausse le ton et se montre menaçant. Il dit qu’il organisera le transport de la population. Il exige que l’ABiH dépose les armes, il exige que M. Mandzic l’obtienne. M. Mandzic essaie en vain d’expliquer qu’il n’a aucun pouvoir pour cela, la réponse tombe, définitive : « c’est ton problème, ramène les gens qui peuvent assurer que les armes seront déposées et sauve ton peuple de la destruction ».

Une nouvelle réunion est fixée au lendemain. La réunion commence vers 10 heures, ce 12 juillet. Le Général Mladic est toujours là, avec le Général Krstic à ses côtés. Il y a aussi le Colonel Popovic, dont nous reparlerons. Les représentants du Dutchbat sont revenus avec M. Mandzic ainsi que deux autres « représentants civils », Madame Omanovic, une économiste, et M. Nuhanovic, un homme d’affaires. Le Général Mladic insiste une nouvelle fois sur la condition de survie des Musulmans de Bosnie de Srebrenica : que les armes soient déposées. Il dit qu’il fournira les bus pour le transport de la population, mais que le carburant devra être fourni par la FORPRONU. Tout le monde comprend que les Musulmans de Bosnie devront quitter l’enclave. Enfin, le Général Mladic souligne que tous les hommes présents à Potocari seront séparés afin d’identifier d’éventuels criminels de guerre.

Il est environ midi, le 12 juillet, quand le Général Krstic donne une interview filmée à un journaliste de Serbie. Il se trouve à proximité immédiate de la base des Nations Unies à Potocari. Derrière lui, on aperçoit des camions qui passent. Des bus aussi. Ce sont les bus dans lesquels vont monter des femmes, des enfants et des vieillards. Le film vidéo tourné par le journaliste montre des gens résignés. On sépare les hommes des femmes. On aperçoit ça et là des sacs, des baluchons, quelques affaires. Plus loin, un tas plus important. La Chambre apprendra que ce sont les affaires que transportaient les hommes venus se réfugier à Potocari et qu’on leur a ordonné de laisser là. La Chambre sait que ces effets ont par la suite été brûlés par les forces serbes.

Quelle est la situation telle qu’elle s’est présentée aux Musulmans de Bosnie réfugiés à Potocari ? Cette situation est dramatique. Il faut rappeler les bombardements, y compris sur la base des Nations Unies de Srebrenica. Il faut imaginer des milliers de personnes entassées dans quelques bâtiments, sans eau, sans nourriture, sinon quelques bonbons jetés par le Général Mladic devant les caméras et, nous a-t-on dit, aussitôt repris quand la caméra s’est éloignée. Il faut imaginer la chaleur. Il faut imaginer les dizaines de soldats ou d’hommes en armes serbes qui vont et viennent, et lancent des insultes discriminatoires. Il faut voir les maisons mises à feu. Il faut imaginer la nuit qui tombe et les cris qui montent. Les témoins ont décrit devant la Chambre le climat de terreur qui régnait, les viols, les meurtres, les mauvais traitements, au point que certains réfugiés se sont suicidés ou ont tenté de le faire.

Au soir du 13 juillet, toutes les femmes, tous les enfants, tous les vieillards ont été transférés. La Chambre conclut que, pour des raisons juridiques qu’elle explique dans son jugement, il n’y a pas eu déportation. Mais il y a bien eu transfert forcé des femmes, des enfants et des vieillards de Srebrenica.

Les hommes, quant à eux, sont systématiquement séparés. Ils doivent laisser leurs maigres effets, même leurs documents d’identité. Ils sont conduits dans une maison blanche, à quelques mètres de la base des Nations Unies. Ils sont frappés. Certains sont conduits derrière la maison et tués. Les survivants sont conduits en différents lieux de détention le 13 juillet, notamment à Bratunac. Pour ceux qui avaient réussi à monter dans les bus, ils ont été interpellés juste avant de sortir du territoire sous le contrôle de la VRS et conduits vers d’autres lieux de détention (bus, école, hangar…).

Pendant ce temps, la colonne, en tête de laquelle se trouve l’essentiel des forces armées de la 28ème Division, essaie de traverser la forêt et de franchir la route qui mène, d’est en ouest, de Bratunac à Konjevic-Polje. La colonne comprend environ dix à quinze mille hommes. Un tiers environ parvient à passer, dont environ 3.000 hommes de la 28ème Division. Les premiers d’entre eux arrivent le 16 juillet en territoire contrôlé par les Musulmans de Bosnie. Les autres, soumis à des bombardements et à des tirs d’armes automatiques, sont capturés, ou se rendent, parfois aux prétendus soldats de la FORPRONU, mais qui ne sont que des membres des forces serbes qui utilisent des équipements volés au Dutchbat. Certains sont immédiatement tués. La plupart d’entre eux sont conduits vers des lieux de regroupement, comme un pré, à Sandici, ou un terrain de football, à Nova Kasaba. Un dernier groupe connaîtra une meilleure fortune : alors qu’il entre en contact avec les forces serbes, des négociations s’engagent et, finalement, ces hommes pourront aller en territoire contrôlé par les Musulmans de Bosnie.

Au total, ce sont 7 à 8.000 hommes qui sont capturés et presque tous tués par les forces serbes. Seuls quelques-uns ont survécu, dont certains sont venus témoigner devant la Chambre et qui ont décrit l’horreur des exécutions de masse dont ils n’ont réchappé que par miracle.

Les exécutions de masse ont commencé dès le 13 juillet.

Certaines exécutions n’ont concerné que quelques individus, comme à Jadar, au matin du 13 juillet. Dans l’après-midi du 13 juillet, une autre exécution se déroule dans un endroit relativement isolé, la vallée de la Cerska. On en exhumera 150 corps. Surtout, on y retrouvera 50 liens en métal, dont certains entouraient encore les poignets des victimes. En fin d’après-midi, c’est à une véritable tuerie que les forces serbes se livrent. Un nombre considérable de Musulmans de Bosnie, 1.000 à 1.500 environ, sont réunis dans un entrepôt à Kravica. Les soldats ouvrent le feu, lancent des grenades. Ceux qui tentent de s’échapper sont immédiatement abattus. Le lendemain, les forces serbes appellent d’éventuels survivants, à ceux qui répondent font parfois chanter des chants serbes, puis les exécutent. Finalement, un engin vient enlever les corps, arrachant au passage une partie de l’encadrement du portail de l’entrepôt. Les experts retrouveront des traces de cheveux, de sang, de tissus humains, sur le sol et les murs.

Le 13 et le 14 juillet, des exécutions ont également lieu à Tisca, c’est-à-dire, là où les bus devaient s’arrêter afin que les forces serbes vérifient si des hommes se trouvaient à bord et, le cas échéant, les en fasse descendre. Ils sont ensuite conduits dans une école et, après qu’on leur a lié les mains, dans un champ. Là, ils sont exécutés.

Le 14 juillet, un millier d’hommes musulmans de Bosnie a été regroupé dans le gymnase de l’école de Grbavci (Orahovac). Un millier d’homme. On leur bande les yeux. On les conduit en camion dans un champ. Ils sont exécutés. Des engins creusent déjà la terre avant que les exécutions ne soient terminées.

Du 14 au 16 juillet, d’autres exécutions ont lieu. Mille cinq cents à deux mille Musulmans de Bosnie se trouvent détenus à l’école de Petkovci. Ces hommes sont conduits sur un site d’exécution à côté d’un lac artificiel, le barrage de Petkovci. Ils ont les mains liées, ils sont pieds nus. Ils sont exécutés à l’arme automatique. Comme le seront mille à mille deux cents hommes à la Ferme militaire de Branjevo. La Chambre a entendu le témoignage d’un ancien soldat de la VRS, condamné par le Tribunal pour sa participation à ces exécutions : M. Drazen Erdemovic. Les hommes musulmans de Bosnie sont amenés en camion, beaucoup ont les mains liées, certains ont des bandeaux, tous, sauf un, sont en civil. Le peloton d’exécution tire et tire encore, jusqu’à ce que, comme l’a dit M. Erdemovic, ils en aient mal aux doigts. Aussitôt après, ces soldats se rendent à Pilica. Dans le centre culturel de ce village, le Pilica Dom, plusieurs centaines de Musulmans de Bosnie sont enfermés. M. Erdemovic et quelques autres refusent de participer davantage aux exécutions. Ils s’installent au café, en face du centre culturel, et peuvent entendre les coups de feu et les explosions. Il n’y aura aucun survivant. Lorsque les enquêteurs forceront la porte du centre culturel, ils découvriront des traces évidentes du massacre et des conditions dans lesquelles il a été perpétré : impacts de balles, traces d’explosifs, tâches de sang, restes de débris humains, partout, en haut des murs et jusque sous la scène du théâtre.. Et une pièce d’identité, oubliée, celle d’un Musulman de Bosnie. Ce centre culturel est situé en bordure de la route principale qui traverse le village, là où s’arrêtent les autocars. Aujourd’hui, devant le centre culturel, il y a une stèle en l’honneur des … héros serbes morts pour la cause serbe. Il y eut d’autres exécutions, à Kozluk, à Nezuk, en particulier. Il semble que la dernière exécution de masse se soit déroulée le 19 juillet 1995.

Au total, les experts estiment de sept à huit mille le nombre d’hommes musulmans de Bosnie exécutés entre le 13 et le 19 juillet 1995.

Malgré les efforts déployés, peu de dépouilles ont pu être retrouvées. Pourquoi ? Parce que des mesures ont été prises, à l’automne 1995, pour tenter de masquer l’ampleur des crimes. La preuve en est rapportée notamment grâce à des photographies aériennes fournies au Procureur. Ces photographies ont permis : d’une part, d’identifier de nombreux sites de fosses communes à l’époque où les exécutions ont été commises ; d’autre part, de constater que d’autres sites apparaissaient à partir du mois de septembre 1995. Le travail des experts a permis de confirmer ces données en établissant des rapprochements entre les fosses communes les plus anciennes et les plus récentes, celles-ci étant systématiquement situées dans des régions encore plus difficiles d’accès que les premières. Aucun soin particulier n’a été pris au moment de déplacer les corps, dont beaucoup seront retrouvés démembrés. Aucun doute n’est donc permis quant à la volonté délibérée de cacher l’existence de fosses communes et, par là, d’exécutions massives de civils ou de personnes mises hors de combat.

II - Quels sont les crimes commis qui ont été retenus par la Chambre ?

Le Procureur a qualifié tous ces faits et a reproché au Général Krstic d’avoir commis : un génocide (ou de s’en être rendu complice) ; des persécutions au moyen de meurtre, de traitements cruels, d’actes de terreur, de destructions de biens personnels et de transfert forcé ; une extermination ; des assassinats au sens de l’article 5 du Statut ; des meurtres au sens de l’article 3 du Statut ; une expulsion ou un acte inhumain de transfert forcé.

Dans son jugement, la Chambre répond sur tous ces points et conclut en faisant application de la jurisprudence de la Chambre d’Appel en ce qui concerne le cumul des infractions. A l’évidence, la question principale qui se posait était :

Y a-t-il eu un génocide au préjudice de, selon les termes du Procureur, « une partie de la population musulmane de Bosnie en tant que groupe national, ethnique, ou religieux » ?

La notion même de génocide est une notion récente, apparue pour la première fois à l’occasion de la seconde guerre mondiale, et codifiée en décembre 1948 dans la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide. Cette Convention est entrée en vigueur le 12 janvier 1951. L’article 4 du Statut du tribunal, intitulé « Génocide », reprend mot pour mot la définition de la Convention : (je cite) « le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Parmi les actes génocidaires, il y a le meurtre de membres du groupe et les atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe.

La jurisprudence en matière de génocide est peu abondante. Et alors que le Tribunal pénal international pour le Rwanda a rendu plusieurs décisions sur ce point, la jurisprudence de notre Tribunal est quasiment inexistante.

Dans cette affaire, il n’est pas contestable que des atteintes graves et des meurtres ont été commis au préjudice de Musulmans de Bosnie. La Chambre considère qu’il n’est pas contestable non plus que les victimes ont été choisies en raison de leur appartenance nationale, c’est-à-dire précisément en raison de ce qu’elles faisaient partie des Musulmans de Bosnie. Mais peut-on, pour autant, dire qu’il y a eu volonté, intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe protégé par la Convention, en tant que tel ?

La défense a répondu que non et s’en est très complètement et très clairement expliquée dans ses écritures comme dans sa plaidoirie finale. Je ne donnerai ici qu’un très court, et donc incomplet, résumé de ses arguments. La défense ne conteste pas que les forces serbes s’en soient pris à la population des Musulmans de Bosnie de Srebrenica en âge de combattre. Mais la défense souligne que, précisément pour cette raison, on ne peut pas parler de génocide, quelle que soit l’ampleur des meurtres commis. La défense fait d’abord remarquer que les femmes, les enfants, les vieillards ont été transférés et non tués. Elle indique ensuite qu’une partie de la colonne, et je l’ai mentionné tout à l’heure, avait pu passer en territoire sous contrôle des Musulmans de Bosnie à la suite de négociations. Selon la défense, l’on ne peut donc pas même dire que l’ensemble des hommes musulmans de Bosnie en âge de combattre était visé. Enfin et en tout état de cause, selon la défense, l’intention de détruire tous les hommes musulmans de Bosnie en âge de combattre ne saurait être interprétée comme l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe comme tel, au sens de l’article 4 du Statut.

La Chambre ne partage pas ce point de vue.

La Chambre observe que, si des hommes musulmans de Bosnie venant de Srebrenica ont réussi à survivre aux mains des forces serbes après la chute de l’enclave, cela est dû au hasard ou à l’incapacité des forces serbes à pouvoir, en fait, empêcher le passage de la fin de la colonne en territoire sous contrôle des Musulmans de Bosnie, compte tenu des opérations dans lesquelles elle était engagée par ailleurs. En d’autres termes, les forces serbes n’avaient en réalité guère d’autre choix, à ce moment-là, que de laisser passer le reste de la colonne. Sous la seule réserve de ce que nous venons de dire, les exécutions ont bien eu un caractère massif, au point d’avoir anéanti les hommes de Srebrenica en âge de combattre.

La Chambre souligne que la décision de tuer tous les hommes musulmans de Bosnie en âge de combattre a été prise après la décision de transférer les femmes, les enfants et les vieillards. Dès lors, les forces serbes ne pouvaient ignorer l’impact qu’aurait une telle décision sur la survie du groupe.

La Chambre ne dit pas, et elle ne veut pas suggérer, qu’un plan génocidaire existait préalablement à l’attaque sur Srebrenica, ni même juste avant la chute de la ville. Mais, selon la décision de la Chambre d’appel dans l’affaire Jelisic, il n’est pas indispensable qu’un plan génocidaire ait été formé. Il n’est pas indispensable non plus que, si un tel plan existe, une certaine période de temps se soit écoulé entre sa conception et sa réalisation.

Ce que nous affirmons, sur la base de l’ensemble des preuves qui nous ont été présentées, c’est qu’une décision a d’abord été prise de procéder au « nettoyage ethnique » de l’enclave de Srebrenica. Par ailleurs, il n’est pas déraisonnable de constater que les hommes pouvaient être séparés des femmes, des enfants et des vieillards. En effet, les hommes faits prisonniers pouvaient ultérieurement servir de « monnaie d’échange », comme cela fut souvent le cas tout au long du conflit en ex-Yougoslavie. Ce qui importait, à ce moment-là, c’était de chasser tous les Musulmans de Bosnie de l’enclave, y inclus les femmes, les enfants et les vieillards.

Toutefois, pour des raisons que la Chambre n’a pu éclaircir, la décision a ensuite été prise de tuer tous les hommes en âge de combattre. Le résultat était inévitable : la destruction de la population des Musulmans de Bosnie à Srebrenica. Il ne s’agit en effet pas seulement de procéder à des meurtres pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, déjà constitutifs d’un crime de persécution. Il ne s’agit pas seulement non plus de la seule extermination des hommes musulmans de Bosnie en âge de combattre. Il s’agit de la décision délibérée de tuer ces hommes, prise en toute connaissance de cause de l’impact que ces meurtres auront inévitablement sur le groupe dans son ensemble. En décidant de tuer tous les hommes de Srebrenica en âge de combattre, on décidait de rendre impossible la survie de la population des Musulmans de Bosnie à Srebrenica.

En d’autres termes, on est passé du nettoyage ethnique au génocide.

La Chambre est ainsi convaincue au-delà de tout doute raisonnable qu’un crime de génocide a été commis à Srebrenica.

En définitive, et pour les raisons exposées en détail dans le jugement, la Chambre considère que les crimes suivants ont été perpétrés : génocide ; persécution ; extermination ; meurtres au sens de l’article 3 du Statut ; assassinats au sens de l’article 5 ; et transfert forcé de Musulmans de Bosnie.

Compte tenu des règles applicables en matière de cumul, seuls les crimes de génocide, persécutions ainsi que de meurtre au sens de l’article 3 du Statut sont retenus.

III - Le Général Krstic est-il coupable de l’un ou l’autre de ces crimes ?

La dernière question à laquelle la Chambre doit répondre est de savoir si le Général Krstic peut-être retenu coupable de ces crimes. La réponse est oui pour l’accusation et non pour la défense. Afin d’établir l’éventuelle responsabilité du Général Krstic au regard des faits, la Chambre a pris en compte sa qualité de Commandant adjoint, puis de Commandant, du Corps de la Drina au moment où les crimes ont été perpétrés. Le Corps de la Drina était, je l’ai indiqué tout à l’heure, compétent sur l’ensemble de la zone sur laquelle se sont déroulés les crimes. La Chambre a donc d’abord examiné, dans les éléments de preuve apportés par les parties, ce qui permettait d’établir la participation aux crimes, ou non, des forces du Corps de la Drina. Cet examen a permis à la Chambre de conclure au-delà de tout doute raisonnable que les forces du Corps de la Drina ont participé, sinon à tous les crimes, du moins à certains d’entre eux. Mais il est également apparu que d’autres forces avaient joué un rôle, souvent déterminant, dans le déroulement des faits, notamment dans la capture des Musulmans de Bosnie et les exécutions. Le jugement fait ainsi clairement apparaître qu’y ont participé :

les forces du Ministère de l’Intérieur, plus connues sous le nom de MUP ;
des forces relevant en principe du Grand Etat-Major, et notamment : le 65ème Régiment motorisé de protection ; ou le 10ème détachement de sabotage, dont M. Erdemovic faisait partie ;
des forces de la police militaire ;
d’autres forces armées, dont sans doute des civils ou des réservistes ayant pris les armes.

Toutefois, les preuves conduisent aussi à la conclusion que toutes ces forces ont agi de manière coordonnée, organisée en fonction du même objectif. La présence du Général Mladic à Srebrenica, à Potocari, a été mentionnée à plusieurs reprises. Le Général Mladic était à l’époque le Chef d’Etat-Major de l’Etat-Major général des forces armées de la Republika Srpska, c’est à dire n° 2 dans la hiérarchie militaire, immédiatement après le Président Karadzic. La Chambre s’est attachée, dans un deuxième temps, à vérifier le rôle du Général Krstic au moment des faits et notamment son rôle éventuel dans les crimes. Très schématiquement, les thèses de l’accusation et de la défense sont les suivantes.

Pour le Procureur, le Général Krstic était Commandant –adjoint du Corps de la Drina au moment où l’attaque sur Srebrenica a été lancée. En cette qualité, il a participé à l’organisation des troupes qui ont pris part à l’attaque. Le Général Krstic a pris le Commandement du Corps au plus tard le 13 juillet 1995 au soir. Il est en conséquence responsable, dit le Procureur, pour l’ensemble des crimes commis sur le territoire du Corps de la Drina, au titre de l’article 7 1) du Statut, c’est-à-dire, qu’il est individuellement responsable. Mais le Procureur avance que le Général Krstic est également responsable en tant que supérieur hiérarchique en vertu de l’article 7 3) du Statut.

La défense a souligné que le Général Krstic était un officier professionnel, formé dans la JNA, très au fait des règles applicables en matière de conflit armé. La défense n’a jamais contesté : ni la présence du Général Krstic aux côtés du Général Mladic lors de la chute de la ville de Srebrenica, ni sa présence lors de deux des trois réunions à l’Hôtel Fontana, ni le fait que le Général Krstic a été successivement Commandant-adjoint, puis Commandant, du Corps de la Drina, Corps dont la compétence géographique couvre la totalité du territoire sur lequel se sont déroulés les crimes.

Mais la défense fait d’abord valoir que le Général Krstic n’a en tout état de cause commis personnellement aucun crime. Elle soutient qu’il ne peut pas non plus être tenu responsable en tant que supérieur hiérarchique. D’abord, l’attaque sur Srebrenica, à la préparation de laquelle il a participé, n’était pas illégale en tant que telle. Mais surtout, selon la défense, le Général Krstic n’est devenu Commandant du Corps de la Drina que le 20 juillet 1995. Il n’a appris les exécutions de masse des Musulmans de Bosnie de Srebrenica qu’après cette date. Il avait en effet été chargé par le Général Mladic de mener l’attaque sur Zepa, et ce dès le 13 juillet au plus tard. Le Général Krstic, continue la défense, avait donc dû changer l’emplacement de son poste de commandement avancé et s’était ainsi retrouvé isolé du point de vue des communications qu’il recevait. Enfin, la défense a indiqué que le Général Krstic n’était en rien impliqué dans le déterrement puis la réinhumation des cadavres.

La Chambre a soigneusement évalué tous ces arguments. La Chambre a examiné scrupuleusement l’ensemble des pièces du dossier et les témoignages, que ce soient ceux de personnels des Nations Unies ou de victimes. La Chambre a pesé méticuleusement les éléments d’information fournis par les écoutes radio. A cet égard, je rappelle que la Chambre n’a pas admis l’enregistrement dans lequel on entendait une voix, qui aurait été celle du K., disant : tuez les tous ! J’insiste sur ce point car il a pu apparaître que cette pièce faisait partie du dossier : cette écoute radio n’est pas admise et n’est pas une pièce à conviction dans le dossier. Mais la Chambre a admis de nombreux autres enregistrements, dont certains sont analysés plus en détail dans le jugement. La Chambre a, enfin, analysé les rapports des experts militaires de l’accusation et de la défense. Et il n’y a aucun doute possible.

Lorsque vous entrez dans Srebrenica, Général Krstic, ce 11 juillet 1995, aux côtés du Général Mladic, vous voyez la ville vide. Vous savez donc que ses habitants ont fui. Vous êtes le Commandant adjoint du Corps de la Drina. Votre Commandant, le Général Zivanovic, est présent lui aussi, de même que de nombreux autres officiers de la VRS. Il a bien fallu que vous vous demandiez où les habitants étaient tous passés, à supposer que vous ne le sachiez pas déjà. Car votre but, selon vos propres déclarations, était de séparer Srebrenica de Zepa et de réduire l’enclave à sa zone urbaine. Il était donc essentiel pour vous de savoir où pouvaient se trouver au moins les forces de la 28ème Division, puisqu’elles n’étaient pas là. On ne vous voit pas, lors de la première réunion à l’Hôtel Fontana, à Bratunac, ce soir du 11 juillet vers 20 heures. Mais on vous voit vers 23 heures lors de la deuxième réunion. Vous dites ne pas avoir noté le cri d’un cochon qui était égorgé à ce moment-là. Mais, puisque vous étiez juste à côté du Général Mladic, vous l’entendez parler d’un ton arrogant, menaçant, aussi bien au Commandant du Dutchbat qu’au ''représentant'' de la population des Musulmans de Bosnie de Srebrenica qui est là ; vous voyez le Général Mladic faire poser sur la table la plaque arrachée de l’Hôtel de Ville de Srebrenica. Vous entendez bien le Général Mladic demander la reddition des forces armées des Musulmans de Bosnie et demander au Commandant du Dutchbat d’organiser le transfert des femmes, des enfants et des personnes âgées de Potocari. Vous êtes là, Général Krstic, le 12 juillet vers 10 heures quand le Général Mladic dit aux responsables de la FORPRONU que ce sont les forces de la VRS qui vont organiser ce transfert, mais qu’ils devront fournir eux-mêmes le carburant nécessaire. Vous entendez bien le ton, encore plus menaçant que la veille, que prend le Général Mladic pour s’adresser à ceux qui vous le savez font fonction de représentants de la communauté des Musulmans de Bosnie de Srebrenica. Vous donnez des ordres pour que des bus et autres moyens de transport arrivent rapidement à Potocari. Vous savez, au moins depuis tôt le matin du 12 juillet, qu’une importante colonne de Musulmans de Bosnie essaie de franchir la route de Bratunac à Konjevic Polje. En tout cas, vous savez que la colonne monte vers le nord et, donc, elle ne présente aucun danger pour la suite de vos opérations sur l’autre zone protégée des Nations Unies que vous vous préparez à attaquer. Vous êtes à Potocari en train de donner une interview lorsque les premiers bus arrivent. Vous êtes là lorsque l’on commence à séparer les hommes des femmes, des vieillards et des enfants. Vous ne pouvez pas ne pas voir dans quel état physique ils se trouvent. Vous ne pouvez pas ignorer ces hommes que l’on conduit vers le bâtiment qu’on a appelé la Maison Blanche et qui hurlent sous les coups qu’ils reçoivent. Le 13 juillet, conformément aux ordres que vous avez reçus du Général Mladic, vous vous concentrez sur la préparation de l’attaque sur Zepa. Mais vous recevez régulièrement des informations.

Vous savez que lorsque les bus arrivent à la limite de la zone sous contrôle des Musulmans de Bosnie, des soldats du Corps de la Drina en font descendre les hommes qui ont pu y chercher refuge. Le soir du 13 juillet, vous savez que des milliers d’hommes de la colonne ont été capturés. Le soir du 13 juillet, je dis bien le 13 juillet, vous prenez le commandement du Corps de la Drina et, vers 20h30, vous signez votre premier ordre en qualité de Commandant de ce Corps. Le 14 juillet, vous lancez l’attaque sur Zepa. Mais vous restez parfaitement informé des événements qui se déroulent dans la zone au nord de la ville de Srebrenica. Dans la nuit du 14 au 15 juillet, des troupes de la Brigade de Zvornik (une des Brigades du Corps de la Drina) remontent de Zepa vers Srebrenica et vous connaissez les raisons qu’elles ont de le faire. Le 15 juillet au matin, le Chef de la Sécurité au Grand Etat Major, vous appelle et vous demande votre aide pour traiter ''3.500 paquets''. Des paquets, Général Krstic, vous savez très bien ce que cela veut dire. Des ''paquets'', ce sont des Musulmans de Bosnie à exécuter. Vous manifestez votre mécontentement. Ce même officier vous dit que les forces du MUP, la police du Ministère de l’intérieur, ne veulent pas (ne veulent plus) le faire. Vous dites que vous allez voir ce que vous pouvez faire. Le 16 juillet, des hommes qui sont vos subordonnés, des hommes de la Brigade de Bratunac, participent aux exécutions massives à la Ferme militaire de Branjevo. Le 16 juillet, le Chef de la Sécurité du Corps de la Drina, dont vous êtes le Commandant, continue de vous informer sur la situation. Vous avez affirmé devant la Chambre que, par la suite, vous avez voulu prendre des mesures à l’encontre de cet officier mais que, par peur de représailles contre vous même, ou contre votre famille surtout, vous y avez renoncé. Mais la Chambre n’a rien trouvé qui puisse confirmer vos dires. Et pas un seul soldat du Corps de la Drina n’a été puni pour le meurtre d’un ou plusieurs Musulmans de Bosnie. Au contraire. Rien ne permet d’établir que vous ayez participé aux activités destinées à cacher les massacres et, pour cela, aux opérations de déterrement puis de réenfouissement des cadavres. Mais comment peut-on imaginer que des activités nécessitant des moyens aussi importants, notamment de gros engins, aient pu rester inconnues de vous ?
En tout état de cause, on vous voit, Général Krstic, être félicité pour votre action à Srebrenica. On vous voit juste à côté du Général Mladic quand, au mois de décembre 1995, une cérémonie est organisée pour le Corps de la Drina. Enfin, Général Krstic, vous soutenez le Général Mladic contre le Président Karadzic quand ce dernier cherche à démettre le Général Mladic.
GENERAL KRSTIC,VEUILLEZ VOUS LEVER

Que vous soyez un militaire professionnel aimant son métier, la Chambre ne le conteste pas. Que vous n’auriez pas, de vous même, décidé de passer par les armes des milliers de civils et de personnes désarmés, la Chambre peut l’admettre : il est vraisemblable que c’est un autre que vous qui a décidé d’ordonner l’exécution de tous les hommes en âge de combattre.

Mais il n’en demeure pas moins que vous êtes coupable, Général Krstic.

Vous êtes coupable d’avoir en toute connaissance de cause participé au transfert forcé organisé des femmes, des enfants et des vieillards qui se trouvaient à Srebrenica lors de l’attaque lancée le 6 juillet 1995 sur cette zone protégée des Nations Unies. Vous êtes coupable du meurtre de milliers de Musulmans de Bosnie entre le 10 et le 19 juillet 1995, qu’il s’agisse des meurtres commis de manière sporadique à Potocari ou des meurtres planifiés sous forme d’exécutions massives. Vous êtes coupable des souffrances incroyables endurées par les Musulmans de Bosnie, qu’il s’agisse de ceux qui se sont retrouvés à Potocari ou des survivants des exécutions. Vous êtes coupable de ces persécutions subies par les Musulmans de Bosnie de Srebrenica.

Vous êtes coupable, sachant que les femmes, les enfants et les vieillards de Srebrenica avaient été transférés, d’avoir adhéré au plan d’exécution massive de tous les hommes en âge de combattre. Vous êtes, donc coupable, Général Krstic, de génocide.

Pour déterminer la peine que vous méritez, nous avons naturellement pris en compte l’extrême gravité du crime. Mais nous avons également voulu marquer qu’il y a certainement, au regard des crimes commis sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, des personnes dont la responsabilité individuelle est bien supérieure à la vôtre.

Je souhaiterai faire ici une remarque personnelle. Kant disait que « si la justice est méconnue, la vie sur cette terre n’aura aucune valeur ».

Je considère qu’il est essentiel de faire la part de ce qui pourrait être une responsabilité collective de ce qui est une responsabilité individuelle. Le Tribunal n’est pas destiné à traiter d’une éventuelle responsabilité collective. Ce qui m’intéresse dans chacun des procès que j’ai à juger dans cette enceinte, c’est de vérifier si les éléments de preuve qui nous ont été soumis permettent de déclarer un accusé coupable. Je veux juger un accusé. Je ne juge pas un peuple. Oui, il y a eu en ex-Yougoslavie des attaques contre des populations civiles. Oui il y a eu des massacres, des persécutions. Oui certains de ces crimes ont été commis par des forces serbes. Mais, pour paraphraser les mots d’un grand humaniste, j’estime que ce serait insulter le peuple serbe et trahir la notion de société civile que d’assimiler ce mal à l’identité serbe. Il serait cependant tout aussi monstrueux de ne donner aucun nom à ce mal, car cela pourrait être offensant pour les Serbes.

En juillet 1995, Général Krstic, vous avez adhéré au mal.

C’est pour cela qu’aujourd’hui cette Chambre vous condamne et prononce à votre encontre la peine de 46 ans d’emprisonnement. L’audience est levée.

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Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie
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