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Abdulah Ahmić

 

Il m’a demandé de faire deux pas en avant et m’a tiré dans la tempe […] Il m’a touché dans la partie gauche de la tête, et la balle est sortie par la joue droite.

 

 

Abdulah Ahmić, Musulman de Bosnie, raconte le massacre dans le village d’Ahmići, en Bosnie centrale, l’un des épisodes de nettoyage ethnique les plus brutaux du conflit. Son frère et son père ont été tués devant lui par des soldats croates et il a survécu à une tentative de meurtre. Il a témoigné les 10 et 11 juin 1999 dans l’affaire concernant Dario Kordić et Mario Čerkez.

 

 

Lire son histoire et son témoignage

Abdulah Ahmić est né à Ahmići, un village de population musulmane et croate situé en Bosnie-Herzégovine centrale. Les Musulmans - qui constituaient la majorité de la population - vivaient dans la partie haute du village. Dans le reste du village, la population était mixte, musulmane et croate. Abdulah Ahmić avait 30 ans à l’époque du massacre dont il a été le témoin.

« J’ai entendu la voix de ma mère, elle pleurait et disait ‘ils ont tué mon mari et mes fils’. Mais il faisait nuit, je ne voyais rien, je n’ai pu qu’entendre. » Il n’a plus jamais entendu la voix de sa mère.

Abdulah Ahmić a expliqué qu’avant le conflit les relations entre Croates et Musulmans d’Ahmići étaient « relativement bonnes ». Cependant, des tensions ont commencé à se faire sentir après les élections de 1990. « Les relations, dans l’ensemble, ont changé, mais principalement en raison des Croates, c’est ce qu’on a conclu, parce qu’ils sont devenus distants. Ils se sont éloignés de nous de plus en plus. »

En 1992, Abdulah Ahmić a commencé à remarquer que de nombreux soldats du HVO (Conseil de défense croate) empruntaient la route régionale entre Busovača et Vitez, près de chez lui. Des soldats du HVO se sont également installés dans le village d’Ahmići, où il n’y avait pourtant pas de caserne.

Vers cette époque, des Musulmans de Bosnie ont formé la Défense territoriale (TO), composée d’habitants du secteur qui se sont organisés pour contrer une éventuelle attaque serbe. Quelque 200 hommes ont rejoint la TO – dont une centaine venaient d’autres villages. Certains hommes disposaient d’armes et de tenue de camouflage, d’autres non. Abdulah Ahmić et son frère Muris ont rejoint la TO, et Muris en est devenu le commandant à Ahmići.

Le 19 octobre 1992 au soir, la TO d’Ahmići a dressé un barrage sur la route entre Busovača et Vitez, afin d’empêcher des unités du HVO de traverser le village pour atteindre Novi Travnik. Ils avaient appris que le HVO rassembleraient un grand nombre de ses hommes à Kakanj et Busovača, avant de se rendre à Novi Travnik, où un conflit ouvert avait éclaté entre les Croates et les Musulmans.

Plus tard dans la soirée, Abdulah Ahmić a appris que quatre membres de la police militaire du HVO avait été arrêtés au barrage, désarmés, et renvoyés à Vitez. Quelques heures plus tard, Abdulah Ahmić a entendu dire que Dario Kordić - dirigeant croate de Bosnie condamné plus tard par le Tribunal - aurait menacé Muris Ahmić, en lui disant : « Lève ce barrage où vous allez brûler, vos maisons vont brûler et vous allez être tués. »Les Musulmans n’ayant pas levé le barrage, les Croates ont attaqué Ahmići le lendemain matin vers six heures; des maisons et des étables ont été détruites par des bombes. La mosquée du village a été bombardée et son minaret a été touché. Une soixantaine d’hommes armés ont combattu pour essayer de défendre le village et Abdulah Ahmić procédait, dans le chaos qui régnait, à l’évacuation des civils.

L’attaque s’est poursuivie jusqu’à deux heures de l’après-midi. À ce moment-là, les membres de la TO qui tenaient le barrage se sont retirés, n’ayant plus de munitions, et les forces croates ont pris le barrage. Le HVO a confisqué un grand nombre d’armes de la TO, restreignant leur présence à la partie haute d’Ahmići. Les forces croates se sont installées dans la partie basse de la ville. Peu après, Muris a quitté sa fonction de commandant de la TO, regrettant de n’être pas en mesure de défendre Ahmići.

À partir de ce moment, et jusqu’à la fin du mois d’avril 1993, Abdulah Ahmić a remarqué que les forces du HVO basées à Ahmići étaient de plus en plus armées et de plus en plus nombreuses, et que le HVO avait établi une caserne dans un restaurant qui se trouvait aux abord immédiats de la ville. Abdulah Ahmić pensait en outre que d’autres troupes du HVO se cachaient dans les bois près de chez lui. Les tensions entre la population musulmane et croate se sont faites de plus en plus vives et Abdulah Ahmić a été témoin d’actes de violence à Ahmići et dans la ville voisine de Vitez. « À Vitez, la situation était incroyable. Je me souviens y avoir passé une nuit, et il y avait beaucoup de bruit, des bris de verre, des coups de feu, la situation était terrible à l’époque, et notamment à Vitez. Ils détruisaient des magasins appartenant à des Bosniaques. Dans le village d’Ahmići, ils tiraient souvent sur des maisons et faisaient exploser des voitures. On n’entendait des explosions dont on ignorait la cause et qui nous inquiétaient, et ainsi de suite… » Le HVO a dressé de nombreux postes de contrôle où, a rapporté Abdulah Ahmić « ils pillaient des biens privés et empêchaient les gens de passer, notamment les Bosniaques. »

Cependant, le 12 avril 1993 ou vers cette date, Abdulah Ahmić a remarqué qu’un calme sinistre s’était abattu sur le village d’Ahmići. Inquiet, il pensait que cette tranquillité était dû au fait que le HVO cherchait à dissimuler une attaque imminente. Ce qu’il craignait s’est vérifié par la suite.

Le 16 avril 1993, Abdulah Ahmić a été réveillé à 5h30 du matin par des tirs d’artillerie. Il a regardé à l’extérieur et vu que des soldats croates entouraient la maison de son voisin et tentaient d’y mettre le feu en répandant de l’essence. Il a ensuite entendu l’un d’entre eux, un Croate d’Ahmići, appeler les soldats, et il les a conduits directement vers sa maison. Abdulah Ahmić était au rez-de-chaussée avec son père, sa mère, et ses trois sœurs. Son frère Muris était au sous-sol.

Puis Abdulah Ahmić a entendu une explosion, suivie de deux coups de feu. Les soldats du HVO ont frappé de grands coups contre la porte et on tiré dessus. « Ils ont commencé par tirer des coups de feu sur la porte, puis ils nous ont dit de sortir, et mon père et moi avons ouvert la porte. »

Tout brûlait autour de lui et les flammes étaient sur le point de l’atteindre. Les soldats ont vu qu’il n’était pas mort et il les a entendu décider d’aller chercher de la dynamite pour faire sauter la maison.

Quand il a ouvert la porte, Abdulah Ahmić a vu que les soldats s’étaient peints le visage et portaient des uniformes de camouflage, des gilets pare-balles et des bandeaux bleu clair autour de leurs manches. Ils ont demandé à Abdulah Ahmić de lui remettre toutes les armes qu’il y avait dans la maison ; il leur a donné une grenade, la seule arme dont il disposait. Faisant allusion à un récent massacre de personnes croates, les soldats lui ont demandé s’il savait ce que « les siens » avaient fait dans les villages de Dusina et Nezerovići. Il leur a demandé de quoi il parlait, mais aucun soldat ne lui a répondu, se contentant de répéter la question.

Un soldat plus âgé a ordonné à un jeune soldat de surveiller la mère et les trois soeurs d’Abdulah Ahmić. Ce dernier a vu que son frère Muris était couché sur le sol; il a réalisé que les soldats l’avaient abattu. Son père a éclaté en sanglots en voyant son fils mort. « Le soldat lui a donné l’ordre [à mon père]. Il était juste à côté de mon frère Muris. Il lui a dit de faire deux pas en avant, il a eu beaucoup de peine à le faire, suite à quoi il lui a tiré dans la tempe deux coups de feu».

Le soldat a ensuite ordonné à Abdulah Ahmić de faire deux pas en avant, puis il lui a tiré une balle dans la tempe. Au dernier instant, Abdulah Ahmić a légèrement bougé la tête ; grâce à ce mouvement, la balle est entrée par sa tempe gauche et ressortie par sa jour droite. Bien que grièvement blessé, il a survécu. Terrifié à l’idée qu’on lui tire dessus à nouveau, il est tombé et a feint d’être mort.

Il est resté immobile pendant une ou deux minutes. Il a furtivement regardé le visage de sa mère et de ses sœurs, qui se tenaient pâles dans l’entrée, sachant qu’il ne pouvait rien faire pour leur venir en aide. C’était la dernière fois qu’il les voyait. Les soldats sont partis, le croyant mort.

Lorsqu’il a su qu’il était seul, il s’est relevé et a couru jusqu’à la route principale, espérant intercepter un convoi des Nations Unies qu’il avait vu auparavant, et leur demander de l’aide. Mais en arrivant sur la route, il a vu que des soldats croates couraient dans sa direction. Sachant qu’il devait se cacher, il a rampé dans un fossé au bord de la route. Il y est resté l’essentiel de la journée, s’immergeant parfois presque complètement dans l’eau pour ne pas être vu des soldats qui passaient su la route au-dessus de lui. Il a vu des soldats qui portaient les insignes du HVO, du HV (l’Armée de la République de Croatie), et de l’HOS (Forces de défense croate) vêtus de noir et probablement venus de Varaždin, en Croatie. Il a également vu des hommes de l’unité spéciale « Vitezovi » (« Les Chevaliers »). Il a également vu des hommes qui portaient des ceintures blanches, et qui selon lui faisaient partie de la police militaire. Il a reconnu certains soldats, des hommes qu’il connaissait d’avant la guerre et savait que certains d’entre eux étaient affiliés à un groupe armé. Il n’a vu aucun représentant de l’ONU.

Le soir tombé, Abdulah Ahmić avait très froid et il était trempé. Sa blessure enflait. Il a rampé hors de sa cachette et a vu que de nombreuses maisons du village étaient en train de brûler. Il a remarqué qu’apparemment, aucune des maisons détruites n’appartenait à des Croates. Cherchant un abris et de la chaleur, il est entré dans une maison qui avait été incendiée mais dont certaines parties n’avaient pas encore brûlées.

Il s’est vite rendu compte que sa nouvelle cachette n’était pas sûre. Des soldats s’activaient à l’extérieur. Il a relaté un moment de cette nuit-là: « J’ai entendu la voix de ma mère, elle pleurait et disait ‘ils ont tué mon mari et mes fils’. Mais il faisait nuit, je ne voyais rien, je n’ai pu qu’entendre. » Il n’a plus jamais entendu la voix de sa mère. Il a appris par la suite qu’elle avait été tuée, avec ses trois sœurs, dans une maison de la partie haute d’Ahmići. Il l’a appris en voyant une interview sur CNN, dans laquelle le chef de bataillon Bob Stewart disait qu’une femme et ses filles avaient été tuées dans cette maison. Abdulah Ahmić a dit au Tribunal : « Comme je savais qu’à Ahmići aucune autre femme, mère de plus d’une fille, n’aurait pu être tuée, j’ai compris qu’il s’agissait d’elles. »

Le matin suivant, il a vu deux hommes de la police militaire du HVO se rendre en voiture à la mosquée du village. Peu de temps après, une violente déflagration a retenti et le minaret de la mosquée a été soufflé. Les deux hommes sont alors remontés dans leur voiture et se sont dirigés vers la maison où se cachait Abdulah Ahmić. Il a entendu l’un des soldats qui se trouvaient près de la maison dire au policier: « Mon Commandant, nous avons capturé un Moudjahidin ici, que fait-on de lui ? ». Le Commandant a répondu : « Jette-lui une grenade, tue-le. » Abdulah Ahmić savait que c’était de lui dont ils parlaient.

Les soldatsont obéi à l’ordre, mais Abdulah Ahmić a survécu en se jetant au sol avant que la grenade n’explose. L’explosion lui a fait perdre presque totalement l’audition de l’oreille gauche.

Il a une fois de plus fait semblant d’être mort lorsque les soldats du HVO ont essayé de le voir par les fenêtres de la maison. Tout brûlait autour de lui et les flammes étaient sur le point de l’atteindre. Les soldats ont vu qu’il n’était pas mort et il les a entendu décider d’aller chercher de la dynamite pour faire sauter la maison. Alors que les soldats s’éloignaient, Abdulah Ahmić est parvenu à sortir par la fenêtre et a fait signe de la main à deux de ses voisins croates qui se trouvaient à proximité. Ils l’ont reconnu, l’ont aidé, et l’ont conduit dans un centre de rassemblement, près du village de Žume.

Avec une centaine de personnes, essentiellement des femmes, des enfants et des hommes âgés, Abdulah Ahmić a été conduit à pied jusqu’à un centre de rassemblement établi dans l’école élémentaire de Dubravica. Dans ce centre, les hommes étaient rassemblés dans le gymnase, avec des femmes qui n’avaient pu avoir de place dans les quartiers qui leur étaient réservés. Il a entendu une femme raconter à son mari qu’elle avait été violée dans le centre de rassemblement. Il allait entendre dire par la suite que de nombreuses femmes y avaient été violées. Il a rapporté également que des détenus avaient été forcés de creuser des tranchées près du centre.

Cinq jours après son arrivée au camp, Abdulah Ahmić a été enregistré par un délégué de la Croix Rouge et a bénéficié d’un examen médical. Une équipe de télévision de la chaîne CBS lui a également rendu visite. Abdulah Ahmić a finalement été transféré hors de Dubravica.

Même après la guerre, il n’est jamais retourné dans son village.
 

Abdulah Ahmić a témoigné les 10 et 11 juin 1999 au procès de Dario Kordić, membre de la Présidence de la Communauté croate de Herceg-Bosnia, et de Mario Čerkez, commandant de la brigade du HVO de Vitez. Ils ont reçu leur peine finale le 17 décembre 2004. Dario Kordića été condamné à 25 ans d'emprisonnement pour violations des lois ou coutumes de la guerre, infractions graves aux Conventions de Genève et Crimes contre l'Humanité. Il a été établi, entre autres, que Dario Kordić faisait partie des dirigeants qui ont autorisé l'attaque d' Ahmići le 16 avril 1993, au cours de laquelle au moins une centaine de civils musulmans de Bosnie ont été tués, dont 11 enfants et 32 femmes. Mario Čerkez a été condamné à une peine de six ans d'emprisonnement pour crimes contre l'humanité. Il a été reconu coupable, entre autres crimes, d'avoir persécuté et emprisonné illégalement des civils musulmans de Bosnie de la municipalité de Vitez. Il a été acquitté de toutes les charges relatives au massacre d' Ahmići, la Chambre de première instance ayant conclu que les troupes sous son commandement n’avait pas participé à cette attaque et au massacre qui s’en est suivi (conclusion confirmée par la Chambre d'appel).

> Lire le témoignage complet d'Abdulah Ahmić (en anglais)

 

 

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