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Mehmed Alić

 

Je me suis mis à crier, à hurler. Je voulais le défendre, le protéger. Ils m’ont dit : 'Allez fiche le camp. On te tranchera la gorge aussi.'

 

 

Mehmed Alić, Musulman de Bosnie, victime du camp d’Omarska, raconte comment il a essayé de protéger son fils Enver alors que des soldats serbes s’apprêtaient à lui infliger des sévices. Il a témoigné les 23 et 24 juillet 1996 au procès de Duško Tadić.

 

 

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Lorsque la guerre a éclaté au printemps de 1992, Mehmed Alić était un fermier de 69 ans et habitait dans le village de Kamičani, dans la municipalité de Prijedor, en Bosnie-Herzégovine. Sa femme avait 75 ans, et ils avaient six enfants : Hatemina, Enver, Envera, Sedika, Ekrem et Nasiha.

Ces hommes avaient été complètement dénudés et leurs corps étaient noirs à cause des coups qu’ils avaient reçus. « Ils n’avaient plus figure humaine», a déclaré Mehmed Alić. Il a ajouté qu’après les avoir vus, il n’a pas pu manger un seul morceau de pain pendant deux jours. « Je ne pouvais même pas imaginer que des êtres humains puissent infliger de telles souffrances à d’autres êtres humains. »

Le 24 mai 1992, Mehmed Alić se trouvait chez lui avec sa femme, sa fille et ses deux petits-enfants, encore en bas âge, lorsque les forces serbes ont attaqué la ville voisine de Kozarac. Deux jours plus tard, Mehmed Alić et sa famille se sont rendus à Kozarac pour se livrer aux forces serbes.

Des colonnes de gens se trouvaient dans la ville pour se rendre aux forces serbes. Mehmed Alić et sa famille faisaient partie du groupe composé de personnes âgés, de femmes et d’enfants. Ils ont pris l’autocar pour Limenka, près de Kozarac, alors que d’autres s’y sont rendus à pied, en colonne. Des membres des forces serbes les y attendaient, armés, et ils ont donné aux passagers l’ordre de descendre des autocars. Ils se sont emparés de tous leurs biens, ont séparé les hommes musulmans des femmes et les ont fait monter dans les autocars.

Lorsque Mehmed Alić et sa famille sont descendus de l’autocar, l’un des soldats serbes a essayé de parler à sa fille, mais elle ne pouvait ni l’entendre ni lui répondre, car elle était sourde-muette. Mehmed Alić s’est avancé vers le soldat et lui a dit : « Elle ne peut pas parler ». Ce dernier lui a répondu : « Tais-toi ou je te tabasse. »

Alors que Mehmed Alić attendait au bord de la route, il a vu Duško Tadić, futur accusé du TPIY, également connu sous le nom de Dule. Il portait une tenue de camouflage et était en compagnie d’autres policiers. Mehmed Alić était un ami du père de Duško Tadić, qui avait à peu près son âge, et ses fils Enver et Ekrem connaissaient tous deux Duško. Son fils Ekrem, âgé de 37 ans en 1992, avait à peu près le même âge que lui. Ils avaient grandi ensemble et il leur arrivait de prendre un verre ensemble. Lorsque Mehmed Alić passait devant la maison du père de Duško Tadić, il échangeait des plaisanteries avec celui-ci. Mehmed Alić a expliqué que les relations entre Serbes et Musulmans à cette époque étaient ainsi : « On ne faisait aucune différence entre Serbes, Musulmans et Croates. Nous étions frères et unis. Ce fut ainsi jusqu’en 1992. »

Mehmed Alić et d’autres personnes âgées sont finalement remontés dans l’autocar et ils ont été conduits à Trnopolje. Là, on leur a dit que ceux qui avaient des amis ou des proches à proximité pouvaient loger chez eux. Mehmed Alić et sa famille se sont rendus dans une maison des environs, où se trouvait une cinquantaine de personnes. Mehmed Alić est retourné plusieurs fois chez lui à Kamičani pour y chercher de la nourriture, car même s’il y en avait à la maison où ils étaient regroupés, elle ne suffisait pas.

Plusieurs voisins serbes de Mehmed Alić, en tenue de camouflage, armés jusqu’aux dents, et qui tenaient un poste de contrôle près de son village, lui ont dit de ne pas y aller et que des opérations de nettoyage avaient lieu dans le voisinage. « Tu prends des risques, m’ont-ils dit, « c’est à toi de décider, mais si tu es capturé, tu es mort. » En chemin, Mehmed Alić a vu des maisons en flammes, et des gens qui n’avaient pas fui, des aveugles ou des vieillards, en train de se faire tuer.

Le 10 juin 1992, lors de son quatrième voyage en quête de nourriture, Mehmed Alić a été capturé par des soldats serbes et conduit au camp d’Omarska, près de Prijedor. Le camp était composé de deux grands bâtiments appelés «le hangar » et « le bâtiment administratif », ainsi que de deux bâtiments plus petits, « la maison blanche » et « la maison rouge », séparés par une zone bétonnée, qu’on appelait la « pista ».

À son arrivée, il a été conduit au quartier général du camp. On l’a mis contre un mur et il a été battu et insulté par trois soldats. Ces derniers l’ont giflé, frappé à coups de crosse de fusil et lui ont donné un coup de pied dans les parties parce qu’il refusait d’écarter les jambes.

Pendant quatre jours et trois nuits, Mehmed Alić a dû rester sur la pista. Puis il a été emmené dans la pièce 15, située dans le hangar. Alors qu’il était encore sur la pista, il a vu son fils Enver, âgé à l’époque de 44 ans. Dans la pièce 15, Mehmed Alić a pu parler à son fils, qui se trouvait derrière une porte. « Eno » (c’est ainsi que Mehmed Alić l’appelait) lui a demandé comment allaient ses enfants et ce qu’il était advenu d’Ekrem. À Trnopolje, Mehmed Alić avait appris qu’Ekrem avait été tué.

Mehmed Alić a indiqué qu’il avait du mal à décrire les conditions qui régnaient dans ce camp, car elles ne ressemblaient à rien de ce qu’il avait vu dans sa vie, bien qu’il ait connu les camps de prisonniers durant la seconde guerre mondiale : « En 1942 et en 1945, j’étais dans un camp. Mais celui-ci, c’était inimaginable. Ce n’était pas un camp ; c’était un camp de la mort. » Il a également déclaré que les détenus étaient régulièrement sortis des bâtiments et passés à tabac. Certains étaient jetés plus tard dans la pièce et d’autres ne sont jamais revenus.

« J’ai perdu mon deuxième fils. Ils ont tué mon fils. » Mehmed Alić n’a jamais revu Enver vivant.

Une nuit, lorsque les soldats serbes ont fait sortir les prisonniers pour les laver au jet, Mehmed Alić a vu les conditions dans lesquelles une vingtaine d’hommes étaient détenus dans la « maison blanche ». Ces hommes avaient été complètement dénudés et leurs corps étaient noirs à cause des coups qu’ils avaient reçus. « Ils n’avaient plus figure humaine», a déclaré Mehmed Alić. Il a ajouté qu’après les avoir vus, il n’a pas pu manger un seul morceau de pain pendant deux jours. « Je ne pouvais même pas imaginer que des êtres humains puissent infliger de telles souffrances à d’autres êtres humains. »

Quatre ou cinq jours plus tard, après que Mehmed Alić a été transféré dans la pièce 15, des soldats serbes lui ont demandé de sortir et de retrouver son fils Enver. Mehmed Alić n’a pas répondu immédiatement. Lorsqu’il a entendu son nom au troisième appel, un soldat serbe a dit : « […] C’est le plus vieux et je le reconnaîtrai ; je tuerai 20 hommes pour lui. » Les prisonniers lui ont dit : « Meho, ne soit pas fou. Tu dois sortir. » Il est donc sorti.

Un soldat se tenait à la porte, un fusil automatique à la main. Il l’a frappé avec son fusil, mais maladroitement, et lui a ordonné de descendre les escaliers et d’aller au hangar, mains en l’air et tête baissée. En chemin, aux côtés de trois soldats, il a vu Emir Karabašić, un codétenu, assis sur une table, les jambes ballantes. Son corps ensanglanté était couvert d’entailles. Emir Karabašić tremblait, alors qu’on lui versait de l’eau dessus.

Mehmed Alić a eu un sursaut en le voyant et un soldat s’est mis alors à crier : « Alors tu le connais. Eh bien tu vas le connaître, espèce d’enculé ». Un soldat lui a alors asséné un coup de crosse de fusil dans les reins, tandis qu’un autre l’a frappé sur la tête avec le plat de la lame de son couteau, lui laissant une cicatrice qu’il avait encore le jour où il a témoigné devant le TPIY, environ quatre ans plus tard.

Le soldat a conduit Mehmed Alić à l’endroit où se trouvait son fils et lui a demandé d’aller le chercher. Mehmed Alić a monté les escaliers. Il a trouvé Enver, secoué de tremblements. Enver ne voulait pas sortir, mais Mehmed Alić lui a dit qu’il n’avait pas le choix. « Ils m’ont dit que si tu les obligeais à t’appeler encore une fois, ils allaient te tuer. » Enver a enfilé une veste en cuir que quelqu’un lui avait donnée pour amortir les coups.

Au pied de l’escalier, un soldat attendait Mehmed Alić et un autre, Enver. Ils ont fait quelques pas et l’un d’entre eux a demandé à Enver de s’allonger par terre. Ce dernier s’est mis à plat ventre et le soldat lui a donné un coup au côté gauche avec son pied droit. Mehmed Alić a dit qu’Enver avait poussé un cri de douleur. « Je me suis mis à crier, à hurler. Je voulais le défendre, le protéger. Ils m’ont dit : “Tire-toi. On va lui couper la gorge”. Les deux soldats se sont emparés de mon fils qui m’a dit : “Papa, occupe- toi des enfants”. »

Tandis qu’on emmenait Mehmed Alić, il entendait son fils se faire rouer de coups dans le hangar et hurler : « Dule, qu’est-ce que je t’ai fait ? Pourquoi tu me frappes ?»

À son retour à la pièce 15, les codétenus de Mehmed Alić lui ont demandé : « Meho, que se passe-t-il ? » Il a répondu : « J’ai perdu mon deuxième fils. Ils ont tué mon fils. » Mehmed Alić n’a jamais revu Enver vivant.

Mehmed Alić a été transféré au camp de Manjača le 6 août et remis en liberté le 26 août 1992.
 

Mehmed Alić a témoigné les 23 et 24 juillet 1996 au procès de Duško Tadić, président du comité central du Parti démocratique serbe de Kozarac. La Chambre de première instance était convaincue que Duško Tadić était présent dans le hangar au camp d’Omarska lorsqu’Enver Alić avait été sommé de sortir puis roué de coups. Elle l’a reconnu coupable de violations des lois ou coutumes de la guerre et de crimes contre l’humanité pour avoir pris part à ces sévices. Pour ces crimes et pour d’autres encore, le Tribunal a condamné Duško Tadić à 20 ans d’emprisonnement.

> Lire la version intégrale de la déposition de Mehmed Alić

 

 

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