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Le Tribunal Pénal International et la Commission vérité et conciliation en Bosnie-Herzégovine.

Communiqué de presse PRESIDENT

(Destiné exclusivement à l'usage des médias. Document non officiel)

La Haye, 17 mai 2001
CC / S.I.P/ 591-f 
 

Le Tribunal Pénal International et la Commission vérité
et conciliation en Bosnie-Herzégovine. 

Veuillez trouver ci-dessous le texte intégral de l’allocution prononcée le 12 mai 2001 à Sarajevo par le Juge Claude Jorda, Président du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie.

C’est un grand honneur pour moi de prendre la parole à l’occasion de cette conférence consacrée à la création d’une Commission vérité et réconciliation en Bosnie-Herzégovine. Je vous suis très reconnaissant de m’avoir invité et d’avoir dès l’origine associé le Tribunal international au déroulement de vos travaux. Ma présence, ainsi que celle à mes côtés de M. Gavin Ruxton, Représentant du Bureau du Procureur, témoignent de l’importance que nous attachons à votre initiative. Les commentaires sur votre projet de loi que nous vous avons fait parvenir dernièrement en sont une autre preuve .

En guise de remarque préliminaire, je tiens à souligner qu’il ne m’appartient pas, en tant que Président du Tribunal pénal international, de me prononcer sur l’opportunité ou sur la légitimité politique de créer une telle Commission. Il s’agit là d’une initiative nationale qui relève de votre compétence souveraine. Elle ne peut toutefois pas faire complètement abstraction du contexte international au sein duquel elle s’inscrit, en particulier des accords de paix de Dayton signés à Paris le 14 décembre 1995 et de la résolution 827 du Conseil de sécurité des Nations unies créant le Tribunal international votée à New York le 25 mai 1993.

En ma qualité de Président du Tribunal pénal international, j’ai considéré qu’il était de mon devoir de veiller à ce que cette initiative nationale ne nuise pas à la mission du Tribunal et soit en conformité avec les pouvoirs que lui a conféré le Conseil de sécurité. J’ai également jugé utile de réfléchir à l’établissement d’un système de réconciliation qui soit complémentaire de l’action du Tribunal international et qui permette de contribuer plus efficacement à la reconstruction d’une unité nationale, sans laquelle il ne saurait y avoir ni démocratie, ni paix profonde et durable.

Dans cet esprit, je commencerai par rappeler brièvement quelles sont les finalités poursuivies par le Tribunal international, et surtout, quelles sont les limites à son action. Ce qui me permettra d’examiner les fonctions que devrait théoriquement exercer la Commission vérité et réconciliation pour compléter, et au besoin renforcer, le Tribunal international dans sa mission de réconciliation. A la lumière de ces considérations générales, je vous ferai ensuite part de mes observations plus spécifiques sur le projet de loi, lequel constitue une avancée importante, mais semble toutefois donner à la Commission des pouvoirssimilaires à ceux qu’exerce le Tribunal international, empiétant donc, à mon sens, sur certains aspects de son mandat.

1) La Commission vérité et réconciliation doit être un organe complémentaire de l’action du Tribunal international

Selon la résolution 827 du Conseil de sécurité, le Tribunal international doit réprimer les violations graves du droit international humanitaire perpétrées sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 en vue de contribuer à la restauration et au maintien de la paix. Sa mission est, en d’autres termes, de promouvoir la réconciliation par la poursuite, le jugement et le châtiment des auteurs de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocides. En effet, en individualisant la responsabilité des personnes qui ont commis ces crimes, le Tribunal international doit empêcher que des groupes entiers - dits nationaux, ethniques ou religieux - soient stigmatisés et que d’autres recourent à la vengeance pour se faire justice. Il doit mettre hors d’état de nuire les grands criminels de guerre et éviter qu’ils entretiennent un climat de haine et un nationalisme virulent, sources d’inévitables guerres futures. En entendant publiquement et solennellement les victimes, il doit apaiser leur souffrance et les aider à se réinsérer dans une société réconciliée. Enfin, en établissant la vérité judiciaire, le Tribunal international doit permettre à la société de se constituer autour d’elle et prévenir ainsi tout révisionnisme historique.

L’ « action pacificatrice » du Tribunal international n’en demeure pas moins limitée. Premièrement, il ne peut pas juger tous les auteurs des violations graves du droit humanitaire perpétrées au cours d’un conflit qui a duré plus de cinq années. Comme vous le comprendrez aisément, cela ne serait matériellement pas possible et surtout nécessiterait bien trop de temps. Ce qui risquerait à terme d’affecter la fiabilité des témoignages et porterait atteinte à la crédibilité du Tribunal international. Celui-ci devrait donc idéalement juger en priorité les principaux responsables politiques et militaires, c’est-à-dire ceux qui, par les hautes fonctions qu’ils ont exercées et la gravité des faits qui leur sont reprochés par le Procureur, ont réellement mis en danger l’ordre public international. Deuxièmement, le Tribunal international ne peut pas entendre toutes les victimes qui se comptent par dizaines de milliers. Seules les victimes considérées comme utiles à l’établissement de la vérité sont invitées à témoigner devant lui, sans toutefois qu’elles puissent réclamer l’indemnisation de leurs dommages. Troisièmement, le Tribunal international ne doit pas analyser l’ensemble des causes historiques, politiques, sociologiques ou économiques qui ont concouru à la survenance des événements de guerre. Il n’examine ces événements que sous l’angle particulier de la responsabilité criminelle de leurs auteurs. Enfin et quatrièmement, le Tribunal international ne peut faire à lui seul tout le travail de mémoire qu’exige la reconstruction d’une identité nationale.

Son action doit donc être d’abord relayée par l’activité des juridictions nationales qui, d’ailleurs, se sont déjà attachées à remplir leur mission. Elle peut également s’accompagner d’initiatives - comme l’institution d’une Commission vérité et réconciliation - qui émanent de la société civile et qui sont principalement destinées à retisser progressivement le lien social et à reconstituer ce que j’appellerais le « vouloir vivre ensemble ».

Mais comment le travail d’une Commission peut-il compléter « l’śuvre pacificatrice » du Tribunal international ? Permettez-moi de reprendre tour à tour les quatre limites à son action que je viens d’évoquer et d’examiner par rapport à chacune d’elle quels sont les rôles que la Commission devrait à mon sens jouer pour y parvenir.

Première limite à l’action du Tribunal international : le sort des « exécutants-subalternes ». Dès lors qu’ils ne constituent pas une priorité du Tribunal international, les exécutants devraient, me semble-t-il, être incités à participer volontairement au travail de la Commission vérité et réconciliation et, le cas échéant, à avouer leurs crimes devant elle. De tels aveux ont en effet une valeur symbolique importante et favorisent la réconciliation nationale : ils sont la preuve indubitable de la commission de crimes de masse et constituent une forme de reconnaissance de la douleur des victimes. Mais ces aveux ne doivent en aucune manière déboucher sur une amnistie comme ce fut, par exemple, autorisé devant la Commission vérité et réconciliation instituée en Afrique du Sud à la fin de l’apartheid. En effet, l’amnistie se heurte à des problèmes éthiques fondamentaux, porte atteinte à la mission même du Tribunal international et remet en question un acquis majeur de ces dernières années : le refus de l’impunité pour des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des génocides. Elle conduirait de surcroît à une dualité de traitement entre les principaux responsables et les exécutants difficilement justifiable au regard des principes universels des droits de l’homme. Mais pour encourager la participation d’ « exécutants-subalternes » au processus de réconciliation nationale, peut-être faudrait-il que la Commission soit autorisée à émettre des recommandations à l’attention des procureurs locaux, voire dans certains cas, du Procureur du Tribunal international, sur les suites à donner aux poursuites diligentées à l’encontre de personnes ayant avoué tous leurs crimes devant elle. Bien qu’il soit peu probable que de telles recommandations réussiront à convaincre le Procureur de retirer un acte d’accusation à l’encontre d’un accusé de haut niveau, celles-ci pourraient toutefois être prises en compte à titre de circonstance atténuante au moment de la détermination de la peine.

Deuxième limite à l’action du Tribunal international : la réparation des dommages causés aux victimes. La Commission vérité et réconciliation me paraît avoir un rôle fondamental à jouer sur le plan de la réparation des dommages causés aux victimes qui, comme je l’ai dit, ne constitue pas une priorité du Tribunal international. Après avoir recueilli les dépositions d’un grand nombre de victimes - qui doivent bien entendu être issues des différentes origines ethniques, politiques ou religieuses - et consigné leur témoignage dans une base de données, la Commission devrait pouvoir proposer aux autorités politiques des formes de réparation symboliques qui rendent compte de la nature collective des dommages causés par la guerre. Je pense notamment à la mise en place de programmes éducatifs, à l’érection de musées-mémoriaux, à la constitution d’archives filmées destinées, par exemple, à fabriquer des matériaux multimédias. Un fonds d’indemnisation devrait être également mis à la disposition de la Commission pour qu’elle puisse adresser les besoins les plus urgents des populations touchées par le conflit.

Troisième limite à l’action du Tribunal international : l’analyse de toutes les causes de la guerre. Une manière de compléter l’action du Tribunal à cet égard est de permettre à la Commission d’analyser en détail, à la suite des auditions auxquelles elle aura procédé, les causes historiques, politiques, sociologiques ou économiques des fractures de la société bosniaque qui ont entraîné le conflit. Ce travail d’analyse doit être conduit dans un objectif avant tout pédagogique : éduquer les générations actuelles et futures et leur donner une leçon d’histoire. Il pourrait également aboutir à la mise en śuvre d’un programme de mobilisation nationale. Mais ce travail ne doit en aucun cas conduire la Commission à déterminer, comme le Tribunal international, la responsabilité criminelle des auteurs des crimes de guerre et à réprimer leurs actes.

Quatrième limite à l’action du Tribunal international : la réalisation d’un travail de mémoire complet. La Commission vérité et réconciliation devrait être également un forum ouvert à tous, relayé par les médias, de débats collectifs sur les événements passés - forum qui aurait pour objectif ultime de faire émerger une mémoire de la guerre qui soit collective, c’est-à-direpartagée par tous les citoyens de Bosnie-Herzégovine, qu’ils soient serbes, bosniaques ou croates. Je suis convaincu que de tels débats pourraient aider à recréer progressivement l’unité nationale sans laquelle il ne saurait y avoir de démocratie dans les Balkans.

Je conclurai ces réflexions en insistant sur les rôles à la fois complémentaire et distinct que la Commission vérité et réconciliation doit jouer par rapport au Tribunal international : certes, les deux institutions seront amenées à examiner la même réalité dans la perspective commune de contribuer à la construction d’une paix profonde et durable mais, à la différence du Tribunal, qui par essence a une approche judiciaire et pénale, la Commission doit aborder son travail dans une perspective pédagogique et historique de reconstruction de l’identité nationale.

2) La Commission vérité et réconciliation ne doit pas avoir un mandat similaire à celui du Tribunal international

Je ne m’attarderai que brièvement sur les observations du Tribunal international concernant le projet de loi. Ces observations qui vous ont été envoyées la semaine dernière et qui se veulent avant tout constructives incluent plusieurs propositions concrètes.

Je tiens seulement à souligner que si je soutiens votre initiative, je suis aussi préoccupé par la version la plus récente du projet de loi qui semble octroyer à la Commission des fonctions et des pouvoirs qui sont à bien des égards similaires à ceux qui relèvent du Tribunal international. La Commission ne semble donc pas être seulement l’organe complémentaire dont je parlais il y a un instant. Je suis également soucieux du fait que le projet de loi ne définit pas clairement les obligations de la Commission envers le Tribunal international.

Je relève, par exemple, que le vocabulaire repris dans ce texte de loi - souvent proche de celui utilisé dans le Statut du Tribunal international - sous-entend que la Commission vérité et réconciliation exercera des fonctions juridictionnelles qui appartiennent exclusivement au Tribunal. Des termes très importants, car ils servent à définir les objectifs (article 2) et les tâches (article 6) de la Commission, comme « établir les causes, la nature et l’étendue des violations des droits de l’homme » ou « établir les responsabilités politique et morale des individus S...C » sont empreints de forte connotation judiciaire et lui donnent à mon sens des attributions d’une toute autre nature que celles d’établir les causes générales de la guerre dont je parlais en début d’exposé.

Je remarque également que la Commission semble investie d’un véritable pouvoir d’investigation. Bien que le Procureur n’ait pas l’exclusivité en matière d’enquête, celui-ci a néanmoins la primauté sur les juridictions nationales dans ce domaine. Quand bien même la Commission n’est pas liée par ce principe, le projet de loi doit en tenir compte.

Il semble, en outre, que la Commission peut exiger que lui soit remise toute information qu’elle considère utile pour exercer sa mission, ce qui constitue, vous en conviendrez, une atteinte à l’activité du Procureur.

Il en résulte une confusion des rôles exercés par la Commission risquant de s’avérer à terme extrêmement préjudiciable au Tribunal international et de porter atteinte à son indépendance. C’est pourquoi je vous propose de redéfinir les objectifs, les mandats et les tâches de la Commission dans un sens plus conforme à la conception que j’ai évoquée dans la première partie de mon exposé de manière à en faire un organe véritablement complémentaire du Tribunal international.

Je constate par ailleurs que votre texte de loi ne prévoit aucune disposition interdisant l’amnistie des auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, même s’ils ont activement collaboré au travail de la Commission.

Quant à la définition des obligations entre la Commission et le Tribunal international, je propose qu’une disposition prévoit expressément que la Commission n’interférera en rien dans l’activité judiciaire du Tribunal international, lui fournira toutes les informations et documents publics ou confidentiels dont il a besoin, maintiendra des contacts étroits avec ses enquêteurs et autorisera un officier de liaison du Tribunal international à assister à ses auditions.

Permettez-moi de clore cette intervention en vous disant que je suis convaincu du fait que le Tribunal international peut contribuer au processus de réconciliation nationale mais également particulièrement conscient des limites de son action. C’est pourquoi j’accueille avec satisfaction votre projet de création d’une Commission vérité et réconciliation en Bosnie-Herzégovine.

Sachez cependant que l’oeuvre de réconciliation de la Commission serait irrémédiablement remise en cause si les plus hauts responsables politiques et militaires n’étaient arrêtés et jugés par le Tribunal international qu’après l’accomplissement de son travail. Il est donc impératif que la Commission, comme le Tribunal international, accomplissent conjointement leurs missions respectives, ce qui rend nécessaire l’arrestation et le transfert de tous les accusés au Tribunal dans les plus brefs délais.

Puisse la création de la Commission vérité et réconciliation de Bosnie-Herzégovine être avant tout le reflet des préoccupations de l’ensemble des composantes de la société bosniaque et permettre à toutes les victimes de se reconnaître pleinement dans son activité pour retrouver la volonté de vivre ensemble et une raison de construire un avenir en commun.

 

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